CHAPITRE II
La société des individus
La pensĂ©e politique de notre temps se dĂ©ploie dans lâombre dâune tragĂ©die. Nulle rĂ©flexion sur le sens de lâexpĂ©rience dĂ©mocratique et le fait national nâest le rĂ©sultat dâune dĂ©libĂ©ration parfaitement objective, produit dâun sujet dĂ©tachĂ© de cet enchevĂȘtrement dâhistoires Ă partir duquel il nous est donnĂ© de penser. Nous voilĂ simplement ni parfaitement dĂ©liĂ©s, ni totalement enchĂąssĂ©s. Câest pourquoi il demeure possible de penser, comme le rappelle Hannah Arendt, Ă partir des Ă©vĂ©nements qui se prĂ©sentent Ă nous. Sans le tranchant de la rencontre parfois brutale des choses et des hommes, il est difficile de se dĂ©tacher de lâemprise des idĂ©es reçues. Or, sâil est un Ă©vĂ©nement qui nous oblige Ă la pensĂ©e plus que tout autre, câest bien, dans toute son horreur, la Shoa. Nous jugeons des affaires humaines dans lâhorizon de sens dĂ©fini par lâindĂ©chiffrable inhumanitĂ© de cette tyrannie. Quoique la connaissance exacte du bien nous Ă©chappe dĂ©sormais, il nous reste, dans cette nuit, une expĂ©rience certaine du mal. Aucune rĂ©flexion sur notre situation politique, encore moins sur la nation et ses rapports au pouvoir, nâest donc aujourdâhui possible qui ne renvoie, dâune façon ou dâune autre, Ă lâobscuritĂ© apparemment sans fond de ce dĂ©chaĂźnement, absurde et pourtant organisĂ©, de la volontĂ© de puissance.
Il est Ă espĂ©rer que ces Ă©vĂ©nements susciteront encore longtemps lâĂ©tonnement, obligeant chacun Ă reconsidĂ©rer la signification de notre temps. Le souvenir de ces corps mutilĂ©s, de ces ĂȘtres quâon a voulu reconduire par la force Ă lâĂ©tat de choses anonymes, fut et demeure tel que lâhistoire paraĂźt Ă nouveau privĂ©e de sens, de sorte que lâidĂ©e dâun progrĂšs de lâhumanitĂ© perd toute Ă©vidence. Il est vrai quâun tel soupçon a surgi dans la conscience europĂ©enne bien avant lâholocauste. La Terreur, engendrĂ©e Ă la suite de la rĂ©volution des droits de lâhomme, reprĂ©sentait dĂ©jĂ une premiĂšre Ă©nigme dâimportance. Ă cela il faut ajouter les guerres, sous NapolĂ©on dâabord, mais plus encore la guerre inutile des tranchĂ©es de Verdun. Au terme dâun parcours pourtant dĂ©jĂ bien dĂ©routant, les rĂ©cits de Soljenitsyne sur le Goulag ont levĂ© le voile sur dâinimaginables souffrances. Tout ceci laisse une amĂšre impression, comme si la mĂȘme histoire se rĂ©pĂ©tait Ă diverses Ă©chelles et selon des contextes politiques et historiques diffĂ©rents. Chaque fois, tout commence dans lâenthousiasme et le dĂ©fi pour se dĂ©terminer dans la dĂ©solation et lâimpuissance. Ă cet Ă©gard, lâhistoire allemande, du rassemblement de Nuremberg au procĂšs du mĂȘme nom, quoique singuliĂšre, semble porter Ă son terme une logique partagĂ©e. Ă considĂ©rer ce siĂšcle Ă partir de sa fin, on a le sentiment que quelque chose se rĂ©pĂšte sous les diffĂ©rents visages de la politique et que ce quelque chose est liĂ© de maniĂšre essentielle Ă lâidĂ©e de rĂ©volution.
