L'Éducation de Monsieur Go
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L'Éducation de Monsieur Go

AdĂšle Lauzon

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  1. 224 pages
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L'Éducation de Monsieur Go

AdĂšle Lauzon

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À propos de ce livre

AdĂšle Lauzon a Ă©tĂ© une des premiĂšres femmes grands reporters au QuĂ©bec. Elle a couvert la rĂ©volution cubaine et celle d'AlgĂ©rie. Elle a cĂŽtoyĂ© tous les acteurs importants de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise pendant plus de vingt ans. Pourtant, sa carriĂšre a pris un tour inattendu. Depuis la fin de l'adolescence, elle vivait des Ă©pisodes de dĂ©pression. En 1980, une crise plus grave l'a amenĂ©e Ă  ĂȘtre hospitalisĂ©e. Le diagnostic est tombĂ©: trouble bipolaire. Au plus profond de la dĂ©pression, elle a trouvĂ© refuge dans une maison oĂč rĂ©gnait un doux non-conformisme et y a accueilli un chat de ruelle parsemĂ© de grandes taches noires et blanches qui lui ont valu le nom de Monsieur Go, Ă  cause du jeu qui se joue avec des pierres de ces couleurs. Ce fĂ©lin l'a accompagnĂ©e dans son parcours vers la guĂ©rison tandis qu'elle le faisait passer de l'Ă©tat de vrai matou Ă  celui d'animal somptueux et sociable.Aujourd'hui, celle qui dit n'avoir jamais aimĂ© la vieillesse ni les vieux, celle qui dit avoir toujours Ă©tĂ© convaincue qu'elle mourrait Ă  cinquante ans, se retrouve, Ă  quatre-vingt-six ans, plus heureuse que jamais. Elle revit avec nous les Ă©vĂ©nements qui l'ont conduite lĂ  oĂč elle est. Sans aucun apitoiement, en prenant toujours la distance nĂ©cessaire pour se regarder vivre avec curiositĂ©, elle raconte son cheminement intĂ©rieur, celui qui a consistĂ© Ă  apprivoiser la maladie et Ă  apprendre Ă  aimer une vie marquĂ©e, non pas par l'amertume et la rĂ©signation, mais par la sagesse.

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Informations

Année
2017
ISBN
9782764645062
chapitre 1
L’éducation d’une journaliste
L ongtemps, je me suis connu un refus total de vivre passĂ© cinquante ans. Peu importe la façon dont je pĂ©rirais – dans une guerre, dans un accident, avec le cancer –, je ne voulais pas vivre passĂ© l’ñge de cinquante ans. J’avais le culte de la jeunesse et l’horreur de la vieillesse. MĂȘme la perspective de prendre une retraite quelconque me rĂ©pugnait.
Toutefois, le destin me fut clĂ©ment en trompant mes souhaits un peu morbides. À cinquante ans, ce ne fut pas la mort que je rencontrai mais quelque chose d’aussi radical et de moins permanent : une crise psychotique, accompagnĂ©e d’un diagnostic de bipolaritĂ©. Cette crise mit fin Ă  la premiĂšre partie de ma vie et me fit amorcer une nouvelle Ă©tape qui me permit d’accĂ©der largement Ă  la guĂ©rison.
Ensuite, il y a eu des histoires d’amour. LĂ , j’ai pensĂ© que je pourrais me rendre jusqu’à cinquante-cinq ans. Ma derniĂšre histoire d’amour m’a menĂ©e Ă  soixante-cinq ans. C’est alors que j’ai commencĂ© Ă  changer d’idĂ©e sur la vie en gĂ©nĂ©ral, donc sur la vieillesse. De sorte qu’aujourd’hui, Ă  quatre-vingt-six ans, je n’ai jamais si peu craint la mort, en mĂȘme temps que je n’ai jamais autant aimĂ© la vie.
Depuis quelques années, grùce à un petit héritage de mon pÚre, je mÚne une vie paisible à lire, à écrire et à voir des amis. Un soir par semaine, généralement le jeudi, je rencontre un groupe de retraités, dont la plupart sont des chimistes, allez savoir pourquoi. Ces rencontres durent depuis trÚs longtemps.
