Le 24 mai
chapitre 1
Célébrer, consommer ou partir en vacances :
la fĂȘte de la reine Victoria, 1845-1982
Marcel Martel et Joel Belliveau
On lâappelle tantĂŽt « la fĂȘte de la Reine » tantĂŽt « la fĂȘte de lâEmpire ». Aux jeunes elle apporte lâidĂ©e dâamusements tapageurs Ă lâaide de piĂšces pyrotechniques. Aux plus vieux, lâattrait irrĂ©sistible dâune sortie au grand air, parmi les bourgeons et les fleurs dâune nature qui sâĂ©veille.
Publicité du Canadien National,
Le ProgrĂšs du Saguenay, 28 mai 1929
Des Canadiens, Ă lâimage des sujets de plusieurs autres royaumes et empires, ont trĂšs tĂŽt eu coutume de cĂ©lĂ©brer lâanniversaire de leur monarque. Le 24 mai, jour anniversaire de la naissance de la reine Victoria (elle accĂšde au trĂŽne en 1837), ne fait pas exception. Câest durant son rĂšgne que la tradition commence son processus dâinstitutionnalisation, puisque câest dĂšs 1845 que le Parlement de la province du Canada adopte un projet de loi dĂ©clarant le 24 mai jour de fĂȘte.
Les organisateurs de la cĂ©lĂ©bration cherchent Ă renforcer le sentiment dâattachement Ă la monarchie et Ă lâEmpire britannique, quelques annĂ©es aprĂšs les rĂ©bellions dans les deux Canadas et lâActe dâUnion, ainsi quâĂ dĂ©marquer lâAmĂ©rique du Nord britannique de la rĂ©publique Ă©tats-unienne au sud. Ce message nâest pas destinĂ© uniquement aux Canadiens dâorigine britannique ou immigrante. Il en existe une variante pour les Canadiens français, Ă qui la reine et son empire sont prĂ©sentĂ©s comme garants des libertĂ©s dont ils jouissent et qui incluent le droit dâutiliser leur langue, de pratiquer leur religion et de sauvegarder leur culture.
MalgrĂ© tout, les cĂ©lĂ©brations nâont pas lieu partout dans la colonie. Au Canada français, en particulier, la fĂȘte passe inaperçue ; peu dâactivitĂ©s officielles sont organisĂ©es. En rĂ©action Ă ce manque de ferveur, lâOntarienne Clementina Trenholme Fessenden propose au bout de quelques dĂ©cennies la crĂ©ation dâune fĂȘte cĂ©lĂ©brant lâappartenance Ă lâEmpire. Les provinces rĂ©cupĂšrent cette initiative citoyenne en instituant le jour de lâEmpire en 1899. Les festivitĂ©s du Victoria Day, mais surtout celles de la journĂ©e de lâEmpire, qui se dĂ©roulent habituellement le 23 mai, dĂ©montrent une volontĂ© de renforcer les liens entre le dominion du Canada et la mĂ©tropole.
Dans le sillage du 60e anniversaire de lâaccession au trĂŽne de Victoria, fĂȘtĂ© en grande pompe au Canada en 1897, et Ă la suite de son dĂ©cĂšs en janvier 1901, la journĂ©e dĂ©diĂ©e Ă cette souveraine devient une fĂȘte lĂ©gale cette annĂ©e-lĂ . Au nom de lâattachement du Canada Ă sa souveraine, le gouvernement du dominion se distinguera en continuant dâobserver le 24 mai. Or, pour la population, la fĂȘte de la Reine reprĂ©sente avant tout lâoccasion de profiter dâun congĂ© et marque le dĂ©but officieux de lâĂ©tĂ©.
La fĂȘte de la Reine : congĂ© printanier par excellence
AprĂšs lâunion des colonies du Bas-Canada et du Haut-Canada qui fait suite aux rĂ©bellions de 1837 et 1838, les Canadiens français se retrouvent Ă devoir Ă©voluer dans la « province du Canada » qui, Ă compter de 1845, cĂ©lĂšbre officiellement la reine Victoria. Une loi du Parlement de cette colonie institue le 24 mai comme jour fĂ©riĂ© pour les employĂ©s de la fonction publique et ceux du secteur bancaire. Les autres travailleurs travaillent, mais sâils souhaitent eux aussi profiter dâun congĂ©, ils peuvent faire pression sur leur conseil municipal pour quâil dĂ©crĂšte le 24 mai jour fĂ©riĂ©, ce que plusieurs font en Ontario.
Une premiĂšre tentative de faire de la fĂȘte de la Reine un jour fĂ©riĂ© pour lâensemble du pays a lieu en 1897. Les parlementaires fĂ©dĂ©raux tablent sur la vague de sympathie suscitĂ©e par le jubilĂ© de diamant de la reine. Le projet de loi privĂ© prĂ©sentĂ© Ă cet effet soulĂšve toutefois de lâopposition au cours de son dĂ©bat Ă la Chambre des communes. Des dĂ©putĂ©s affirment quâun nouveau congĂ© nuirait non seulement aux activitĂ©s des entreprises, mais aussi aux travailleurs qui perdraient une journĂ©e de revenus. Le projet de loi meurt finalement au feuilleton.
Quatre ans plus tard, le vent tourne lorsque Victoria dĂ©cĂšde. Sous la pression de quotidiens ontariens de langue anglaise et des conseils municipaux de Toronto et dâHamilton, les parlementaires adoptent un projet de loi visant Ă commĂ©morer son souvenir. Le 24 mai devient dĂšs lors une fĂȘte lĂ©gale dans lâensemble du pays. La perspective peu allĂ©chante dâavoir Ă observer en plein automne la fĂȘte du nouveau roi Ădouard VII, nĂ© un 9 novembre, joue un rĂŽle certain dans cette dĂ©cision. Certains votent en faveur car ils croient aux bienfaits Ă©conomiques du congĂ©, notamment pour lâindustrie pyrotechnique, puisque les Canadiens achĂštent beaucoup de feux dâartifice lors de ces cĂ©lĂ©brations. Dâautres parlementaires estiment encore une fois quâune nouvelle fĂȘte lĂ©gale aura des consĂ©quences Ă©conomiques nĂ©gatives pour le pays puisque les entreprises et les commerces fermeront leurs portes pendant une journĂ©e, ce qui nuira Ă leur chiffre dâaffaires.
Durant les derniĂšres dĂ©cennies du xixe siĂšcle, la fĂȘte de la Reine a un objectif prĂ©cis : renforcer lâidentitĂ© commune et le sentiment dâappartenance au Canada, Ă ses symboles, notamment la monarchie et lâEmpire. Il faut dire que la jeune fĂ©dĂ©ration a Ă©tĂ© secouĂ©e par dâimportantes crises depuis 1867. Les rapports sont tendus entre les francophones et les anglophones ainsi quâentre les catholiques et les protestants. La crise scolaire au Nouveau-Brunswick lance le bal des rĂ©criminations, peu de temps aprĂšs la ConfĂ©dĂ©ration. En 1871, le gouvernement de cette province a en effet dĂ©cidĂ© de ne financer que les Ă©coles publiques, câest-Ă -dire celles frĂ©quentĂ©es par les protestants. Les catholiques doivent financer eux-mĂȘmes leurs Ă©coles, appelĂ©es « sĂ©parĂ©es » dans la Constitution canadienne, sâils souhaitent continuer Ă donner Ă leurs enfants une Ă©ducation fidĂšle Ă leurs convictions religieuses. Cette politique touche particuliĂšrement les Acadiens, en trĂšs grande majoritĂ© catholiques, mais aussi la p...