Lâhorreur des massacres auxquels ont conduit ces tyrannies nâaffecte pas que la notion de progrĂšs, puisque, par le biais de cette conscience historique, câest le sens mĂȘme de lâexpĂ©rience moderne qui est interrogĂ©. Il est Ă©trange que lâĂ©poque qui a vu naĂźtre le dĂ©sir dâune paix universelle soit aussi celle des guerres les plus impitoyables. Tout aussi Ă©tonnant est le fait que la culture moderne, caractĂ©risĂ©e dâabord par lâhumanisme, ait pu favoriser, dâune maniĂšre ou dâune autre, les politiques les plus inhumaines. Ă ce propos, le rĂŽle tenu par certains intellectuels allemands sous la RĂ©publique de Weimar et durant les premiĂšres annĂ©es du Reich reste extrĂȘmement problĂ©matique. Ce qui mĂ©rite notre attention avant tout, car ce sont lĂ des choses connues, câest le fait si singulier que notre siĂšcle fut le thĂ©Ăątre dâun retour radical et violent de lâautre Ă une altĂ©ritĂ© naturelle ou historique. Il nous a Ă©tĂ© donnĂ© de voir comment, suite Ă la rĂ©vĂ©lation chrĂ©tienne, les Modernes ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă mettre le fait de la similitude des hommes au cĆur de leur anthropologie. Sur ce fondement, ont Ă©tĂ© instituĂ©s les droits humains et les devoirs de solidaritĂ© sociale et politique. Comment, dĂšs lors, expliquer ce renversement de toutes les perspectives quâincarne lâinhumanitĂ© des rĂ©gimes nazi et communiste ? Dans le pays de TolstoĂŻ et dans celui de Kant, que sont devenues les exigences de lâhumanisme, au moment oĂč le Juif fut traitĂ© comme un animal et le paysan rĂ©duit Ă nâĂȘtre quâun atome dans le ballottement universel de lâhistoire ? Quels que soient les liens entre ces dĂ©rives politiques, ce qui importe câest le fait de ce renversement singulier qui conduit, au cours de la modernitĂ©, dâune reconnaissance initiale de la ressemblance des hommes Ă une affirmation brutale et volontaire de lâaltĂ©ritĂ© radicale de lâautre1. Quâest-ce qui a pu amener un officier nazi, par ailleurs cultivĂ©, Ă ne voir dans lâautre quâun autre, jusquâĂ lui refuser toute humanitĂ©, sans mĂȘme pouvoir â ou vouloir â reconnaĂźtre par quelle ressemblance manifeste il est lui-mĂȘme, depuis toujours, uni Ă ce visage souffrant2 ? VoilĂ une question dâune immense portĂ©e, dont il faut mesurer la fonciĂšre opacitĂ© et la difficultĂ© pour apprĂ©cier le caractĂšre nĂ©cessairement imparfait et limitĂ© de toute rĂ©ponse.
