Lendemains de conquĂȘte
Charles-Philippe Courtois
Quelles sont les consĂ©quences de la ConquĂȘte selon Lionel Groulx, tant Ă court terme quâĂ long terme ? Quelle importance accorde-t-il spĂ©cifiquement au traitĂ© de Paris, notamment en comparaison du traitĂ© de capitulation de la Nouvelle-France signĂ© Ă MontrĂ©al deux ans et demi plus tĂŽt, le 8 septembre 1760 ? Bien que Groulx se soit intĂ©ressĂ© Ă la question sur la longue durĂ©e, il paraĂźt pertinent de se concentrer, pour rĂ©pondre Ă ces questions, sur la monographie quâil a consacrĂ©e Ă la question en 1920, Lendemains de conquĂȘte. Elle dĂ©finit la vision groulxiste de cet Ă©vĂ©nement et, Ă ce titre, reprĂ©sente une contribution importante Ă lâĂ©tude de la question, laquelle exercera une influence tout au long du XXe siĂšcle, notamment par lâentremise de lâĂ©cole de MontrĂ©al.
Ressort dâabord lâoriginalitĂ© de lâapproche de Groulx. Dâailleurs, parmi les auteurs ayant traitĂ© de la pĂ©riode, il se rĂ©fĂšre Ă des juristes plus quâĂ des historiens dans son traitĂ©[], souvent pour remettre en question les interprĂ©tations de ses prĂ©dĂ©cesseurs, notamment sur la sĂ©vĂ©ritĂ© du rĂ©gime militaire. Contrairement Ă la plupart des historiens de la gĂ©nĂ©ration qui le prĂ©cĂšde, les Benjamin Sulte ou Thomas Chapais, qui sâintĂ©ressent peu Ă ces dimensions, Groulx voit dans la situation contemporaine des Canadiens français au Canada un dĂ©savantage, en particulier socioĂ©conomique, dont les causes remontent Ă la ConquĂȘte. En outre, Groulx, pour qui câest une catastrophe, prend le contre-pied de lâinterprĂ©tation optimiste de la ConquĂȘte et de ses suites qui est alors en position dominante dans les milieux dâenseignement et politiques.
MĂȘme sâil affirme que la ConquĂȘte fait encore sentir ses effets nĂ©gatifs sur la situation contemporaine des Canadiens français, son Ă©tude se concentre sur lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre. Il fait ressortir plusieurs lignes de forces des effets structurels de cette rupture. Groulx aborde les consĂ©quences de la ConquĂȘte dans ses multiples dimensions : politique et religieuse, culturelle et intellectuelle, Ă©conomique et sociale. Ă cette Ă©poque, câest donc un ouvrage historique qui offre un nouveau point de vue Ă maints Ă©gards. Non seulement il y expose une interprĂ©tation nouvelle, en rupture avec une tradition plus optimiste quant aux effets du joug britannique pour la nation canadienne, mais câest Ă notre connaissance le premier historien Ă consacrer un traitĂ© Ă la question des consĂ©quences immĂ©diates de la ConquĂȘte.
Lendemains de conquĂȘte se concentre sur la pĂ©riode qui va de 1760 Ă 1766 ; en pratique, câest grosso modo la durĂ©e du mandat de gouverneur de James Murray aussi bien que lâinterrĂšgne entre lâĂ©piscopat de Mgr Pontbriand, mort en 1760, et lâoccupation de son siĂšge par Mgr Briand en 1766. Groulx reconnaĂźt dans lâensemble une certaine bonne volontĂ© chez Murray, y compris durant le rĂ©gime militaire. Pourtant, mĂȘme si lâoppression brutale est Ă©vitĂ©e â notamment grĂące aux ententes de capitulation â, le sort est tout de mĂȘme dĂ©favorable aux Canadiens.
