chapitre 1
LâĂ©ducation dâune journaliste
L ongtemps, je me suis connu un refus total de vivre passĂ© cinquante ans. Peu importe la façon dont je pĂ©rirais â dans une guerre, dans un accident, avec le cancer â, je ne voulais pas vivre passĂ© lâĂąge de cinquante ans. Jâavais le culte de la jeunesse et lâhorreur de la vieillesse. MĂȘme la perspective de prendre une retraite quelconque me rĂ©pugnait.
Toutefois, le destin me fut clĂ©ment en trompant mes souhaits un peu morbides. Ă cinquante ans, ce ne fut pas la mort que je rencontrai mais quelque chose dâaussi radical et de moins permanent : une crise psychotique, accompagnĂ©e dâun diagnostic de bipolaritĂ©. Cette crise mit fin Ă la premiĂšre partie de ma vie et me fit amorcer une nouvelle Ă©tape qui me permit dâaccĂ©der largement Ă la guĂ©rison.
Ensuite, il y a eu des histoires dâamour. LĂ , jâai pensĂ© que je pourrais me rendre jusquâĂ cinquante-cinq ans. Ma derniĂšre histoire dâamour mâa menĂ©e Ă soixante-cinq ans. Câest alors que jâai commencĂ© Ă changer dâidĂ©e sur la vie en gĂ©nĂ©ral, donc sur la vieillesse. De sorte quâaujourdâhui, Ă quatre-vingt-six ans, je nâai jamais si peu craint la mort, en mĂȘme temps que je nâai jamais autant aimĂ© la vie.
Depuis quelques années, grùce à un petit héritage de mon pÚre, je mÚne une vie paisible à lire, à écrire et à voir des amis. Un soir par semaine, généralement le jeudi, je rencontre un groupe de retraités, dont la plupart sont des chimistes, allez savoir pourquoi. Ces rencontres durent depuis trÚs longtemps.
JâĂ©cris, je lis. Je ne sors quâaccompagnĂ©e, mais je ne refuse jamais une invitation. GrĂące Ă Internet, je retrouve dâanciens amis dispersĂ©s aux quatre coins du monde. Quelques-uns viennent mĂȘme me rendre visite Ă MontrĂ©al. LâactualitĂ© politique, qui dĂ©sespĂšre tant de gens, me donne au contraire lâenvie de reprendre la plume et de me battre. Bref, jamais je nâai connu une telle sĂ©rĂ©nitĂ©, un tel plaisir de vivre.
Donc, je suis dâune certaine maniĂšre « guĂ©rie » grĂące aux mĂ©dicaments efficaces quâon me prescrit depuis quelques annĂ©es. Et la mĂ©moire des annĂ©es passĂ©es Ă ĂȘtre vraiment malade me permet peut-ĂȘtre de mieux apprĂ©cier mon Ă©tat actuel. Et il y a eu la rencontre avec ce chat extraordinaire, dont je vous reparlerai au moment oĂč il apparaĂźtra dans cette histoire.
Il mâa paru important de me mettre Ă lâĂ©criture de ce livre strictement personnel â sans aucune prĂ©tention mĂ©dicale â en faisant le rĂ©cit de ce point tournant de ma vie et du cheminement vers une existence plus heureuse. JâespĂšre que mon rĂ©cit servira Ă ce que se reconnaissent ceux qui ont connu la dĂ©pression. Je lâai aussi Ă©crit pour que les gens en bonne santĂ© mentale apprennent de quelle sorte de douleur il est question.
Je suis revenue en arriĂšre, laissant se dĂ©vider lâĂ©cheveau de mes souvenirs, pour dĂ©crire de mon mieux ce que peut ressentir ou vivre une maniaco-dĂ©pressive. Avant la psychose, je nâavais jamais Ă©tĂ© diagnostiquĂ©e comme bipolaire ; je ne pouvais ni comprendre et encore moins soigner ces gigantesques montagnes russes. La maladie a considĂ©rablement nui Ă ma carriĂšre Ă cause de ces pĂ©riodes de temps plus ou moins longues pendant lesquelles elle mâarrachait brutalement Ă mon travail, ce qui non seulement me faisait perdre de lâargent mais mâaffublait aussi dâune fĂącheuse rĂ©putation dâinstabilitĂ©.
