Nationalité et Modernité
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Daniel D. Jacques

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Nationalité et Modernité

Daniel D. Jacques

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Daniel Jacques se donne ici pour but de penser la nation d'un point de vue philosophique. Il cherche Ă  Ă©tablir quelle peut ĂȘtre la lĂ©gitimitĂ© politique de la nation dans un contexte dĂ©mocratique et ce qu'une telle enquĂȘte peut nous apprendre sur la nature et le sens du projet moderne. Il fonde principalement sa rĂ©flexion sur la pensĂ©e de trois auteurs: Rousseau, Tocqueville et Nietzsche, qui tĂ©moignent chacun Ă  sa façon d'une prise de conscience quant Ă  la difficultĂ© de constituer une vĂ©ritable communautĂ© politique au sein de la modernitĂ©. Il se demande ensuite Ă  quelle nĂ©cessitĂ© politique la nation constitue une rĂ©ponse, et s'il est encore possible aujourd'hui de rĂ©pondre Ă  une telle nĂ©cessitĂ©, compte tenu du climat moral qui prĂ©domine dans les sociĂ©tĂ©s occidentales? Si on ne peut dĂ©livrer tous les esprits du soupçon qui pĂšse aujourd'hui sur la nation, peut-ĂȘtre est-il encore possible d'attĂ©nuer certaines craintes qu'elle suscite de maniĂšre Ă  faire apercevoir les avantages qu'elle comporte. À ce jour, le destin de la libertĂ© paraĂźt liĂ© Ă  celui de la nation. Loin d'ĂȘtre opposĂ©e Ă  l'idĂ©al moderne, elle reprĂ©senterait l'une des conditions de son accomplissement. S'il est vrai que la nation fut et demeure favorable Ă  la libertĂ©, il se pourrait ainsi, par consĂ©quent, que l'une soit mise en pĂ©ril par la disparition de l'autre.

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Informations

Année
2013
ISBN
9782764611234

CHAPITRE II
La société des individus

La pensĂ©e politique de notre temps se dĂ©ploie dans l’ombre d’une tragĂ©die. Nulle rĂ©flexion sur le sens de l’expĂ©rience dĂ©mocratique et le fait national n’est le rĂ©sultat d’une dĂ©libĂ©ration parfaitement objective, produit d’un sujet dĂ©tachĂ© de cet enchevĂȘtrement d’histoires Ă  partir duquel il nous est donnĂ© de penser. Nous voilĂ  simplement ni parfaitement dĂ©liĂ©s, ni totalement enchĂąssĂ©s. C’est pourquoi il demeure possible de penser, comme le rappelle Hannah Arendt, Ă  partir des Ă©vĂ©nements qui se prĂ©sentent Ă  nous. Sans le tranchant de la rencontre parfois brutale des choses et des hommes, il est difficile de se dĂ©tacher de l’emprise des idĂ©es reçues. Or, s’il est un Ă©vĂ©nement qui nous oblige Ă  la pensĂ©e plus que tout autre, c’est bien, dans toute son horreur, la Shoa. Nous jugeons des affaires humaines dans l’horizon de sens dĂ©fini par l’indĂ©chiffrable inhumanitĂ© de cette tyrannie. Quoique la connaissance exacte du bien nous Ă©chappe dĂ©sormais, il nous reste, dans cette nuit, une expĂ©rience certaine du mal. Aucune rĂ©flexion sur notre situation politique, encore moins sur la nation et ses rapports au pouvoir, n’est donc aujourd’hui possible qui ne renvoie, d’une façon ou d’une autre, Ă  l’obscuritĂ© apparemment sans fond de ce dĂ©chaĂźnement, absurde et pourtant organisĂ©, de la volontĂ© de puissance.
