Chapitre 1
Pignon sur rue
Dieu paraĂźt injuste, mais Il ne lâest pas.
Il demande plus Ă qui Il donne plus.
Qui reçoit plus reçoit pour les autres.
Il nâest ni plus grand, ni meilleur :
il est plus responsable. Il doit servir plus.
Helder Camara
Selon la ronde des saisons, le paysage charlevoisien dĂ©roule ses charmes avec un tel luxe quâil faudrait ne sâarrĂȘter Ă rien dâautre que de contempler. ParticuliĂšrement Ă lâautomne, Baie-Saint-Paul prend des allures de terre promise et, quand sâenflamment les Ă©rables, câest Ă en faire perdre le goĂ»t dâailleurs. Tout est mieux ainsi, car ailleurs est tellement loin, tellement difficile dâapproche quâon y pense plusieurs fois avant dâemprunter les chemins de montagnes ou les chemins de grĂšves. De plus, Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e, chacun songe avec un peu de nostalgie que la navigation nâen a plus pour bien longtemps Ă donner ses services.
Pays dâautant plus attirant quâil se rĂ©vĂšle inaccessible : sâil est pĂ©nible dâaller ailleurs, il ne lâest pas moins de venir ici. La meilleure chose Ă faire est de se laisser prendre Ă demeure une fois rendu, câest mĂȘme la seule chose Ă faire pour le nouveau curĂ©, en ce quatriĂšme jour dâoctobre 1889. Homme Ă se retrousser les manches, il a tĂŽt fait de vider les grosses malles Ă ventre rebondi et de distribuer dans la maison ses effets personnels, ses livres, quelques souvenirs de famille et mĂȘme, car câest un tendre, une mallette bombĂ©e contenant ses cahiers dâĂ©colier studieux, un morceau dâenfance heureuse qui le suit partout comme une lumiĂšre dâaube. Pour le seconder dans son ministĂšre, le nouveau pasteur trouve Ă ses cĂŽtĂ©s un admirable vicaire, lâabbĂ© OnĂ©sime Lavoie. Les deux prĂȘtres pourront travailler dâautant plus librement que la gouverne domestique du presbytĂšre est assurĂ©e par une personne dâexpĂ©rience. En effet, mademoiselle Henriette Asselin connaĂźt tout de lâart dâĂȘtre et de vivre de monsieur Ambroise Fafard, puisquâelle est Ă son service depuis sa premiĂšre cure Ă Inverness.
Monsieur Fafard arrive, monsieur Fafard emmĂ©nage, toute la vallĂ©e respire mieux. Sa rĂ©putation lâa prĂ©cĂ©dĂ© et maintenant il est lĂ , on le voit : trapu et fort comme un terrien, rĂ©flĂ©chi et rĂ©aliste comme un bourgeois, prĂ©voyant et brave comme un marin, clairvoyant comme un prophĂšte. On dit de lui quâil a le cĆur large comme la baie, que son regard fouille les montagnes de lâavenir et que son esprit pratique transforme chacun de ses rĂȘves en un solide bateau.
Les gens regardent leur curĂ©, le curĂ© prend en main sa paroisse, la plus vieille du diocĂšse, celle quâon dit ĂȘtre aussi la plus belle avec ses habitations semĂ©es en forme de grande croix, topographie lui faisant mĂ©riter cette appellation qui intrigue toujours les nouveaux venus, « les quatre villages ». Une belle vieille paroisse en forme de croix qui sâest saignĂ©e aux quatre membres afin que soit dispersĂ© le bon monde ici et lĂ dans les limites de la province et mĂȘme par-delĂ . Pendant les quarante derniĂšres annĂ©es, soit depuis 1850, plus de deux cents familles ont quittĂ© la baie en grande partie pour aller coloniser le Saguenay et le Lac-Saint-Jean, ou tout simplement pour renforcer les paroisses dâalentour, ou encore pour se rapprocher des usines et des industries.
Bien avant dâavoir terminĂ© la tournĂ©e des quatre villages, monsieur Fafard se rend compte trĂšs clairement que de nombreux amĂ©nagements physiques manquent Ă cette fondation datant de deux siĂšcles et plus. Et comme il appartient Ă cette race dâhommes pour lesquels dĂ©veloppement et justice sâapparentent et vont jusquâĂ sâidentifier, les plans et les projets se pressent et se bousculent dans sa tĂȘte. Aqueduc⊠aqueduc et routes⊠routes et trottoirs⊠aqueduc, routes, trottoirs, Ă©lectricitĂ©, tĂ©lĂ©phone⊠Allons ! Allons ! Une rĂ©alisation Ă la fois ! Et les grands coups de sa traditionnelle canne scandent le rythme de son cĆur qui veut dâabord lâattention aux ĂȘtres, lâattention aux besoins personnels des gens.
