MĂ©moires, lâexposition inaugurale du MusĂ©e de la civilisation
Jacques Mathieu
Ă la fin du printemps 1987, le MusĂ©e de la civilisation en construction annonce que son ouverture au public aura lieu Ă lâautomne 1988. Il prĂ©voit produire une exposition inaugurale et permanente sur « lâhistoire et lâidentitĂ© culturelle des QuĂ©bĂ©cois ». LâĂ©quipe de chercheurs du Centre dâĂ©tudes sur la langue, les arts et les traditions populaires de lâUniversitĂ© Laval (CELAT) se sent immĂ©diatement interpellĂ©e. En dĂ©cembre 1985, le Centre avait produit un cahier intitulĂ© « Approches de lâidentitĂ© quĂ©bĂ©coise », contenant les perceptions de lâhistorien Jacques Mathieu, du gĂ©ographe Serge Courville, de lâethnologue Marcel Moussette et du linguiste Lionel Boisvert, une belle brochette multidisciplinaire. Une Ă©quipe encore plus large avait produit en novembre 1986 un texte, fruit de six tables rondes sur « la construction de la mĂ©moire collective des QuĂ©bĂ©cois ». Ces publications montrent un degrĂ© de prĂ©paration exceptionnel pour un tel projet.
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Une solide préparation multidisciplinaire
Parmi tous les travaux qui ont contribuĂ© Ă la prĂ©paration pour assumer la responsabilitĂ© de la recherche pour lâexposition inaugurale du MusĂ©e, il faut signaler la production dâun cahier du CELAT publiĂ© dĂšs novembre 1986 sous ma direction. Ce rapport de 330 pages contient 30 articles produits par les chercheurs du Centre et des invitĂ©s sâintĂ©ressant de diverses façons aux problĂ©matiques de lâidentitĂ© et de la mĂ©moire collective.
En rapport direct avec la notion de mémoire, on peut noter les réflexions et analyses du concept par les historiens Diane Morin, André Ségal et François Melançon et mon examen de la place de la recherche dans les grandes entreprises de rappel du passé.
Dans le mĂȘme ordre dâidĂ©es, mais avec des orientations ciblĂ©es sur lâĂ©tude du quotidien et des rĂ©cits de vie, les contributions des historiens Bogumil Koss et Jocelyn LĂ©tourneau touchant la place de ces questions dans la production scientifique nourrissaient les rĂ©flexions. Les travaux de lâethnologue Lucille Guilbert sur les comportements prĂ©sentĂ©s aux enfants dans les manuels scolaires contribuant Ă la construction dâune identitĂ© personnelle et collective fournissaient Ă leur tour une information dâune grande richesse.
Les rapports au temps et Ă lâespace dans la production savante font lâobjet de prĂ©sentations par les historiens Jocelyn LĂ©tourneau, AndrĂ© Sanfaçon, le gĂ©ographie Marcel BĂ©langer, lâethnologue Jean Simard, lâethnologue et spĂ©cialiste du patrimoine Paul-Louis Martin. Pour sa part, Albert DâHaenens sâinterroge sur le passage de lâĂšre scribale Ă lâĂšre Ă©lectronale.
Les relations Ă lâĂ©crit, Ă lâoral et entre les deux sont prĂ©sentĂ©es par la linguiste Diane Vincent et lâhistorienne Claire Dolan. Les textes de Carmen Roberge sur la chanson, Martine Roberge sur la rumeur et Lucille Guilbert sur le conte examinent des formes variĂ©es dâexpression. Le regard posĂ© sur les sens des mots par les linguistes Denise Deshaies et Diane Vincent aide Ă dĂ©finir les concepts utilisĂ©s. Une autre forme dâexpression est incontournable : lâart. John R. Porter sâintĂ©resse Ă ces productions figuratives et fait valoir leur apport dans la construction des valeurs collectives.
Finalement, lâobjet retient lâattention dâune façon spĂ©ciale. LâarchĂ©ologue Marcel Moussette signale lâimportance de lâobjet perdu et retrouvĂ©. Lâethnologue Jean-Claude Dupont examine les diffĂ©rents sens pris par lâobjet dans le discours. Jacques Mathieu montre comment le document tĂ©moigne de lâobjet. Diane Vincent examine les diffĂ©rents modes dâappellation et de connotation de lâobjet matĂ©riel.
Quel enrichissement préparatoire inattendu !