Il est Ă  espĂ©rer que ces Ă©vĂ©nements susciteront encore longtemps l’étonnement, obligeant chacun Ă  reconsidĂ©rer la signification de notre temps. Le souvenir de ces corps mutilĂ©s, de ces ĂȘtres qu’on a voulu reconduire par la force Ă  l’état de choses anonymes, fut et demeure tel que l’histoire paraĂźt Ă  nouveau privĂ©e de sens, de sorte que l’idĂ©e d’un progrĂšs de l’humanitĂ© perd toute Ă©vidence. Il est vrai qu’un tel soupçon a surgi dans la conscience europĂ©enne bien avant l’holocauste. La Terreur, engendrĂ©e Ă  la suite de la rĂ©volution des droits de l’homme, reprĂ©sentait dĂ©jĂ  une premiĂšre Ă©nigme d’importance. À cela il faut ajouter les guerres, sous NapolĂ©on d’abord, mais plus encore la guerre inutile des tranchĂ©es de Verdun. Au terme d’un parcours pourtant dĂ©jĂ  bien dĂ©routant, les rĂ©cits de Soljenitsyne sur le Goulag ont levĂ© le voile sur d’inimaginables souffrances. Tout ceci laisse une amĂšre impression, comme si la mĂȘme histoire se rĂ©pĂ©tait Ă  diverses Ă©chelles et selon des contextes politiques et historiques diffĂ©rents. Chaque fois, tout commence dans l’enthousiasme et le dĂ©fi pour se dĂ©terminer dans la dĂ©solation et l’impuissance. À cet Ă©gard, l’histoire allemande, du rassemblement de Nuremberg au procĂšs du mĂȘme nom, quoique singuliĂšre, semble porter Ă  son terme une logique partagĂ©e. À considĂ©rer ce siĂšcle Ă  partir de sa fin, on a le sentiment que quelque chose se rĂ©pĂšte sous les diffĂ©rents visages de la politique et que ce quelque chose est liĂ© de maniĂšre essentielle Ă  l’idĂ©e de rĂ©volution.
L’horreur des massacres auxquels ont conduit ces tyrannies n’affecte pas que la notion de progrĂšs, puisque, par le biais de cette conscience historique, c’est le sens mĂȘme de l’expĂ©rience moderne qui est interrogĂ©. Il est Ă©trange que l’époque qui a vu naĂźtre le dĂ©sir d’une paix universelle soit aussi celle des guerres les plus impitoyables. Tout aussi Ă©tonnant est le fait que la culture moderne, caractĂ©risĂ©e d’abord par l’humanisme, ait pu favoriser, d’une maniĂšre ou d’une autre, les politiques les plus inhumaines. À ce propos, le rĂŽle tenu par certains intellectuels allemands sous la RĂ©publique de Weimar et durant les premiĂšres annĂ©es du Reich reste extrĂȘmement problĂ©matique. Ce qui mĂ©rite notre attention avant tout, car ce sont lĂ  des choses connues, c’est le fait si singulier que notre siĂšcle fut le thĂ©Ăątre d’un retour radical et violent de l’autre Ă  une altĂ©ritĂ© naturelle ou historique. Il nous a Ă©tĂ© donnĂ© de voir comment, suite Ă  la rĂ©vĂ©lation chrĂ©tienne, les Modernes ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă  mettre le fait de la similitude des hommes au cƓur de leur anthropologie. Sur ce fondement, ont Ă©tĂ© instituĂ©s les droits humains et les devoirs de solidaritĂ© sociale et politique. Comment, dĂšs lors, expliquer ce renversement de toutes les perspectives qu’incarne l’inhumanitĂ© des rĂ©gimes nazi et communiste ? Dans le pays de TolstoĂŻ et dans celui de Kant, que sont devenues les exigences de l’humanisme, au moment oĂč le Juif fut traitĂ© comme un animal et le paysan rĂ©duit Ă  n’ĂȘtre qu’un atome dans le ballottement universel de l’histoire ? Quels que soient les liens entre ces dĂ©rives politiques, ce qui importe c’est le fait de ce renversement singulier qui conduit, au cours de la modernitĂ©, d’une reconnaissance initiale de la ressemblance des hommes Ă  une affirmation brutale et volontaire de l’altĂ©ritĂ© radicale de l’autre1. Qu’est-ce qui a pu amener un officier nazi, par ailleurs cultivĂ©, Ă  ne voir dans l’autre qu’un autre, jusqu’à lui refuser toute humanitĂ©, sans mĂȘme pouvoir — ou vouloir — reconnaĂźtre par quelle ressemblance manifeste il est lui-mĂȘme, depuis toujours, uni Ă  ce visage souffrant2 ? VoilĂ  une question d’une immense portĂ©e, dont il faut mesurer la fonciĂšre opacitĂ© et la difficultĂ© pour apprĂ©cier le caractĂšre nĂ©cessairement imparfait et limitĂ© de toute rĂ©ponse.