J’écris, je lis. Je ne sors qu’accompagnĂ©e, mais je ne refuse jamais une invitation. GrĂące Ă  Internet, je retrouve d’anciens amis dispersĂ©s aux quatre coins du monde. Quelques-uns viennent mĂȘme me rendre visite Ă  MontrĂ©al. L’actualitĂ© politique, qui dĂ©sespĂšre tant de gens, me donne au contraire l’envie de reprendre la plume et de me battre. Bref, jamais je n’ai connu une telle sĂ©rĂ©nitĂ©, un tel plaisir de vivre.
Donc, je suis d’une certaine maniĂšre « guĂ©rie » grĂące aux mĂ©dicaments efficaces qu’on me prescrit depuis quelques annĂ©es. Et la mĂ©moire des annĂ©es passĂ©es Ă  ĂȘtre vraiment malade me permet peut-ĂȘtre de mieux apprĂ©cier mon Ă©tat actuel. Et il y a eu la rencontre avec ce chat extraordinaire, dont je vous reparlerai au moment oĂč il apparaĂźtra dans cette histoire.
Il m’a paru important de me mettre Ă  l’écriture de ce livre strictement personnel – sans aucune prĂ©tention mĂ©dicale – en faisant le rĂ©cit de ce point tournant de ma vie et du cheminement vers une existence plus heureuse. J’espĂšre que mon rĂ©cit servira Ă  ce que se reconnaissent ceux qui ont connu la dĂ©pression. Je l’ai aussi Ă©crit pour que les gens en bonne santĂ© mentale apprennent de quelle sorte de douleur il est question.
Je suis revenue en arriĂšre, laissant se dĂ©vider l’écheveau de mes souvenirs, pour dĂ©crire de mon mieux ce que peut ressentir ou vivre une maniaco-dĂ©pressive. Avant la psychose, je n’avais jamais Ă©tĂ© diagnostiquĂ©e comme bipolaire ; je ne pouvais ni comprendre et encore moins soigner ces gigantesques montagnes russes. La maladie a considĂ©rablement nui Ă  ma carriĂšre Ă  cause de ces pĂ©riodes de temps plus ou moins longues pendant lesquelles elle m’arrachait brutalement Ă  mon travail, ce qui non seulement me faisait perdre de l’argent mais m’affublait aussi d’une fĂącheuse rĂ©putation d’instabilitĂ©.
Je ne sais pas si ma maladie est d’origine familiale, mais je suis le seul membre de ma famille, avec une sƓur de ma mĂšre, Ă  avoir Ă©tĂ© affligĂ©e de dĂ©pression. D’ailleurs, tante Gilberte a connu des attaques plus aiguĂ«s que les miennes. Ainsi, elle a fait deux tentatives de suicide dans le fleuve Ă  Verdun ; elle est morte Ă  l’hĂŽpital psychiatrique Louis-H.-Lafontaine, oĂč elle sĂ©journait depuis longtemps.
Au dĂ©but, la maladie de Gilberte ne s’est pas manifestĂ©e d’une façon si dramatique ; ma chĂšre tante Ă©tait tout bonnement curieuse, voire audacieuse. Par exemple, elle qui Ă©tait simple caissiĂšre dans une banque et qui vivait dans un trĂšs modeste trois piĂšces avec sa mĂšre et sa sƓur apprenait le chant, jouait du piano, s’était mise Ă  l’allemand et avait entrepris un jour de se rendre en cargo, seule femme en compagnie de l’équipage, visiter son frĂšre. Celui-ci vivait dans un campement rustique qui avec les annĂ©es allait devenir Baie-Comeau. Il Ă©tait secrĂ©taire du prĂ©sident de la Quebec North Shore, qui exploitait la forĂȘt de la rĂ©gion pour alimenter ses usines Ă  papier de Chicago. Le cĂŽtĂ© dĂ©pressif et le goĂ»t des entreprises dangereuses s’installĂšrent peu Ă  peu chez ma tante. À la suite d’un Ă©pisode aigu, elle fut hospitalisĂ©e au Allan Memorial Ă  MontrĂ©al, d’oĂč elle s’évada par une froide nuit d’hiver. On la retrouva, encore vĂȘtue de sa robe de nuit, dans un tramway au centre-ville.