Je ne sais pas si ma maladie est dâorigine familiale, mais je suis le seul membre de ma famille, avec une sĆur de ma mĂšre, Ă avoir Ă©tĂ© affligĂ©e de dĂ©pression. Dâailleurs, tante Gilberte a connu des attaques plus aiguĂ«s que les miennes. Ainsi, elle a fait deux tentatives de suicide dans le fleuve Ă Verdun ; elle est morte Ă lâhĂŽpital psychiatrique Louis-H.-Lafontaine, oĂč elle sĂ©journait depuis longtemps.
Au dĂ©but, la maladie de Gilberte ne sâest pas manifestĂ©e dâune façon si dramatique ; ma chĂšre tante Ă©tait tout bonnement curieuse, voire audacieuse. Par exemple, elle qui Ă©tait simple caissiĂšre dans une banque et qui vivait dans un trĂšs modeste trois piĂšces avec sa mĂšre et sa sĆur apprenait le chant, jouait du piano, sâĂ©tait mise Ă lâallemand et avait entrepris un jour de se rendre en cargo, seule femme en compagnie de lâĂ©quipage, visiter son frĂšre. Celui-ci vivait dans un campement rustique qui avec les annĂ©es allait devenir Baie-Comeau. Il Ă©tait secrĂ©taire du prĂ©sident de la Quebec North Shore, qui exploitait la forĂȘt de la rĂ©gion pour alimenter ses usines Ă papier de Chicago. Le cĂŽtĂ© dĂ©pressif et le goĂ»t des entreprises dangereuses sâinstallĂšrent peu Ă peu chez ma tante. Ă la suite dâun Ă©pisode aigu, elle fut hospitalisĂ©e au Allan Memorial Ă MontrĂ©al, dâoĂč elle sâĂ©vada par une froide nuit dâhiver. On la retrouva, encore vĂȘtue de sa robe de nuit, dans un tramway au centre-ville.
Lâautre sĆur de ma mĂšre, Marie-Jeanne, quâon appelait Jean (Djean, Ă lâanglaise), avait dans sa jeunesse menĂ© une vie peu conformiste et mis au monde un enfant quâelle avait dĂ» placer en adoption. Ce fut un tel scandale quâon ne me mit au courant que longtemps aprĂšs sa mort, mĂȘme si elle Ă©tait ma marraine et que jâavais Ă©tĂ© moi-mĂȘme enceinte avant mon mariage.
Jean Ă©tait une femme trĂšs Ă©lĂ©gante, coiffĂ©e et habillĂ©e Ă la mode du jour, qui avait trouvĂ© un minimum de libertĂ© en occupant une chambre seule dans leur Ă©troit et pauvre logement, alors que ma tante Gilberte, celle qui devint malade mentale, ne put jamais sâoffrir ce luxe : elle couchait avec sa mĂšre dans un minuscule lit double, dans une chambre minable. Je ne connus Ă Jean quâun seul amoureux, un policier quâon lui permettait de recevoir uniquement dans la cuisine et en compagnie de membres de la famille. Monsieur Dansereau, un personnage costaud, Ă©tait gentil, et je me souviens quâil me laissait jouer avec son Ă©norme revolver, qui nâĂ©tait bien sĂ»r pas chargĂ©. Cette arme impressionnante me fascinait. Il nây avait pas de tĂ©lĂ©vision Ă lâĂ©poque, de sorte que je ne comprenais pas son pouvoir mortel. Pour moi, câĂ©tait tout simplement un gros jouet.
Jean sâĂ©tait liĂ©e dâamitiĂ© chez Bell Telephone avec une compagne de travail mariĂ©e Ă un riche homme dâaffaires. GrĂące Ă ma tante, il nous arrivait dâĂȘtre invitĂ©es chez les sĆurs Halleday Ă Hampstead, riche banlieue de MontrĂ©al, et de dĂ©jeuner dans leur magnifique jardin ou dans leur spacieuse salle Ă manger. Je me demande encore comment il se fait que nous Ă©tions tous bilingues dans notre famille. Probablement un mĂ©lange dâorigines irlandaises et de la nĂ©cessitĂ© de se dĂ©brouiller en anglais dans le QuĂ©bec de cette Ă©poque.