Les deux grandes tyrannies de notre siĂšcle semblent appartenir Ă  une mĂȘme famille, comme si l’une et l’autre relevaient d’un phĂ©nomĂšne comparable. On peut objecter Ă  un tel rapprochement le fait qu’il occulte la singularitĂ© du nazisme, c’est-Ă -dire le caractĂšre particuliĂšrement inhumain de la destruction des Juifs d’Europe, et dissimule du mĂȘme coup la destination proprement universelle du projet socialiste, confondant ainsi le goulag avec les camps d’extermination. Il est pour le moins dĂ©licat de chercher Ă  Ă©tablir une Ă©chelle dans l’horreur, ce Ă  quoi je ne saurais me rĂ©soudre dĂšs lors que les victimes se comptent en millions d’individus de chaque cĂŽtĂ©. Ce rapprochement entre le socialisme rĂ©volutionnaire et le national-socialisme a son origine dans le fait Ă©tabli que les deux rĂ©gimes ont utilisĂ© des procĂ©dĂ©s comparables afin de parvenir Ă  leur fin et qu’ils sont apparus Ă  la mĂȘme Ă©poque3. Comme l’ont fait remarquer plusieurs analystes, cette similitude dans les moyens ne doit pas cacher la disparitĂ© des fins poursuivies, car il y a divergence totale quant au contenu de ces politiques. Le socialisme rĂ©volutionnaire prĂ©sente une visĂ©e universelle dont l’accomplissement idĂ©al conduirait Ă  la libĂ©ration de toute l’humanitĂ©. En revanche, les rĂ©volutions fascistes et nazie ont pour objectif l’établissement d’une domination particuliĂšre devant conduire Ă  un ordre mondial fondĂ© sur une hiĂ©rarchie des races et des peuples. En ce sens, il y a manifestement une opposition irrĂ©ductible. Le concept de totalitarisme, si utile Ă  la dĂ©fense de la dĂ©mocratie libĂ©rale, ne saurait avoir de sens qu’en s’appuyant sur la dĂ©monstration qu’il existe, au-delĂ  de cette divergence dans les fins, une parentĂ© fondamentale, de sorte que ces deux projets rĂ©volutionnaires se rĂ©vĂšlent possibles Ă  partir d’une affiliation plus essentielle. À la suite de plusieurs autres, j’emprunte cette voie, en conservant toutefois Ă  l’esprit la question de la ressemblance.