L’autre sƓur de ma mĂšre, Marie-Jeanne, qu’on appelait Jean (Djean, Ă  l’anglaise), avait dans sa jeunesse menĂ© une vie peu conformiste et mis au monde un enfant qu’elle avait dĂ» placer en adoption. Ce fut un tel scandale qu’on ne me mit au courant que longtemps aprĂšs sa mort, mĂȘme si elle Ă©tait ma marraine et que j’avais Ă©tĂ© moi-mĂȘme enceinte avant mon mariage.
Jean Ă©tait une femme trĂšs Ă©lĂ©gante, coiffĂ©e et habillĂ©e Ă  la mode du jour, qui avait trouvĂ© un minimum de libertĂ© en occupant une chambre seule dans leur Ă©troit et pauvre logement, alors que ma tante Gilberte, celle qui devint malade mentale, ne put jamais s’offrir ce luxe : elle couchait avec sa mĂšre dans un minuscule lit double, dans une chambre minable. Je ne connus Ă  Jean qu’un seul amoureux, un policier qu’on lui permettait de recevoir uniquement dans la cuisine et en compagnie de membres de la famille. Monsieur Dansereau, un personnage costaud, Ă©tait gentil, et je me souviens qu’il me laissait jouer avec son Ă©norme revolver, qui n’était bien sĂ»r pas chargĂ©. Cette arme impressionnante me fascinait. Il n’y avait pas de tĂ©lĂ©vision Ă  l’époque, de sorte que je ne comprenais pas son pouvoir mortel. Pour moi, c’était tout simplement un gros jouet.
Jean s’était liĂ©e d’amitiĂ© chez Bell Telephone avec une compagne de travail mariĂ©e Ă  un riche homme d’affaires. GrĂące Ă  ma tante, il nous arrivait d’ĂȘtre invitĂ©es chez les sƓurs Halleday Ă  Hampstead, riche banlieue de MontrĂ©al, et de dĂ©jeuner dans leur magnifique jardin ou dans leur spacieuse salle Ă  manger. Je me demande encore comment il se fait que nous Ă©tions tous bilingues dans notre famille. Probablement un mĂ©lange d’origines irlandaises et de la nĂ©cessitĂ© de se dĂ©brouiller en anglais dans le QuĂ©bec de cette Ă©poque.
Ma mĂšre s’entendait bien avec sa famille mais elle menait avec mon pĂšre une vie beaucoup plus confortable. Elle avait Ă©tĂ© institutrice dĂšs l’ñge de dix-sept ans, jusqu’à son mariage Ă  vingt-trois ans. Mon pĂšre l’encouragea Ă  faire des Ă©tudes de mĂ©decine, ce qu’elle avait toujours souhaitĂ©, mais elle refusa la gĂ©nĂ©reuse offre de son mari (rare pour l’époque) parce qu’elle estimait que son rĂŽle dans la vie Ă©tait d’ĂȘtre Ă©pouse et mĂšre Ă  plein temps. Toutefois, elle me poussa toujours, moi sa fille, Ă  faire des Ă©tudes et Ă  me prĂ©parer pour une carriĂšre, comme ma cousine Lucette qui Ă©tait mĂ©decin. D’ailleurs, mon pĂšre eut la mĂȘme attitude Ă  mon Ă©gard, sans que je m’y oppose, bien sĂ»r.
Ma grand-mĂšre Ă©tait l’intellectuelle de la famille. Elle dĂ©vorait les livres de Garneau et de Rumilly en plusieurs volumes sur l’histoire du QuĂ©bec et du Canada que nous lui offrions toujours, un Ă  un, Ă  son anniversaire ou Ă  NoĂ«l. S’intĂ©ressant beaucoup Ă  la politique, elle Ă©tait une fervente libĂ©rale. Je me souviens qu’elle Ă©tait une admiratrice de Sir Wilfrid Laurier.