Baie-Saint-Paul compte environ 3 400 habitants, sa population devrait ĂȘtre le double pour le moins. Sur 570 maisons, 75 sont inhabitĂ©es et plusieurs familles se disent encore attirĂ©es par ce courant de migration presque aussi fort et incontrĂŽlable que la riviĂšre du Gouffre au printemps. Le temps semble venu dâĂ©tudier les consĂ©quences et surtout les causes de ce mouvement qui se rĂ©vĂšle inquiĂ©tant, et sur-le-champ le problĂšme est confiĂ© aux Ă©lites de la paroisse, une impressionnante rĂ©serve dâhommes ouverts, intelligents et dynamiques qui nâattendaient quâun chef.
En fonction depuis le 4 octobre, le nouveau pasteur a vite fait de mesurer les forces vives de son petit peuple, les riches personnalitĂ©s qui Ă©mergent et sâaffirment. Mais, avant tout, il sâest appliquĂ© au dĂ©pistage de ceux qui se laissent chercher, qui attendent patiemment dâĂȘtre trouvĂ©s : les faibles de corps et dâesprit, les dĂ©semparĂ©s et les pauvres. Le curĂ© Ambroise nâest pas enclin Ă cultiver lâidĂ©e venue de vieille France qui veut quâil soit salutaire pour chaque village dâavoir ses innocents en libertĂ© offrant de vivantes leçons de simplicitĂ© et dâenfance retrouvĂ©e, pas plus quâil nâaccepte lâerrance des honnĂȘtes quĂȘteux comme signes de chance et dâespĂ©rance. Non ! Baie-Saint-Paul est un coin de province reconnu pour son hiver long et rigoureux, en voilĂ plus quâil nâen faut pour lui dicter une conduite. Tous les dĂ©munis auront un toit et lâassurance de soins attentifs. Cela, avant les temps froids.
Trouver une maison paraĂźt chose facile lorsque 75 sont vides dans les quatre villages, mais lâĂ©numĂ©ration des conditions dĂ©sirables entraĂźne Ă elle seule lâĂ©limination dâun grand nombre : bĂątisse solide et spacieuse, terrain de superficie raisonnable, situation au cĆur de la place, maison libre ou pouvant ĂȘtre libĂ©rĂ©e dans le plus bref dĂ©lai, transaction facile et acceptable. OĂč trouver cette maison ? Telle est la question. Ă remarquer que nulle part il nâest Ă©crit : « OĂč trouver les fonds pour lâachat de cette maison ? » Câest ainsi quâun homme se rĂ©vĂšle de la lignĂ©e des fils dâAbraham le croyant, lorsquâil connaĂźt et utilise le mot de passe « Dieu y pourvoira ! »
Le 28 octobre, le choix est arrĂȘtĂ© et lâaffaire est conclue entre Ădouard Boily, navigateur, et messire Ambroise Fafard, curĂ©. Pour la somme de huit cent cinquante dollars est cĂ©dĂ©e une maison en bois, longue de cinquante-neuf pieds, comportant un rez-de-chaussĂ©e non habitable pour lâheure et un unique Ă©tage surmontĂ© de combles percĂ©s de cinq lucarnes. Le terrain adjacent peut former environ trois arpents en superficie, avec dĂ©pendance, pour en faire le futur hospice. La rĂ©sidence est fort bien situĂ©e en plein sur la rue Principale, Ă proximitĂ© du presbytĂšre, de lâĂ©glise, des magasins.
Rien nâempĂȘche plus monsieur Fafard dâannoncer la belle nouvelle de la fondation de lâHospice Sainte-Anne, le jour de la Toussaint, au prĂŽne de la grand-messe :
Il avait achetĂ© cette propriĂ©tĂ© en son nom, de ses propres deniers, dans le but de la consacrer au service des pauvres de cette paroisse, câest-Ă -dire dâen faire un asile pour les vieilles personnes ou pour les infirmes pauvres, comptant entiĂšrement sur la charitĂ© publique de cette paroisse pour nourrir, entretenir et chauffer ces pauvres. La nouvelle fut accueillie avec joie par toute la paroisse. (Livre de raison, p. 2)
Tel est le texte transcrit Ă mĂȘme lâhumble cahier (ou Livre de raison) oĂč le curĂ© Fafard relate les principaux Ă©vĂ©nements de la fondation. LâHospice Sainte-Anne fait son entrĂ©e dans lâhistoire, la foi et la charitĂ© sâunissent pour parapher lâacte officiel de son ouverture.