L’objet principal de notre enquĂȘte Ă©tant la nation, il faut porter toute notre attention sur l’une des deux grandes figures de la tyrannie moderne, laissant Ă  d’autres le soin de juger de ce qu’il en est du communisme comme rĂ©alisation historique et idĂ©al politique. En effet, il importe de comprendre les logiques conceptuelles et la sensibilitĂ© morale qui ont permis l’émergence de rĂ©gimes politiques tels que le fascisme et, davantage encore, le national-socialisme pour au moins deux raisons. D’abord, ils incarnent dans l’histoire une politique du refus de l’autre qui semble se construire, dans la modernitĂ©, Ă  l’encontre de ce qui paraĂźt pourtant caractĂ©riser celle-ci. C’est pourquoi l’histoire intellectuelle de ces rĂ©gimes demeure si problĂ©matique. Ensuite, il y va de la valeur mĂȘme de toute politique fondĂ©e sur la revendication d’une diffĂ©rence nationale ou autre. Le destin apocalyptique de ces politiques racistes et nationalistes ayant entachĂ© Ă  sa suite toute figure approchĂ©e du politique, mĂȘme les plus pacifiques, pourtant, de ce simple fait, fonciĂšrement dissemblables. Dans la chute du nazisme, ce sont un peu tous les nationalismes possibles qui ont Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ©s, par voie d’association, de sorte que, aujourd’hui encore, dans le discours de certains libĂ©raux sur la question nationale, tant en AmĂ©rique qu’en Europe, on voit poindre par-derriĂšre l’appel aux droits de l’homme le spectre d’une telle politique raciste, spectre qui joue d’ailleurs le rĂŽle d’un argument auquel on ne peut s’attaquer sans risquer de se couvrir du mĂȘme discrĂ©dit, du mĂȘme soupçon. Tant et aussi longtemps qu’une telle hypothĂšque pĂšse aussi lourdement sur l’idĂ©e de nation, on ne saurait envisager la question avec clartĂ©.
Est-il besoin de prĂ©ciser qu’il ne s’agit aucunement d’apporter une explication complĂšte de l’avĂšnement de ces rĂ©gimes politiques ? Il s’attache Ă  l’évĂ©nement historique une part complexe de contingences qu’il appartient Ă  l’historien d’éclaircir. Ensuite, l’évĂ©nement de la Shoa, en tant qu’il reste et demeure une Ă©nigme morale, ne saurait ĂȘtre Ă©puisĂ© par la considĂ©ration des causes possibles de son Ă©tablissement historique. Enfin, une telle prise en charge dĂ©passe, et de loin, les fins de cette Ă©tude. Il s’agit bien davantage de reconnaĂźtre Ă  partir de quelle sensibilitĂ© morale et sur fond de quelles trames conceptuelles la mise en place d’une telle figure du pouvoir est devenue possible Ă  notre Ă©poque. C’est la raison pour laquelle, bien plus que les auteurs nazis ou fascistes eux-mĂȘmes, acteurs politiques ou idĂ©ologues rivĂ©s les uns et les autres aux mots qui donnent le pouvoir, il nous faut tourner notre regard vers ces Ă©crivains et intellectuels, conservateurs radicaux, qui, en raison mĂȘme de leur mĂ©pris pour la bourgeoisie, ont ouvert la voie aux autres, n’ayant su reconnaĂźtre l’ennemi dissimulĂ© sous les traits de ces alliĂ©s de circonstance.
Il est d’usage aujourd’hui de rĂ©unir ces intellectuels sous le terme gĂ©nĂ©ral de rĂ©volution conservatrice. Bien qu’ils aient suivi des chemins parfois divergents, qu’ils aient adoptĂ© une ligne de conduite fort diffĂ©rente face au pouvoir, certains s’inscrivant au parti national-socialiste, d’autres s’abstenant de se compromettre, ils eurent en commun une certaine posture politique et, peut-ĂȘtre davantage, une mĂȘme inquiĂ©tude quant au destin spirituel et moral de l’Allemagne et de toute l’Europe. C’est le sens propre de cette inquiĂ©tude qui mĂ©rite, aujourd’hui encore, d’ĂȘtre examinĂ©, mĂȘme si plus rien de leur projet politique ne peut et ne doit subsister.