J. M.
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Ainsi, dĂšs mai 1987, au nom du Centre, Jacques Mathieu prĂ©sente au MusĂ©e un projet dâexposition intitulĂ© MĂ©moires dâhier et de demain, ainsi quâun programme de rĂ©alisations. La proposition fait 42 pages. On y trouve des orientations, 18 thĂ©matiques, des contenus, un comitĂ© aviseur multidisciplinaire et des chercheurs partenaires archĂ©ologues, ethnologues, sociologues, anthropologues et didacticiens de QuĂ©bec, MontrĂ©al, Sherbrooke, Trois-RiviĂšres et Chicoutimi.
Pour sa part, le MusĂ©e, par les services de Claude BenoĂźt, produit le 12 juin 1987 un programme de travail comprenant un calendrier de rĂ©alisation, le contexte de la relation Ă lâespace et aux autres expositions, les orientations gĂ©nĂ©rales ainsi que celles relatives aux clients et aux partenaires. Il prĂ©cise, comme Ă©lĂ©ments de contenu : 11 idĂ©es importantes, 23 Ă©lĂ©ments de contexte et 21 approches centrĂ©es sur lâapprentissage, les modes de perception du visiteur et les Ă©lĂ©ments de design. Il sâagit en somme dâun guide dĂ©taillĂ© conçu pour assurer une planification rigoureuse de la rĂ©alisation du projet.
Les Ă©lĂ©ments de contenu les plus importants pour guider lâĂ©quipe de recherche apparaissent dans un devis Ă©laborĂ© par Claude BenoĂźt. Les objectifs sont les suivants : promouvoir la comprĂ©hension du QuĂ©bec dâhier et dâaujourdâhui, atteindre un vaste public, stimuler lâintĂ©rĂȘt du visiteur et faire connaĂźtre les collections nationales. En ce qui concerne les visiteurs, toutes les clientĂšles sont ciblĂ©es : les QuĂ©bĂ©cois, les touristes, les Ă©coliers, Ă©lĂšves et Ă©tudiants, les Autochtones, etc. Il faut Ă©galement veiller Ă favoriser lâinteraction entre les visiteurs de tout Ăąge et de toute provenance. Un grand dĂ©fi, bien dĂ©fini ! Le 15 juin 1987, une convention est signĂ©e par le directeur du MusĂ©e de la civilisation, Roland Arpin, et le vice-recteur Ă la recherche de lâUniversitĂ© Laval, Denis Gagnon. Tous deux ne cachent pas leur excitation. La rĂ©putation du MusĂ©e reposera sur cette premiĂšre grande exposition Ă caractĂšre historique. La direction du MusĂ©e a dâailleurs mis le paquet. Lâargent est sur la table.
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Roland Arpin, directeur
Roland Arpin a hĂ©ritĂ© de la direction du MusĂ©e non par accident, mais aprĂšs un long cheminement qui comprend un arrĂȘt important au secrĂ©tariat du Conseil du trĂ©sor. Ce nâest pas anodin. Les fonds nĂ©cessaires seront au rendez-vous.
Jadis, Denis Vaugeois, alors ministre des Affaires culturelles, lui avait proposĂ© la direction du MusĂ©e du QuĂ©bec. Arpin Ă©tait Ă ce moment sous-ministre adjoint au ministĂšre de lâĂducation. Il a prĂ©fĂ©rĂ© passer son tour non sans faire comprendre son intĂ©rĂȘt pour le secteur culturel. Peu aprĂšs, le poste de sous-ministre au ministĂšre des Affaires culturelles est ouvert. Vaugeois lui tend de nouveau la main. Cette fois, Arpin est partant. Ensemble, ils soutiendront un difficile dĂ©bat public sur lâavenir des musĂ©es. Le premier ministre regarde manĆuvrer son ministre aux prises avec une fuite qui recommandait un musĂ©e de « lâhomme dâici ». Maladresse suprĂȘme dans cette Ăšre de fĂ©minisme, de surcroĂźt pour un gouvernement jugĂ© trop nationaliste. Vaugeois a fort Ă faire pour se dĂ©barrasser de cette patate chaude.