Les deux grandes tyrannies de notre siĂšcle semblent appartenir Ă une mĂȘme famille, comme si lâune et lâautre relevaient dâun phĂ©nomĂšne comparable. On peut objecter Ă un tel rapprochement le fait quâil occulte la singularitĂ© du nazisme, câest-Ă -dire le caractĂšre particuliĂšrement inhumain de la destruction des Juifs dâEurope, et dissimule du mĂȘme coup la destination proprement universelle du projet socialiste, confondant ainsi le goulag avec les camps dâextermination. Il est pour le moins dĂ©licat de chercher Ă Ă©tablir une Ă©chelle dans lâhorreur, ce Ă quoi je ne saurais me rĂ©soudre dĂšs lors que les victimes se comptent en millions dâindividus de chaque cĂŽtĂ©. Ce rapprochement entre le socialisme rĂ©volutionnaire et le national-socialisme a son origine dans le fait Ă©tabli que les deux rĂ©gimes ont utilisĂ© des procĂ©dĂ©s comparables afin de parvenir Ă leur fin et quâils sont apparus Ă la mĂȘme Ă©poque3. Comme lâont fait remarquer plusieurs analystes, cette similitude dans les moyens ne doit pas cacher la disparitĂ© des fins poursuivies, car il y a divergence totale quant au contenu de ces politiques. Le socialisme rĂ©volutionnaire prĂ©sente une visĂ©e universelle dont lâaccomplissement idĂ©al conduirait Ă la libĂ©ration de toute lâhumanitĂ©. En revanche, les rĂ©volutions fascistes et nazie ont pour objectif lâĂ©tablissement dâune domination particuliĂšre devant conduire Ă un ordre mondial fondĂ© sur une hiĂ©rarchie des races et des peuples. En ce sens, il y a manifestement une opposition irrĂ©ductible. Le concept de totalitarisme, si utile Ă la dĂ©fense de la dĂ©mocratie libĂ©rale, ne saurait avoir de sens quâen sâappuyant sur la dĂ©monstration quâil existe, au-delĂ de cette divergence dans les fins, une parentĂ© fondamentale, de sorte que ces deux projets rĂ©volutionnaires se rĂ©vĂšlent possibles Ă partir dâune affiliation plus essentielle. Ă la suite de plusieurs autres, jâemprunte cette voie, en conservant toutefois Ă lâesprit la question de la ressemblance.
Lâobjet principal de notre enquĂȘte Ă©tant la nation, il faut porter toute notre attention sur lâune des deux grandes figures de la tyrannie moderne, laissant Ă dâautres le soin de juger de ce quâil en est du communisme comme rĂ©alisation historique et idĂ©al politique. En effet, il importe de comprendre les logiques conceptuelles et la sensibilitĂ© morale qui ont permis lâĂ©mergence de rĂ©gimes politiques tels que le fascisme et, davantage encore, le national-socialisme pour au moins deux raisons. Dâabord, ils incarnent dans lâhistoire une politique du refus de lâautre qui semble se construire, dans la modernitĂ©, Ă lâencontre de ce qui paraĂźt pourtant caractĂ©riser celle-ci. Câest pourquoi lâhistoire intellectuelle de ces rĂ©gimes demeure si problĂ©matique. Ensuite, il y va de la valeur mĂȘme de toute politique fondĂ©e sur la revendication dâune diffĂ©rence nationale ou autre. Le destin apocalyptique de ces politiques racistes et nationalistes ayant entachĂ© Ă sa suite toute figure approchĂ©e du politique, mĂȘme les plus pacifiques, pourtant, de ce simple fait, fonciĂšrement dissemblables. Dans la chute du nazisme, ce sont un peu tous les nationalismes possibles qui ont Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ©s, par voie dâassociation, de sorte que, aujourdâhui encore, dans le discours de certains libĂ©raux sur la question nationale, tant en AmĂ©rique quâen Europe, on voit poindre par-derriĂšre lâappel aux droits de lâhomme le spectre dâune telle politique raciste, spectre qui joue dâailleurs le rĂŽle dâun argument auquel on ne peut sâattaquer sans risquer de se couvrir du mĂȘme discrĂ©dit, du mĂȘme soupçon. Tant et aussi longtemps quâune telle hypothĂšque pĂšse aussi lourdement sur lâidĂ©e de nation, on ne saurait envisager la question avec clartĂ©.