Au mĂȘme prĂŽne, les paroissiens apprennent que Dina Boivin accepte « la charge de conduire et diriger cette maison, consentant Ă donner gratuitement son travail pour le soin des pauvres ». Elle est encore alerte et sans obligations familiales.
Le mouvement initial est donnĂ©, chacun se rend compte que le temps presse et les jours suivants se passent « Ă laver et approprier la maison » pendant que tout le village connaĂźt la fiĂšvre dâun engagement dans lâorganisation des secours, lingerie, articles de mĂ©nage, provisions, etc. Tant et si bien que le dĂ©fi de messire Ambroise est relevĂ© en moins dâun mois, de la dĂ©tection des besoins Ă la crĂ©ation de la ressource. Le mĂ©canisme complet a jouĂ© : observation, rĂ©flexion, dĂ©cision, action.
La premiĂšre page-statistique de lâHospice Sainte-Anne est datĂ©e du 8 novembre et fait mention de dix rĂ©sidents-bĂ©nĂ©ficiaires : Soulange Duchesne ĂągĂ©e de 77 ans et 3 mois, Calixte Bouchard ĂągĂ©e de 78 ans et 4 mois, Marguerite NĂ©ron ĂągĂ©e de 79 ans et 10 mois, Marie-Josephte Potvin ĂągĂ©e de 75 ans et 2 mois, Lucine Dufour ĂągĂ©e de 74 ans et 5 mois, Ădith Lavoie ĂągĂ©e de 69 ans et 1 mois, Claude Simard ĂągĂ© de 77 ans et 2 mois (Ă©poux en deuxiĂšmes noces de la prĂ©cĂ©dente), ArsĂšne Simard fils de Claude Simard, infirme dont il nâest pas fait mention dâĂąge, François Lavoie ĂągĂ© de 81 ans et 10 mois, IsaĂŻe Saingelais ĂągĂ© de 77 ans et 10 mois.
Six femmes et quatre hommes tous dĂ©pendants, ĂągĂ©s, dĂ©munis et dont lâun est infirme, voilĂ une premiĂšre liste impressionnante. Pour ce qui est du personnel en charge, lâĂ©numĂ©ration est vite faite : deux dames dans la soixantaine, Dina Boivin, la directrice, ĂągĂ©e de soixante ans et Olympe Simard, ĂągĂ©e de soixante-huit ans et cinq mois. Cette derniĂšre retrouve parmi les rĂ©sidents son frĂšre Claude, sa belle-sĆur Ădith et son neveu ArsĂšne. Mademoiselle Dina est bĂ©nĂ©vole. Quant Ă mademoiselle Olympe, elle rĂ©clame un trĂšs modique « salaire » dans toute lâacception du vieux terme, une ration de sel.
Pour ce premier hiver, la maison-Dieu abrite les dix bĂ©nĂ©ficiaires, la directrice et son aide, les anciens propriĂ©taires Ădouard Boily, son Ă©pouse et leurs enfants, madame Fitz-Patrick, veuve du docteur et ses enfants. Il sâagit donc dâune vingtaine de personnes se distribuant dans lâunique Ă©tage et sous les combles. Lâhistoire des premiers mois est trĂšs discrĂšte. LâabbĂ© Roger Boily vient cĂ©lĂ©brer la messe, le curĂ©-fondateur fait au moins une visite chaque jour, il parle Ă chacun, vĂ©rifie tout et sâarrĂȘte souvent Ă regarder le rez-de-chaussĂ©e, comme sâil faisait des plans dâamĂ©nagement.
Que dire de lâadministration courante, des prĂ©visions budgĂ©taires ! Il nâest question que de confiance fraternelle en cette population saine et laborieuse de Baie-Saint-Paul, en ceux qui nâont pas Ă©touffĂ© leur cĆur sous le dur mĂ©tal au fond dâun bas de laine ou sous quelque madrier du plancher. DĂ©jĂ madame Simard, lâĂ©pouse du docteur Alfred, a fondĂ© lâĆuvre du pain de Saint-Antoine : plusieurs familles fournissent un pain ou un demi-pain, ce qui assure mensuellement cinquante miches⊠et le reste vient, non pas par octroi, mais bien « par surcroĂźt », selon ce qui est Ă©crit dans lâĂvangile.