Ma mĂšre sâentendait bien avec sa famille mais elle menait avec mon pĂšre une vie beaucoup plus confortable. Elle avait Ă©tĂ© institutrice dĂšs lâĂąge de dix-sept ans, jusquâĂ son mariage Ă vingt-trois ans. Mon pĂšre lâencouragea Ă faire des Ă©tudes de mĂ©decine, ce quâelle avait toujours souhaitĂ©, mais elle refusa la gĂ©nĂ©reuse offre de son mari (rare pour lâĂ©poque) parce quâelle estimait que son rĂŽle dans la vie Ă©tait dâĂȘtre Ă©pouse et mĂšre Ă plein temps. Toutefois, elle me poussa toujours, moi sa fille, Ă faire des Ă©tudes et Ă me prĂ©parer pour une carriĂšre, comme ma cousine Lucette qui Ă©tait mĂ©decin. Dâailleurs, mon pĂšre eut la mĂȘme attitude Ă mon Ă©gard, sans que je mây oppose, bien sĂ»r.
Ma grand-mĂšre Ă©tait lâintellectuelle de la famille. Elle dĂ©vorait les livres de Garneau et de Rumilly en plusieurs volumes sur lâhistoire du QuĂ©bec et du Canada que nous lui offrions toujours, un Ă un, Ă son anniversaire ou Ă NoĂ«l. SâintĂ©ressant beaucoup Ă la politique, elle Ă©tait une fervente libĂ©rale. Je me souviens quâelle Ă©tait une admiratrice de Sir Wilfrid Laurier.
Il nây avait quâun seul homme dans cette famille, mon oncle Henri Ryan, qui, aprĂšs avoir quittĂ© femme et enfants (dont Claude, qui devint un chef politique respectĂ©, et son frĂšre Yves, qui fut longtemps maire de MontrĂ©al-Nord), sâĂ©tait rĂ©fugiĂ© Ă Baie-Comeau. Paula, ma mĂšre, Ă©tait assez proche de sa famille du boulevard DĂ©carie. Et mon frĂšre, Mario, et moi arrĂȘtions souvent chez notre grand-mĂšre en revenant de lâĂ©cole.
Nous frĂ©quentions trĂšs peu la famille de mon pĂšre. En fait, nous la visitions Ă Ville-Ămard une fois par annĂ©e dans le temps de NoĂ«l. Je me souviens de ma grand-mĂšre paternelle, qui Ă©tait affligĂ©e dâune forte claudication, sĂ©quelle de lâaccouchement de mon pĂšre, le dernier de ses neuf enfants. Lâun de ces nombreux rejetons Ă©tait mon parrain, le conducteur de tramway. Je me rappelle que jâĂ©tais trĂšs fiĂšre de lui et lui vouais une grande affection. Un autre membre de cette smala Ă©tait marchand de meubles Ă Berthier. Je me souviens quâil Ă©tait chauve et portait des lunettes. Mon oncle Omer Ă©tait trĂšs grand et maigre, et aussi longtemps que je lâai connu il a Ă©tĂ© chĂŽmeur, de mĂȘme que mon oncle Sylvio, quâon appelait Yo. Il Ă©tait petit et extrĂȘmement drĂŽle et fumait toujours la pipe.
Mon pĂšre avait le cheveu rare et le pas vif. Il traĂźnait toujours sur lui de gros paquets de billets de banque quâil sortait souvent de ses poches. Bizarre façon de se rassurer. Il quittait la maison â mĂȘme le dimanche â vers neuf heures le matin et rentrait le soir Ă onze heures. Il Ă©tait propriĂ©taire de son garage et de sa maison de campagne, mais nous avons toujours Ă©tĂ© locataires de nos lieux dâhabitation urbains.
Je nâai connu que deux des trois sĆurs de mon pĂšre, la troisiĂšme Ă©tant dĂ©cĂ©dĂ©e dans son enfance. Lâune dâelles avait un emploi mais je ne me souviens pas oĂč. Lâautre tenait maison Ă cause de lâinfirmitĂ© de ma grand-mĂšre. Elle Ă©tait courtisĂ©e, toujours Ă la maison, par un homme rondouillard portant lunettes quâon appelait « mon oncle BĂ©bĂ© ». Il Ă©tait toujours lĂ , assis dans la cuisine. Mais aprĂšs la mort de ma grand-mĂšre, la famille se dispersa.
Ma tante Yvonne et mon oncle BĂ©bĂ© â aprĂšs des annĂ©es de frĂ©quentations platoniques â se sont mariĂ©s et installĂ©s sur une ferme oĂč ils ont fait de lâĂ©levage. Je me souviens fort bien quâils avaient un important troupeau de cochons, que je nourrissais aux petites pommes vertes. Les porcs couraient Ă toute vitesse pour sâempiffrer. Ils faisaient mon bonheur chaque fois que nous leur rendions visite, surtout lâĂ©tĂ©.