Est-il besoin de prĂ©ciser quâil ne sâagit aucunement dâapporter une explication complĂšte de lâavĂšnement de ces rĂ©gimes politiques ? Il sâattache Ă lâĂ©vĂ©nement historique une part complexe de contingences quâil appartient Ă lâhistorien dâĂ©claircir. Ensuite, lâĂ©vĂ©nement de la Shoa, en tant quâil reste et demeure une Ă©nigme morale, ne saurait ĂȘtre Ă©puisĂ© par la considĂ©ration des causes possibles de son Ă©tablissement historique. Enfin, une telle prise en charge dĂ©passe, et de loin, les fins de cette Ă©tude. Il sâagit bien davantage de reconnaĂźtre Ă partir de quelle sensibilitĂ© morale et sur fond de quelles trames conceptuelles la mise en place dâune telle figure du pouvoir est devenue possible Ă notre Ă©poque. Câest la raison pour laquelle, bien plus que les auteurs nazis ou fascistes eux-mĂȘmes, acteurs politiques ou idĂ©ologues rivĂ©s les uns et les autres aux mots qui donnent le pouvoir, il nous faut tourner notre regard vers ces Ă©crivains et intellectuels, conservateurs radicaux, qui, en raison mĂȘme de leur mĂ©pris pour la bourgeoisie, ont ouvert la voie aux autres, nâayant su reconnaĂźtre lâennemi dissimulĂ© sous les traits de ces alliĂ©s de circonstance.
Il est dâusage aujourdâhui de rĂ©unir ces intellectuels sous le terme gĂ©nĂ©ral de rĂ©volution conservatrice. Bien quâils aient suivi des chemins parfois divergents, quâils aient adoptĂ© une ligne de conduite fort diffĂ©rente face au pouvoir, certains sâinscrivant au parti national-socialiste, dâautres sâabstenant de se compromettre, ils eurent en commun une certaine posture politique et, peut-ĂȘtre davantage, une mĂȘme inquiĂ©tude quant au destin spirituel et moral de lâAllemagne et de toute lâEurope. Câest le sens propre de cette inquiĂ©tude qui mĂ©rite, aujourdâhui encore, dâĂȘtre examinĂ©, mĂȘme si plus rien de leur projet politique ne peut et ne doit subsister.
Pour saisir lâesprit de cette rĂ©volution avortĂ©e, mais rĂ©volution tout de mĂȘme, du moins au regard de ses acteurs, il faut faire intervenir trois composantes distinctes. Câest le mĂ©lange de ces trois Ă©lĂ©ments qui a favorisĂ© la crĂ©ation dâun totalitarisme de droite. On doit dâabord disposer dâune thĂ©orie ethnique de la nation, dont Herder, rĂ©agissant aux principes de la RĂ©volution française, a dĂ©fini les principes. Sur ce point, il existe de nombreuses Ă©tudes montrant quels liens unissent le romantisme allemand Ă lâavĂšnement du national-socialisme, dissimulant mĂȘme parfois la part de modernitĂ© propre Ă cette critique des LumiĂšres4. Câest pourquoi je ne reviendrai quâau passage sur cet aspect de la question. Il faut ajouter Ă cette premiĂšre composante lâidĂ©e de rĂ©volution. Il est impossible de rendre compte de lâesprit de la rĂ©volution conservatrice, tout comme des mouvements fascistes et national-socialiste, sans reconnaĂźtre le rĂŽle quây joue cette idĂ©e maĂźtresse, mĂȘme si celle-ci fut transfigurĂ©e en vue dâautres fins, si ce nâest renversĂ©e quant Ă sa destination initiale. Câest cet amalgame de la nation, du moins une certaine idĂ©e de la nation et de la rĂ©volution, qui ouvrira la voie Ă une toute nouvelle figure de la politique moderne. Enfin, au terme de ce parcours, il est un autre Ă©lĂ©ment essentiel quâil faut considĂ©rer. On voit apparaĂźtre, partout en Europe, mais davantage dans le milieu intellectuel allemand, le sentiment dâun dĂ©clin possible de la culture, de lâavĂšnement, si rien nâest fait, dâune nuit du monde qui sâannonce Ă lâenvers des LumiĂšres. Il nây a pas de doute que ce puissant sentiment, qui nâest pas sans lien avec lâinquiĂ©tude engendrĂ©e par le dĂ©clin des religions Ă©tablies, ait contribuĂ© grandement Ă crĂ©er un climat intellectuel propice Ă lâĂ©closion dâun certain radicalisme politique. Dans ce temps prĂ©sumĂ© de toutes les insignifiances, soudain la prudence politique, si chĂšre aux Anciens, est apparue non seulement inutile, mais fonciĂšrement dommageable.