Pour saisir l’esprit de cette rĂ©volution avortĂ©e, mais rĂ©volution tout de mĂȘme, du moins au regard de ses acteurs, il faut faire intervenir trois composantes distinctes. C’est le mĂ©lange de ces trois Ă©lĂ©ments qui a favorisĂ© la crĂ©ation d’un totalitarisme de droite. On doit d’abord disposer d’une thĂ©orie ethnique de la nation, dont Herder, rĂ©agissant aux principes de la RĂ©volution française, a dĂ©fini les principes. Sur ce point, il existe de nombreuses Ă©tudes montrant quels liens unissent le romantisme allemand Ă  l’avĂšnement du national-socialisme, dissimulant mĂȘme parfois la part de modernitĂ© propre Ă  cette critique des LumiĂšres4. C’est pourquoi je ne reviendrai qu’au passage sur cet aspect de la question. Il faut ajouter Ă  cette premiĂšre composante l’idĂ©e de rĂ©volution. Il est impossible de rendre compte de l’esprit de la rĂ©volution conservatrice, tout comme des mouvements fascistes et national-socialiste, sans reconnaĂźtre le rĂŽle qu’y joue cette idĂ©e maĂźtresse, mĂȘme si celle-ci fut transfigurĂ©e en vue d’autres fins, si ce n’est renversĂ©e quant Ă  sa destination initiale. C’est cet amalgame de la nation, du moins une certaine idĂ©e de la nation et de la rĂ©volution, qui ouvrira la voie Ă  une toute nouvelle figure de la politique moderne. Enfin, au terme de ce parcours, il est un autre Ă©lĂ©ment essentiel qu’il faut considĂ©rer. On voit apparaĂźtre, partout en Europe, mais davantage dans le milieu intellectuel allemand, le sentiment d’un dĂ©clin possible de la culture, de l’avĂšnement, si rien n’est fait, d’une nuit du monde qui s’annonce Ă  l’envers des LumiĂšres. Il n’y a pas de doute que ce puissant sentiment, qui n’est pas sans lien avec l’inquiĂ©tude engendrĂ©e par le dĂ©clin des religions Ă©tablies, ait contribuĂ© grandement Ă  crĂ©er un climat intellectuel propice Ă  l’éclosion d’un certain radicalisme politique. Dans ce temps prĂ©sumĂ© de toutes les insignifiances, soudain la prudence politique, si chĂšre aux Anciens, est apparue non seulement inutile, mais fonciĂšrement dommageable.
* * *
La pensĂ©e politique de Carl Schmitt se distingue par la mise en valeur des concepts d’ennemi et d’ami, de telle sorte que ceux-ci acquiĂšrent, dans cette perspective radicale, une portĂ©e tout autre que celle que leur attribue gĂ©nĂ©ralement le sens commun ainsi que la tradition de la philosophie politique. Il y va ici de la nature mĂȘme du politique, puisque la dĂ©signation de l’ennemi, pour Schmitt, fonde toute figure possible du pouvoir. L’État se voit ainsi assigner pour tĂąche principale de donner corps, dans l’histoire, Ă  cette distinction fondatrice. Aux yeux de Schmitt, celui qui se refuse Ă  reconnaĂźtre ce fait originaire de la politique se refuse tout simplement Ă  penser celle-ci. Schmitt ayant aboli toute frontiĂšre lĂ©gitime entre les domaines de l’action et de la pensĂ©e, on peut conclure, sans crainte de s’égarer, que celui-ci pose un geste Ă©minemment politique en se situant lui-mĂȘme dans l’histoire des idĂ©es ; marquant ainsi ses appartenances, reconnaissant ses dettes et, enfin, affichant ses inimitiĂ©s. À ce jeu de l’ennemi et de l’ami, jeu trĂšs pĂ©rilleux comme le dĂ©montrera abondamment la suite de l’histoire, Schmitt n’a pas toujours Ă©tĂ© habile. Ainsi, il a cru reconnaĂźtre dans Hobbes un alliĂ© spirituel, un maĂźtre, sans remarquer par quelle parentĂ© essentielle celui-ci reste liĂ© Ă  ses ennemis libĂ©raux5. Quoi qu’il en soit des mĂ©prises de Schmitt dans ses alliances malheureuses, voire condamnables, sur lesquelles il faudra revenir, il est un personnage Ă  propos duquel il ne s’est pas trompĂ©, dans lequel il a su reconnaĂźtre son adversaire de toujours. Comme il l’affirme sans Ă©quivoque dans La Notion de politique, Benjamin Constant est l’incarnation mĂȘme de l’ennemi, bien davantage que Marx ou Rousseau, dans cette lutte Ă  finir qui oppose conservateurs et progressistes depuis, Ă  tout le moins, la RĂ©volution française6. Dans les Ă©crits de Constant se trouve ainsi rĂ©uni tout ce qui rĂ©pugne fonciĂšrement Ă  la sensibilitĂ© conservatrice et rĂ©volutionnaire de Schmitt et fait, Ă  ses yeux, la nature mĂȘme de l’esprit libĂ©ral, c’est-Ă -dire, notamment, la valorisation du commerce au dĂ©triment de la guerre et celle de l’individualisme possessif par opposition Ă  la communautĂ© nationale. C’est pourquoi il importe de commencer par l’examen de la pensĂ©e de ce pacifique adversaire, puisque, laissĂ© Ă  lui-mĂȘme, Constant ne se reconnaĂźt aucun ennemi de cette sorte.