Lâanalyse se divise en chapitres consacrĂ©s Ă la situation des vaincus, Ă la politique des vainqueurs, aux tribunaux du rĂ©gime militaire, Ă la question religieuse et enfin fait le bilan dans « AprĂšs six ans de conquĂȘte ». AprĂšs avoir dĂ©fini lâoriginalitĂ© de Groulx par rapport Ă lâinterprĂ©tation traditionnelle, nous allons rĂ©sumer les consĂ©quences de la ConquĂȘte recensĂ©es dans Lendemains de conquĂȘte, avant de nous pencher sur lâimportance quâil accorde au traitĂ© de Paris en particulier.
LâinterprĂ©tation traditionnelle
LâinterprĂ©tation traditionnelle nourrit deux courants de pensĂ©e, un laĂŻc et libĂ©ral au sens philosophique, lâautre clĂ©rical et conservateur. Le premier est issu dâune longue tradition de pĂ©titions et dâadresses au roi, sans doute influencĂ©es par le dĂ©sir de plaire pour obtenir lâassentiment, qui insiste sur lâimportation du parlementarisme britannique. Philosophiquement libĂ©ral donc, on peut le qualifier plus prĂ©cisĂ©ment de « whig », en rĂ©fĂ©rence Ă une tradition historiographique et Ă lâadhĂ©sion aux valeurs du parlementarisme britannique[], qui rejoint une bonne partie Ă la fois des libĂ©raux et des conservateurs canadiens-français de la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Cette tradition historiographique britannique bien connue[] (et en position dominante au XIXe siĂšcle) voit dans lâhistoire (anglaise dâabord, mais pas exclusivement) une suite tĂ©lĂ©ologique de conquĂȘtes de libertĂ©s menant graduellement Ă son terme, incarnĂ©e par la monarchie constitutionnelle britannique aprĂšs les grandes rĂ©formes dĂ©mocratiques du XIXe siĂšcle. AdaptĂ©e au Canada, cette tradition dĂ©crit le rĂ©gime politique instaurĂ© avec la constitution de 1867 (puis lâaccroissement graduel de la souverainetĂ© du Dominion, pourrait-on ajouter) comme lâaboutissement des luttes antĂ©rieures pour la libertĂ©.
Lâhistorien Thomas Chapais incarne sans doute la version la plus achevĂ©e de cette interprĂ©tation historique Ă lâĂ©poque oĂč paraĂźt Lendemains de conquĂȘte. Pour Chapais, la situation des Canadiens en 1763, conquis par leurs rivaux historiques, hĂ©rĂ©ditaires mĂȘme, en 1760, cĂ©dĂ©s par la France qui reconnaĂźt le fait comme dĂ©finitif par le traitĂ© de Paris en fĂ©vrier 1763, est bien sĂ»r ingrate. Pourtant, cette situation se redressera assez vite, sur un siĂšcle, grĂące Ă des victoires obtenues par la voie parlementaire, en particulier avec le gouvernement responsable puis la ConfĂ©dĂ©ration. Ainsi, en 1867, Ă peine un siĂšcle plus tard, on peut considĂ©rer que les Canadiens français, qui contrĂŽlent une province autonome aux institutions libres, sont Ă©mancipĂ©s. « Qui aurait pu prĂ©voir en 1763 que les descendants des vaincus dâalors pourraient assister, en 1867, Ă une scĂšne triomphale [âŠ] ?[] » demande Chapais. La question nationale posĂ©e par leur conquĂȘte est dĂ©finitivement rĂ©solue Ă leur avantage. Câest mĂȘme sur la longue lutte et la lente Ă©mancipation obtenue durant ce siĂšcle que se concentre son Histoire du Canada en huit volumes, Ă©tudiant la pĂ©riode allant de la capitulation de MontrĂ©al en 1760 Ă la ConfĂ©dĂ©ration en 1867. Ă bien des Ă©gards, malgrĂ© ses propos sur la libĂ©ration obtenue un siĂšcle plus tard, Ă ses yeux, en 1867, le rĂ©cit de Chapais ne sâappesantit pas sur les effets immĂ©diats de la ConquĂȘte, a fortiori sur ceux Ă long terme. Il sâattarde Ă cet Ă©gard sur un problĂšme principal, le problĂšme religieux, accentuant lâimportance de lâActe de QuĂ©bec.