* * *
La pensĂ©e politique de Carl Schmitt se distingue par la mise en valeur des concepts dâennemi et dâami, de telle sorte que ceux-ci acquiĂšrent, dans cette perspective radicale, une portĂ©e tout autre que celle que leur attribue gĂ©nĂ©ralement le sens commun ainsi que la tradition de la philosophie politique. Il y va ici de la nature mĂȘme du politique, puisque la dĂ©signation de lâennemi, pour Schmitt, fonde toute figure possible du pouvoir. LâĂtat se voit ainsi assigner pour tĂąche principale de donner corps, dans lâhistoire, Ă cette distinction fondatrice. Aux yeux de Schmitt, celui qui se refuse Ă reconnaĂźtre ce fait originaire de la politique se refuse tout simplement Ă penser celle-ci. Schmitt ayant aboli toute frontiĂšre lĂ©gitime entre les domaines de lâaction et de la pensĂ©e, on peut conclure, sans crainte de sâĂ©garer, que celui-ci pose un geste Ă©minemment politique en se situant lui-mĂȘme dans lâhistoire des idĂ©es ; marquant ainsi ses appartenances, reconnaissant ses dettes et, enfin, affichant ses inimitiĂ©s. Ă ce jeu de lâennemi et de lâami, jeu trĂšs pĂ©rilleux comme le dĂ©montrera abondamment la suite de lâhistoire, Schmitt nâa pas toujours Ă©tĂ© habile. Ainsi, il a cru reconnaĂźtre dans Hobbes un alliĂ© spirituel, un maĂźtre, sans remarquer par quelle parentĂ© essentielle celui-ci reste liĂ© Ă ses ennemis libĂ©raux5. Quoi quâil en soit des mĂ©prises de Schmitt dans ses alliances malheureuses, voire condamnables, sur lesquelles il faudra revenir, il est un personnage Ă propos duquel il ne sâest pas trompĂ©, dans lequel il a su reconnaĂźtre son adversaire de toujours. Comme il lâaffirme sans Ă©quivoque dans La Notion de politique, Benjamin Constant est lâincarnation mĂȘme de lâennemi, bien davantage que Marx ou Rousseau, dans cette lutte Ă finir qui oppose conservateurs et progressistes depuis, Ă tout le moins, la RĂ©volution française6. Dans les Ă©crits de Constant se trouve ainsi rĂ©uni tout ce qui rĂ©pugne fonciĂšrement Ă la sensibilitĂ© conservatrice et rĂ©volutionnaire de Schmitt et fait, Ă ses yeux, la nature mĂȘme de lâesprit libĂ©ral, câest-Ă -dire, notamment, la valorisation du commerce au dĂ©triment de la guerre et celle de lâindividualisme possessif par opposition Ă la communautĂ© nationale. Câest pourquoi il importe de commencer par lâexamen de la pensĂ©e de ce pacifique adversaire, puisque, laissĂ© Ă lui-mĂȘme, Constant ne se reconnaĂźt aucun ennemi de cette sorte.
La pensĂ©e de Benjamin Constant tĂ©moigne dâune expĂ©rience directe de la RĂ©volution française et procĂšde, par retours incessants, Ă la singularitĂ© de lâĂ©vĂ©nement. En effet, Constant sâĂ©tonne devant le dĂ©roulement de la RĂ©volution et ses suites imprĂ©vues. Il pense dans le sillage de ces bouleversements historiques et se donne pour tĂąche de rendre compte des dĂ©rives politiques, apparemment insensĂ©es, auxquelles ils ont donnĂ© lieu. VoilĂ pourquoi la RĂ©volution demeure Ă cette Ă©poque bien davantage un problĂšme quâune solution, nâĂ©tant pas encore devenue un idĂ©al. Pour Constant et ses contemporains, lâessentiel est alors de terminer la RĂ©volution et de dĂ©couvrir sous quel rĂ©gime de libertĂ© et dâĂ©galitĂ© il est possible dĂ©sormais dâordonner cette formidable puissance sociale dĂ©livrĂ©e par lâavĂšnement de la modernitĂ©.