On Ă©tait fort sur les secrets dans cette famille. Ainsi, Ă lâĂąge de seize ans, jâavais invitĂ© deux camarades de lâuniversitĂ© Ă passer la soirĂ©e avec moi. Ă un moment donnĂ©, je me rendis dans la cuisine pour demander du cafĂ© Ă la bonne, Lucille. Je ne la trouvai pas et la cherchai sans succĂšs partout dans la maison. Commençant Ă ĂȘtre inquiĂšte, jâempruntai lâescalier qui descendait au sous-sol. Et câest lĂ que je dĂ©couvris Lucille, Ă©tendue de tout son long, le corps tremblant dans une flaque de sang. Nâayant reçu aucune Ă©ducation sexuelle, jâĂ©tais trop ignorante pour comprendre quâil sâagissait lĂ dâun avortement. Je savais oĂč Ă©taient allĂ©s mes parents, alors, affolĂ©e, je leur tĂ©lĂ©phonai. Ils accoururent immĂ©diatement et, sans me donner dâexplication, ils appelĂšrent leur mĂ©decin de famille. Cette bonne que jâaimais beaucoup fut transportĂ©e Ă lâhĂŽpital et ne revint Ă la maison que pour prendre ses affaires, car elle avait Ă©tĂ© congĂ©diĂ©e. Quant Ă mes jeunes amis qui me visitaient ce soir-lĂ , ils sentirent que le secret pesait dĂ©sormais sur notre famille et quittĂšrent prestement la maison. Personne ne parla plus de ce terrible incident.
Ce nâest que des annĂ©es plus tard que je compris ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă ma chĂšre Lucille. Certes, ma mĂšre, quand jâeus dix-sept ans, mâavait procurĂ© une sorte dâĂ©ducation sexuelle. Mais ce fut en fait quelque chose comme un cours de plomberie. En tous les cas, de quoi mâĂ©loigner pour longtemps des relations sexuelles, voire de lâamour. Je me souviens que mĂȘme le baiser me fut interdit parce que prĂ©sentĂ© comme un « pĂ©chĂ© mortel ».
Je crois que lâavortement de Lucille que jâavais tant aimĂ©e ne fut pas seulement mis au secret mais refoulĂ©. Câest beaucoup plus tard que je regrettai dâignorer oĂč se trouvait celle qui mâavait Ă©tĂ© arrachĂ©e de force et dâune façon que je qualifierais de sauvage. Mais je ne lâai jamais retrouvĂ©e.
Au cours de mes Ă©tudes universitaires, jâai parfois connu des crises dâangoisse et, moins frĂ©quemment, des pĂ©riodes lĂ©gĂšrement dĂ©pressives. Ă cette Ă©poque, un pĂšre dominicain ami de mes parents et psychologue de profession, croyant peut-ĂȘtre bien faire, mâavait initiĂ©e aux amphĂ©tamines. Pour mâaider Ă passer mes examens, disait-il. Je conservai longtemps cette mauvaise habitude, qui mâaidait Ă Ă©crire mais me laissait Ă la fin de la journĂ©e dans un Ă©tat physique dĂ©plorable.
Ces Ă©pisodes pĂ©nibles disparurent le jour oĂč je pris le bateau pour me rendre en Europe, oĂč je passai deux annĂ©es Ă la fois sĂ©rieuses et divertissantes. Je mâoffris plusieurs randonnĂ©es Ă travers lâEurope, fis connaissance avec le communisme et rencontrai un militant qui allait devenir mon mari. Michel Ă©tait un assez beau garçon en dĂ©pit de son strabisme divergent, dâailleurs partiellement dissimulĂ© par dâĂ©paisses lunettes. AprĂšs avoir fait sa licence de droit, il prĂ©parait un doctorat en Ă©conomie. Mais il consacrait une grande partie de son temps Ă militer pour le Parti communiste et, comme moi, pour le Mouvement de la paix. Câest dâailleurs ce qui me donna lâoccasion de le rencontrer, et câest mon zĂšle de militante qui le rendit amoureux de moi.
Nous avons emmĂ©nagĂ© ensemble, dâabord dans un hĂŽtel minable dâune banlieue ouvriĂšre de Paris, Ă Montrouge, puis dans une chambre de ce qui avait naguĂšre Ă©tĂ© un bordel, le Sphinx, sur le boulevard Edgar-Quinet Ă Montparnasse. Je lavais les chemises de Michel dans une cuvette, Ă lâeau froide. Et nous prĂ©parions nos repas sur un minuscule rĂ©chaud Ă alco...