chapitre 1
Lâenfant du faubourg Saint-Jean (1809-1825)
Devant la maisonnette du faubourg Saint-Jean, Ă QuĂ©bec, les voisins sâattroupent. On vient aux nouvelles, car on entend les plaintes de Gertrude Garnault, qui va accoucher de son premier-nĂ©. La sage-femme, des parentes, des voisines entrent et sortent du logis. Le jeune pĂšre, François-Xavier, attend dehors, nerveux. Encore un cri, puis le silence, et soudain, le vagissement attendu.
Le poupon est chĂ©tif, on le baptise donc le jour mĂȘme. AccompagnĂ© par la marraine et le parrain, Marguerite Grenier et Charles Gingras, le pĂšre se prĂ©cipite avec le petit ballot dans la rue Saint-Jean en direction de la cathĂ©drale. Ils passent la muraille par la porte Ă©troite, remarquent Ă peine les uniformes rouges des factionnaires. EssoufflĂ©s, ils entrent dans le presbytĂšre de lâĂ©glise Notre-Dame. Le vicaire Tabeau accomplit les rites sĂ©ance tenante. Le garçon reçoit le prĂ©nom de son pĂšre, comme le veut lâusage pour les aĂźnĂ©s. Le prĂȘtre consigne le baptĂȘme dans le registre, oĂč il Ă©crit Garneau plutĂŽt que Garnault, comme il est de coutume dans cette famille. Sur le coup, personne ne relĂšve lâerreur.
Des racines rurales
Qui sont les parents du bĂ©bĂ© ? Le pĂšre est nĂ© en 1781 Ă Saint-Augustin-de-Desmaures, village situĂ© au bord du fleuve Ă une vingtaine de kilomĂštres en amont de la capitale. La mĂšre est nĂ©e la mĂȘme annĂ©e et sâappelle Amiot. François-Xavier et Gertrude se sont mariĂ©s en 1808 et ont dĂ©mĂ©nagĂ© en ville parce que lâavenue de lâagriculture est fermĂ©e pour eux : la terre du pĂšre de Garnault est allĂ©e en hĂ©ritage au fils aĂźnĂ©.
Sans instruction ni mĂ©tier, Garnault vit dâemplois prĂ©caires. Au baptĂȘme de son fils, il se dĂ©clare journalier. Pour amĂ©liorer son sort, il se taille dâabord une petite place parmi les charretiers du quartier et logiquement, au dĂ©but de son mariage, sâinstalle prĂšs dâun lot oĂč les cultivateurs de Sainte-Foy et de Saint-Augustin viennent offrir leurs produits. Il sâagit du futur marchĂ© Berthelot, un emplacement occupĂ© aujourdâhui par le parc du mĂȘme nom. Garnault se fait aussi parfois cabaretier et logeur. En 1813, il tente sa chance dans le nĂ©goce, affrĂšte une goĂ©lette pour descendre le fleuve mais perd son bateau dans un naufrage. Recevant la ruine de son pĂšre comme une gifle, le fils se souviendra toute sa vie du responsable de ce dĂ©sastre, « un vieil ivrogne nommĂ© LeliĂšvre, qui sâĂ©tait donnĂ© pour pilote », et dĂ©testera les mauvais guides. Entre-temps, Garnault se remet Ă lâouvrage. En 1816, sa maisonnĂ©e compte un jeune homme de quatorze ans, Ătienne GĂ©ly, peut-ĂȘtre son assistant. Ses finances sâamĂ©liorent, puisquâil se dĂ©clare propriĂ©taire de son habitation et dâun cheval en 1821.
La courageuse Gertrude se charge des nombreuses corvĂ©es dâune maisonnĂ©e. Elle prĂ©pare les aliments, confectionne les vĂȘtements, veille au mĂ©nage, Ă lâhygiĂšne et Ă lâĂ©ducation des enfants, qui en retour lâaident Ă surveiller les poules et les vaches. La petite tribu sâaccroĂźt rapidement. Marie-Louise naĂźt en 1811, suivie par David-BĂ©noni (1813), EugĂšne (mort-nĂ© en 1815), Catherine-ĂmĂ©lie (1816), HonorĂ© (1820), Ădouard (nĂ© et dĂ©cĂ©dĂ© en 1822) et un dernier enfant mort-nĂ© en 1824. Trois dĂ©cĂšs en bas Ăąge pour huit naissances, câest un bilan normal pour lâĂ©poque.