Au cĆur de lâexpĂ©rience rĂ©volutionnaire, se trouve, Ă la maniĂšre dâune Ă©nigme posĂ©e devant la conscience commune, le fait de la Terreur. Si Constant, en raison de ses affinitĂ©s libĂ©rales, se sent en accord avec les Ă©vĂ©nements de 1789, il ne peut, Ă lâĂ©vidence, accepter ceux de 1794. Il lui faut donc, pour sauver la rĂ©volution, lui conserver toute sa lĂ©gitimitĂ© premiĂšre, son sens vĂ©ritable, la distinguer de la Terreur, câest-Ă -dire montrer que ce violent dĂ©rapage nâĂ©tait en rien inĂ©vitable et quâil ne dĂ©coule pas de lâapplication des principes rĂ©publicains, ce qui constituerait un motif suffisant pour quâils soient rejetĂ©s, comme le pensent dâailleurs les critiques lĂ©gitimistes. Constant sâest donnĂ© pour tĂąche de rĂ©pondre Ă ces critiques, câest pourquoi il cherche Ă offrir une explication Ă la dĂ©rive rĂ©volutionnaire qui ne mette pas en cause toute la tradition libĂ©rale. Il est possible, pense-t-il, de redonner le pouvoir au peuple, Ă©tablissant ainsi une autoritĂ© qui soit sous sa dĂ©pendance initiale, tout en Ă©tant stable et relativement autonome. Dans cette perspective, Constant tente de montrer que lâesprit de la rĂ©volution a Ă©tĂ© perverti par lâintroduction dâĂ©lĂ©ments Ă©trangers. Il y a une impuretĂ© initiale de la Terreur du simple fait quâelle est le fruit dâun mĂ©lange instable de politiques antagoniques. Aussi le travail du philosophe, Ă la maniĂšre de quelque chimiste, est-il dâeffectuer les analyses permettant de retrouver la forme pure de lâesprit libĂ©ral qui anima la RĂ©volution Ă ses dĂ©buts et avec lequel il est possible et nĂ©cessaire, selon Constant, de renouer. Câest dâailleurs en inventant les principes de cette chimie nouvelle de la politique quâil est parvenu Ă saisir la nature de ces « rĂ©actions » politiques qui bouleversent la sociĂ©tĂ© de son temps.
On ne peut saisir dans quelle perspective se dĂ©ploie lâargument de Constant sans examiner dâabord la conception quâil se fait de lâhistoire. Ă partir du fait de la RĂ©volution, peut-ĂȘtre plus exactement encore de la conscience quâen avaient ses acteurs, la question du sens de lâhistoire acquiert une importance capitale. On vit alors sous la conscience aiguĂ« quâil y a un avant et un aprĂšs la RĂ©volution et que cet avĂšnement dâun pouvoir sur les hommes fondĂ© par tous les hommes qui composent la citĂ©, Ă tout le moins virtuellement sans exclusion, reprĂ©sente une rupture irrĂ©versible dans le cours de lâhistoire. Si la conscience historique moderne ne trouve pas lĂ son fondement, puisque ses commencements prĂ©cĂšdent ces Ă©vĂ©nements, il demeure que ceux-ci ont grandement contribuĂ© Ă la gĂ©nĂ©ralisation de cette figure de la conscience, de sorte que le langage de lâhistoire est devenu indispensable par la suite, tant en politique quâen philosophie. Autrement dit, par le moyen de la conscience rĂ©volutionnaire, plus justement encore du sentiment de rupture par rapport au passĂ© qui lâaccompagne, les hommes ont acquis la conviction profonde et dĂ©sormais incontournable quâils ont, dans lâhistoire, leur lieu vĂ©ritable.