Dâailleurs, le curĂ© a ce talent de ne pas laisser sâendormir la ferveur des premiers jours et chaque prĂŽne fait appel Ă une forme de gĂ©nĂ©rositĂ©. Libre Ă chacun de distinguer sâil sâagit dâun ordre ou dâune invitation :
â Cette semaine, quĂȘte spĂ©ciale pour lâhospice, de grain et de viande, faite Ă domicile par les personnes suivantes : [âŠ]
â Cette semaine aura lieu, Ă domicile, la quĂȘte des lĂ©gumes pour lâHospice Sainte-Anne par les personnes ci-dĂ©signĂ©es : [âŠ] On demande : patates, oignons, choux, navets, etc.
â Collecte de laine pour lâHospice Sainte-Anne Ă faire cette semaine ou la semaine prochaine par les institutrices de chaque rang.
â Le jour de NoĂ«l, Ă la grandâmesse du jour, je ferai dans lâĂ©glise, la collecte du mois pour lâHospice Sainte-Anne. (Paroisse de Baie-Saint-Paul, Cahier des annonces, 1889 Ă 1899)
Nul ne sâĂ©tonne que messire Fafard, maĂźtre Ă bord aprĂšs Dieu, rappelle fermement et souvent la loi chrĂ©tienne du partage : « Qui reçoit plus reçoit pour les autres. » Dâailleurs, il est toujours le premier Ă payer de sa personne et de ses biens. Sâil parle fort, câest quâil prĂȘte sa voix Ă ceux qui ne peuvent sâexprimer ; sâil rĂ©clame des aliments, du bois et des vĂȘtements chauds, câest pour empĂȘcher que les mieux nantis de sa paroisse ne tremblent de froid dans leur cĆur et dans leur Ăąme, en ce premier NoĂ«l de lâHospice Sainte-Anne.
Lâhospice Ă©clate de joie le 6 janvier, en la fĂȘte de lâĂpiphanie : tout le personnel du presbytĂšre sây transporte pour fĂȘter avec les hospitalisĂ©s. La fĂšve cachĂ©e dans le traditionnel gĂąteau fait placer la couronne sur la tĂȘte de Calixte Bouchard, devenue reine dâun jour. Câest une vĂ©ritable euphorie, un Ă©vĂ©nement attendu depuis plus de soixante-dix-huit ans, puisque cette dame assure tenir de son pĂšre quâelle est « de sang royal »⊠Le Livre de raison cite, sans appuyer, que lâĂ©lue « y va de quelques chansons Ă©rotiques », piment de tout folklore. Et le roi ? Nulle mention. Ou le pois fut inconsciemment avalĂ©, ou il ne donna vie quâĂ un prince consort effacĂ©. La fĂȘte des Rois de 1890 connaĂźt un tel succĂšs et rĂ©veille tant de bonheur quâelle pose la premiĂšre balise dâune tradition Ă lâHospice Sainte-Anne.
PassĂ©e la pĂ©riode des fĂȘtes, le fondateur revient Ă ce qui lui semble prioritaire : assurer la stabilitĂ© et le dĂ©veloppement de lâĆuvre naissante en lui donnant une existence lĂ©gale. DĂšs le 22 janvier, « une requĂȘte officielle est prĂ©sentĂ©e Ă la LĂ©gislature provinciale de QuĂ©bec, par monsieur Fafard, curĂ©, demandant lâincorporation civile et lĂ©gale de lâHospice Sainte-Anne de la Baie-Saint-Paul par un bill spĂ©cial ». Reçoit sanction le 2 avril et devient exĂ©cutoire la Loi constituant en corporation le rĂ©vĂ©rend Ambroise Fafard, prĂȘtre, (et autres) Ă des fins de charitĂ©, sous le nom de lâHospice Sainte-Anne de la Baie-Saint-Paul (chap. XC, 53 Vict.).
Pendant les mois chauds, on amĂ©nage le rez-de-chaussĂ©e, on effectue dâautres travaux dans les Ă©tages supĂ©rieurs et lâon ajoute un Ă©t...