Presque chaque bĂątiment du faubourg est prolongĂ© par une basse-cour et un petit jardin potager. On se croit dâautant plus au village que les maisonnettes sont construites en suivant la tradition : un seul niveau, des murs en piĂšces de bois Ă©quarri, mesurant entre 15 et 25 pieds de cĂŽtĂ© et tout au plus onze pieds de haut, un toit Ă deux versants, une porte et deux fenĂȘtres sur le devant, deux fenĂȘtres Ă lâarriĂšre. Le plafond de la grande piĂšce est Ă sept ou huit pieds du plancher. Ă mesure que les enfants grandissent, les parents les envoient dormir dans les combles. Ă lâarriĂšre, un appentis abrite le cheval, la charrette Ă deux roues et les autres animaux. Le mobilier se rĂ©duit Ă une table, des chaises, des bahuts, un poĂȘle Ă bois. On sâĂ©claire Ă la chandelle ou Ă la lampe Ă huile. Le poĂȘle ronfle sans arrĂȘt pour la cuisson et le chauffage. On sâapprovisionne en eau Ă la source qui jaillit au bout de la bien nommĂ©e rue de Claire-Fontaine. En lâabsence dâĂ©gouts, on jette les ordures dans un coin de lâarriĂšre-cour.
Le voisinage est composĂ© dâartisans et de commerçants, couvreurs, tonneliers, menuisiers, cordiers, boulangers, bouchers. En 1815, la population du secteur atteint 3 000 Ăąmes. La grande majoritĂ© est francophone. Entre eux, les enfants du pays sâidentifient comme des Canadiens. Les autres, les Anglais du quartier, se groupent dans des Ăźlots entourant le cimetiĂšre protestant St. Matthew. Quelques-uns vivent chez les Garnault. Câest le cas du charpentier Burroughs et du maçon Woods, en 1827, auxquels sâajoute James Carveny en 1830. Ă leur contact, le jeune François-Xavier apprend quelques mots dâanglais.
QuĂ©bec est la capitale politique, militaire et religieuse de la colonie, un grand port de mer et le goulot du rĂ©seau fluvial du Saint-Laurent. Elle bourdonne dâactivitĂ© Ă partir du mois de mai, lorsque la rade, lâembouchure de la riviĂšre Saint-Charles et les anses qui Ă©chancrent la falaise sâencombrent de navires et de grands radeaux de bois provenant de lâarriĂšre-pays. Hiver comme Ă©tĂ©, dans les chantiers navals, on entend le grincement des scies, les coups de mailloche, les chansons, les cris et les jurons des charpentiers et des calfats.
Tout petit, François â ainsi quâon le dĂ©signe en famille â parcourt les rues pentues du faubourg, sur le versant nord du cap aux Diamants. Ă lâoccasion, le pĂšre Garnault lâassoit Ă son cĂŽtĂ© dans la charrette et lâemmĂšne livrer des cageots ou des sacs. Gertrude rappelle Ă son mari de ne pas jurer devant le petit⊠Les sabots de leur cheval frappent mollement la terre battue. Ils vont parfois vers Sainte-Foy, entre les champs cultivĂ©s et les pĂąturages, sur les fameuses plaines dâAbraham oĂč, dit-on, « nos gens » ont subi la dĂ©faite aux mains des Anglais. Vers QuĂ©bec, rue Saint-Jean, ils observent les belles maisons de pierre, puis dĂ©passent le mur de lâHĂŽtel-Dieu. Ils dĂ©bouchent sur une place occupĂ©e par la coupole du marchĂ© public et encadrĂ©e par la cathĂ©drale, le SĂ©minaire et lâancien CollĂšge des JĂ©suites. Ils continuent vers lâancien palais Ă©piscopal, oĂč siĂšge le Parlement. Quelques mĂštres plus loin, ils rejoignent la place dâArmes, cernĂ©e par la cathĂ©drale anglicane, le palais de justice et le chĂąteau Saint-Louis. Lâespace est aĂ©rĂ© par des jardins privĂ©s, des places publiques et quelques petits cimetiĂšres.
Du rempart qui couronne le cap, on admire un panorama royal : la rade, lâĂźle dâOrlĂ©ans enserrĂ©e par les deux bras du fleuve et la pointe de LĂ©vis, ses maisons blanches et ses chantiers navals. TrĂšs loin se dessine la ligne sombre des Appalaches. Sur la gauche, Ă lâembouchure de la Saint-Charles, on voit dâautres navires en chantier, des entrepĂŽts, le pont Dorchester qui mĂšne Ă la CanardiĂšre, aux champs de Beauport, Ă la cĂŽte de BeauprĂ© et au mont ...