Ă cette conscience de lâirrĂ©versibilitĂ© de lâhistoire, il convient dâajouter, puisque lâune renvoie Ă lâautre, lâidĂ©e que la sociĂ©tĂ© des hommes est leur crĂ©ation et quâil leur appartient de modeler celle-ci Ă la mesure de leurs aspirations. Une fois Ă©tablie cette sensibilitĂ© au devenir des sociĂ©tĂ©s humaines, il est inĂ©vitable quâon en vienne Ă sâinterroger sur le sens de ce devenir, sa direction initiale. DĂ©jĂ Rousseau, dans le Second Discours, avait tracĂ© un tableau plutĂŽt sombre de lâhistoire humaine, conduisant de lâĂ©galitĂ© naturelle de tous Ă lâinĂ©galitĂ© la plus grande. Il est vrai quâil envisageait aussi, par un singulier retour des choses, que cette inĂ©galitĂ© extrĂȘme donne naissance Ă lâĂ©galitĂ© de tous sous la tyrannie dâun seul, simulacre malheureux de la condition naturelle, mais lâessentiel de son propos demeure dans la ligne dâun accroissement de lâinĂ©galitĂ©. Constant, ayant derriĂšre lui la RĂ©volution, inverse la perspective, se plaçant, tout comme Tocqueville ensuite, au terme dâune histoire marquĂ©e cette fois par les progrĂšs de lâĂ©galitĂ©. LâĂ©galitĂ© nâest plus Ă rechercher dans lâorigine du monde, mais bien davantage dans lâavenir des sociĂ©tĂ©s humaines. Par ce renversement, Constant en vient Ă penser que la figure vĂ©ritable de la nature humaine nâappartient pas au passĂ© mais Ă lâavenir, de sorte que lâhistoire ne recouvre pas celle-ci, mais opĂšre sa rĂ©alisation effective. Câest en ce sens que, pour Constant, lâĂ©galitĂ© est conforme Ă la nature vĂ©ritable de lâhomme, nature quâil nous est donnĂ© de reconnaĂźtre non pas Ă partir de ses manifestations incomplĂštes, de ses inachĂšvements passagers, mais plutĂŽt au moyen de ce qui se laisse entrevoir par lâexamen de lâhistoire. De ce point de vue gĂ©nĂ©ral, partagĂ© par de nombreux contemporains et successeurs de Constant, lâhomme paraĂźt se rĂ©aliser dans lâhistoire et nâavoir dâexistence quâen son sein. Or, dĂšs que lâon accepte lâidĂ©e que lâĂ©galitĂ© reprĂ©sente la direction finale de cette histoire, il sâensuit que tout ce qui sâoppose Ă lâinstitution dâune sociĂ©tĂ© libre et Ă©galitaire, sous la gouverne des hommes seuls, appartient au passĂ© et sâinscrit Ă lâencontre du sens mĂȘme de ce devenir collectif. Puisquâon ne saurait vraiment sâopposer Ă lâhistoire, tout comme autrefois Ă la Providence, il dĂ©coule de cette conviction que la comprĂ©hension de lâhistoire dĂ©finit un destin pour les hommes, destin inexorable avec lequel il faut, bon grĂ© mal grĂ©, composer. Toute opposition au projet de la libertĂ© et de lâĂ©galitĂ© de tous semble condamnĂ©e par avance Ă nâĂȘtre, au mieux, quâinutile et relĂšve dâune mĂ©prise profonde sur le devenir de lâhumanitĂ©.
Toute la pensĂ©e politique de Constant repose sur cette philosophie du prĂ©sent. Il sâagit, pour lui, de penser non seulement la situation de lâhomme moderne dans sa gĂ©nĂ©ralitĂ©, mais davantage ce qui fait s...