Deux concepts sâaffrontent : musĂ©e dâart et musĂ©e de civilisation. La direction du Devoir alimente le dĂ©bat et insiste : tout projet de nouveau musĂ©e doit dâabord se faire Ă MontrĂ©al. Vaugeois opte pour des audiences publiques quâil confiera Ă un comitĂ© comprenant notamment LĂ©o Rosshandler, Paul-Louis Martin et John Porter. Une option se dessine : deux musĂ©es en un ! DiscrĂštement, Vaugeois fait rapport au premier ministre, qui lui demande : « Que faudrait-il faire pour calmer les parties ? » Vaugeois prend son courage Ă deux mains : « Deux musĂ©es, M. LĂ©vesque ». Celui-ci le regarde et sans vraiment hĂ©siter : « Câest dâaccord ! » Fort de cet appui, Vaugeois engage des discussions avec le Conseil du trĂ©sor et dĂ©cide de sâallier le maire de QuĂ©bec, Jean Pelletier. ConfrĂšres de classe et bons amis, ils ont dĂ©jĂ rĂ©ussi Ă trouver un consensus sur les projets de mise en valeur de Place-Royale oĂč la restauration exemplaire devra composer avec des phases de rĂ©novation utilitaire dĂ©jĂ mises en Ćuvre par les promoteurs du Petit Champlain. Tous deux sont dâaccord pour chercher un emplacement dans le mĂȘme secteur. Ils ont vite fait de sâentendre sur lâĂźlot Fargues. Vaugeois ira chercher des budgets pour lever rapidement lâhypothĂšque archĂ©ologique.
Pour le MusĂ©e proprement dit, il sait quâil amorce un processus dâune dizaine dâannĂ©es. ParallĂšlement, il a confiĂ© Ă un conseiller spĂ©cial de son cabinet, RenĂ© Milot, le soin de rĂ©flĂ©chir Ă un plan dâaction. Ce dernier avait fait un long stage Ă Paris avec Georges-Henri RiviĂšre au MusĂ©e dâarts et traditions populaires. Il avait organisĂ© des rencontres de « son » ministre avec Pontus Hulten du Centre Pompidou. Vaugeois et Milot savaient Ă quoi sâen tenir. Milot a en outre acquis une courte expĂ©rience Ă Parcs Canada, excellent lieu de formation.
Vaugeois avait deux prioritĂ©s en arrivant au MinistĂšre, les bibliothĂšques et les musĂ©es, lieux par excellence dâĂ©ducation populaire et permanente. Par ailleurs, avec Milot, il se dĂ©sole du retard de nos universitĂ©s en Ă©tudes musĂ©ologiques. Ă lâUniversitĂ© Laval, le DĂ©partement dâhistoire fait savoir Ă lâĂ©missaire RenĂ© Milot quâil prĂ©pare ses Ă©tudiants pour la recherche et lâenseignement. Point. Câest finalement la section dâhistoire de lâart qui manifeste de lâintĂ©rĂȘt, mais en donnant Ă la musĂ©ologie une orientation plus Ă©troite. Heureusement, les ethnologues ne tarderont pas Ă se manifester, suivis de certains historiens et tardivement dâarchĂ©ologues. Les responsables du CELAT ont su rapprocher les parties, mais un long processus sâannonce. Il trouve son aboutissement dans le mandat confiĂ© Ă Jacques Mathieu et son Ă©quipe, Ă laquelle se joindra Jacques LacoursiĂšre.
D. V.
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Lâentente du 15 juin 1987 comprend un devis dĂ©taillĂ© en douze Ă©tapes concernant le programme de recherche : les orientations, les hypothĂšses de contenu et dâapproches, un calendrier, une liste de personnes-ressources et des modalitĂ©s de fonctionnement. On aurait dĂ» pressentir la quantitĂ© de travail et de documents Ă produire pour mener ce projet Ă bonne fin.
Le calendrier prĂ©voit un rapport de consultation le 10 juillet, le dĂ©pĂŽt dâune thĂ©matique prĂ©liminaire le 20 aoĂ»t, le programme de rĂ©alisation comprenant les rĂ©sultats de la recherche le 25 dĂ©cembre 1987, les Ă©tapes de prĂ©paration et dâinstallation de lâexposition au dĂ©but de 1988, pour une ouverture le 7 octobre 1988. Ce calendrier est extrĂȘmement serrĂ© compte tenu de lâampleur du projet. LâĂ©quipe de recherche doit en outre veiller Ă la rĂ©daction et Ă la rĂ©vision des documents de lâexposition. Elle est formĂ©e de Claude BenoĂźt, ainsi que de Jacques Mathieu et de Jacques LacoursiĂšre de lâUniversitĂ© Laval. Elle mettrait Ă profit les compĂ©tences dâun comitĂ© aviseur formĂ© du gĂ©ographe Serge Courville et du sociologue Fernand Harvey.
Cette équipe est expérimentée et a déjà des ...