Il n’y avait qu’un seul homme dans cette famille, mon oncle Henri Ryan, qui, aprĂšs avoir quittĂ© femme et enfants (dont Claude, qui devint un chef politique respectĂ©, et son frĂšre Yves, qui fut longtemps maire de MontrĂ©al-Nord), s’était rĂ©fugiĂ© Ă  Baie-Comeau. Paula, ma mĂšre, Ă©tait assez proche de sa famille du boulevard DĂ©carie. Et mon frĂšre, Mario, et moi arrĂȘtions souvent chez notre grand-mĂšre en revenant de l’école.
Nous frĂ©quentions trĂšs peu la famille de mon pĂšre. En fait, nous la visitions Ă  Ville-Émard une fois par annĂ©e dans le temps de NoĂ«l. Je me souviens de ma grand-mĂšre paternelle, qui Ă©tait affligĂ©e d’une forte claudication, sĂ©quelle de l’accouchement de mon pĂšre, le dernier de ses neuf enfants. L’un de ces nombreux rejetons Ă©tait mon parrain, le conducteur de tramway. Je me rappelle que j’étais trĂšs fiĂšre de lui et lui vouais une grande affection. Un autre membre de cette smala Ă©tait marchand de meubles Ă  Berthier. Je me souviens qu’il Ă©tait chauve et portait des lunettes. Mon oncle Omer Ă©tait trĂšs grand et maigre, et aussi longtemps que je l’ai connu il a Ă©tĂ© chĂŽmeur, de mĂȘme que mon oncle Sylvio, qu’on appelait Yo. Il Ă©tait petit et extrĂȘmement drĂŽle et fumait toujours la pipe.
Mon pĂšre avait le cheveu rare et le pas vif. Il traĂźnait toujours sur lui de gros paquets de billets de banque qu’il sortait souvent de ses poches. Bizarre façon de se rassurer. Il quittait la maison – mĂȘme le dimanche – vers neuf heures le matin et rentrait le soir Ă  onze heures. Il Ă©tait propriĂ©taire de son garage et de sa maison de campagne, mais nous avons toujours Ă©tĂ© locataires de nos lieux d’habitation urbains.
Je n’ai connu que deux des trois sƓurs de mon pĂšre, la troisiĂšme Ă©tant dĂ©cĂ©dĂ©e dans son enfance. L’une d’elles avait un emploi mais je ne me souviens pas oĂč. L’autre tenait maison Ă  cause de l’infirmitĂ© de ma grand-mĂšre. Elle Ă©tait courtisĂ©e, toujours Ă  la maison, par un homme rondouillard portant lunettes qu’on appelait « mon oncle BĂ©bĂ© ». Il Ă©tait toujours lĂ , assis dans la cuisine. Mais aprĂšs la mort de ma grand-mĂšre, la famille se dispersa.
Ma tante Yvonne et mon oncle BĂ©bĂ© – aprĂšs des annĂ©es de frĂ©quentations platoniques – se sont mariĂ©s et installĂ©s sur une ferme oĂč ils ont fait de l’élevage. Je me souviens fort bien qu’ils avaient un important troupeau de cochons, que je nourrissais aux petites pommes vertes. Les porcs couraient Ă  toute vitesse pour s’empiffrer. Ils faisaient mon bonheur chaque fois que nous leur rendions visite, surtout l’étĂ©.