Dans la veine clĂ©ricale et plus conservatrice, câest moins le dĂ©veloppement du libĂ©ralisme anglais qui intĂ©resse que les rĂ©gimes que la ConquĂȘte a permis dâĂ©viter. On prĂ©sente la ConquĂȘte comme un Ă©vĂ©nement dâabord malheureux, bien sĂ»r, mais en fin de compte providentiel, survenu juste avant les bouleversements rĂ©volutionnaires de la fin du XVIIIe siĂšcle. Dans cette optique, ce sont moins les luttes parlementaires qui importent que le plus grand conservatisme de lâĂtat britannique comparativement Ă la RĂ©volution française ou mĂȘme Ă celle des Ătats-Unis qui avaient tentĂ© de sâadjoindre le Canada en 1775-1776. Mgr Plessis lâĂ©nonce clairement dans un sermon prononcĂ© Ă la fin du XVIIIe siĂšcle, au milieu des guerres rĂ©volutionnaires. Les Canadiens doivent espĂ©rer la victoire de lâAngleterre :
si elle succombe, câen est fait de vos repos et de vos gouvernements. Le funeste arbre de la libertĂ© sera plantĂ© au milieu de vos villes ; les droits de lâHomme y seront proclamĂ©s ; [âŠ] vous aurez en partage tous les maux qui vous font plaindre le sort de la France ; vous serez libres, mais dâune libertĂ© oppressive, qui vous donnera pour maĂźtres la lie des citoyens[].
Bref, bien quâelle fut dâabord un malheur pour les Canadiens en 1760 et 1763, conquis puis cĂ©dĂ©s Ă leurs ennemis traditionnels, la ConquĂȘte les met Ă lâabri des malheurs de la RĂ©volution, leur conserve un Ă©tat politique dĂ©cent, nonobstant tous les dĂ©savantages de vivre sous une couronne protestante. Cette thĂšse sera encore rĂ©percutĂ©e par le manuel « Farley-Lamarche[] », dans les annĂ©es 1930, câest-Ă -dire aprĂšs la parution de lâouvrage de Groulx. Cette optique clĂ©ricale concorde avec lâinterprĂ©tation prĂ©cĂ©dente, « whig », en ce que la question nationale posĂ©e par la ConquĂȘte est rĂ©glĂ©e depuis lâobtention du gouvernement responsable en 1848 et lâautonomie quĂ©bĂ©coise obtenue avec la ConfĂ©dĂ©ration en 1867[].
Ainsi, une interprĂ©tation optimiste, aux relents loyalistes, sâĂ©tait fermement Ă©tablie au point de devenir une tradition partagĂ©e par une large partie des autoritĂ©s enseignantes (clĂ©ricales) et des notables libĂ©raux et conservateurs au dĂ©but du XXe siĂšcle. En effet, ce courant centriste et bonne-ententiste deviendra dominant parmi les forces politiques aprĂšs 1867, alors que les rouges et les ultramontains sont marginalisĂ©s politiquement (et les rouges, idĂ©ologiquement).
Certes, une tradition nationaliste existait en parallĂšle. Lâhistorien François-Xavier Garneau prĂ©sente avant tout la ConquĂȘte comme un malheur et fait le rapprochement avec lâimposition de lâUnion Ă la suite du rapport Durham et de lâĂ©chec des rĂ©bellions, Ă©vĂ©nement qui le prĂ©occupe au premier chef. Cependant, son Histoire du Canada prĂ©sente un rĂ©cit des...