On Ă©tait fort sur les secrets dans cette famille. Ainsi, Ă  l’ñge de seize ans, j’avais invitĂ© deux camarades de l’universitĂ© Ă  passer la soirĂ©e avec moi. À un moment donnĂ©, je me rendis dans la cuisine pour demander du cafĂ© Ă  la bonne, Lucille. Je ne la trouvai pas et la cherchai sans succĂšs partout dans la maison. Commençant Ă  ĂȘtre inquiĂšte, j’empruntai l’escalier qui descendait au sous-sol. Et c’est lĂ  que je dĂ©couvris Lucille, Ă©tendue de tout son long, le corps tremblant dans une flaque de sang. N’ayant reçu aucune Ă©ducation sexuelle, j’étais trop ignorante pour comprendre qu’il s’agissait lĂ  d’un avortement. Je savais oĂč Ă©taient allĂ©s mes parents, alors, affolĂ©e, je leur tĂ©lĂ©phonai. Ils accoururent immĂ©diatement et, sans me donner d’explication, ils appelĂšrent leur mĂ©decin de famille. Cette bonne que j’aimais beaucoup fut transportĂ©e Ă  l’hĂŽpital et ne revint Ă  la maison que pour prendre ses affaires, car elle avait Ă©tĂ© congĂ©diĂ©e. Quant Ă  mes jeunes amis qui me visitaient ce soir-lĂ , ils sentirent que le secret pesait dĂ©sormais sur notre famille et quittĂšrent prestement la maison. Personne ne parla plus de ce terrible incident.
Ce n’est que des annĂ©es plus tard que je compris ce qui Ă©tait arrivĂ© Ă  ma chĂšre Lucille. Certes, ma mĂšre, quand j’eus dix-sept ans, m’avait procurĂ© une sorte d’éducation sexuelle. Mais ce fut en fait quelque chose comme un cours de plomberie. En tous les cas, de quoi m’éloigner pour longtemps des relations sexuelles, voire de l’amour. Je me souviens que mĂȘme le baiser me fut interdit parce que prĂ©sentĂ© comme un « pĂ©chĂ© mortel ».
Je crois que l’avortement de Lucille que j’avais tant aimĂ©e ne fut pas seulement mis au secret mais refoulĂ©. C’est beaucoup plus tard que je regrettai d’ignorer oĂč se trouvait celle qui m’avait Ă©tĂ© arrachĂ©e de force et d’une façon que je qualifierais de sauvage. Mais je ne l’ai jamais retrouvĂ©e.
Au cours de mes Ă©tudes universitaires, j’ai parfois connu des crises d’angoisse et, moins frĂ©quemment, des pĂ©riodes lĂ©gĂšrement dĂ©pressives. À cette Ă©poque, un pĂšre dominicain ami de mes parents et psychologue de profession, croyant peut-ĂȘtre bien faire, m’avait initiĂ©e aux amphĂ©tamines. Pour m’aider Ă  passer mes examens, disait-il. Je conservai longtemps cette mauvaise habitude, qui m’aidait Ă  Ă©crire mais me laissait Ă  la fin de la journĂ©e dans un Ă©tat physique dĂ©plorable.
Ces Ă©pisodes pĂ©nibles disparurent le jour oĂč je pris le bateau pour me rendre en Europe, oĂč je passai deux annĂ©es Ă  la fois sĂ©rieuses et divertissantes. Je m’offris plusieurs randonnĂ©es Ă  travers l’Europe, fis connaissance avec le communisme et rencontrai un militant qui allait devenir mon mari. Michel Ă©tait un assez beau garçon en dĂ©pit de son strabisme divergent, d’ailleurs partiellement dissimulĂ© par d’épaisses lunettes. AprĂšs avoir fait sa licence de droit, il prĂ©parait un doctorat en Ă©conomie. Mais il consacrait une grande partie de son temps Ă  militer pour le Parti communiste et, comme moi, pour le Mouvement de la paix. C’est d’ailleurs ce qui me donna l’occasion de le rencontrer, et c’est mon zĂšle de militante qui le rendit amoureux de moi.
Nous avons emmĂ©nagĂ© ensemble, d’abord dans un hĂŽtel minable d’une banlieue ouvriĂšre de Paris, Ă  Montrouge, puis dans une chambre de ce qui avait naguĂšre Ă©tĂ© un bordel, le Sphinx, sur le boulevard Edgar-Quinet Ă  Montparnasse. Je lavais les chemises de Michel dans une cuvette, Ă  l’eau froide. Et nous prĂ©parions nos repas sur un minuscule rĂ©chaud Ă  alco...

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