La pensĂ©e de Benjamin Constant tĂ©moigne d’une expĂ©rience directe de la RĂ©volution française et procĂšde, par retours incessants, Ă  la singularitĂ© de l’évĂ©nement. En effet, Constant s’étonne devant le dĂ©roulement de la RĂ©volution et ses suites imprĂ©vues. Il pense dans le sillage de ces bouleversements historiques et se donne pour tĂąche de rendre compte des dĂ©rives politiques, apparemment insensĂ©es, auxquelles ils ont donnĂ© lieu. VoilĂ  pourquoi la RĂ©volution demeure Ă  cette Ă©poque bien davantage un problĂšme qu’une solution, n’étant pas encore devenue un idĂ©al. Pour Constant et ses contemporains, l’essentiel est alors de terminer la RĂ©volution et de dĂ©couvrir sous quel rĂ©gime de libertĂ© et d’égalitĂ© il est possible dĂ©sormais d’ordonner cette formidable puissance sociale dĂ©livrĂ©e par l’avĂšnement de la modernitĂ©.
Au cƓur de l’expĂ©rience rĂ©volutionnaire, se trouve, Ă  la maniĂšre d’une Ă©nigme posĂ©e devant la conscience commune, le fait de la Terreur. Si Constant, en raison de ses affinitĂ©s libĂ©rales, se sent en accord avec les Ă©vĂ©nements de 1789, il ne peut, Ă  l’évidence, accepter ceux de 1794. Il lui faut donc, pour sauver la rĂ©volution, lui conserver toute sa lĂ©gitimitĂ© premiĂšre, son sens vĂ©ritable, la distinguer de la Terreur, c’est-Ă -dire montrer que ce violent dĂ©rapage n’était en rien inĂ©vitable et qu’il ne dĂ©coule pas de l’application des principes rĂ©publicains, ce qui constituerait un motif suffisant pour qu’ils soient rejetĂ©s, comme le pensent d’ailleurs les critiques lĂ©gitimistes. Constant s’est donnĂ© pour tĂąche de rĂ©pondre Ă  ces critiques, c’est pourquoi il cherche Ă  offrir une explication Ă  la dĂ©rive rĂ©volutionnaire qui ne mette pas en cause toute la tradition libĂ©rale. Il est possible, pense-t-il, de redonner le pouvoir au peuple, Ă©tablissant ainsi une autoritĂ© qui soit sous sa dĂ©pendance initiale, tout en Ă©tant stable et relativement autonome. Dans cette perspective, Constant tente de montrer que l’esprit de la rĂ©volution a Ă©tĂ© perverti par l’introduction d’élĂ©ments Ă©trangers. Il y a une impuretĂ© initiale de la Terreur du simple fait qu’elle est le fruit d’un mĂ©lange instable de politiques antagoniques. Aussi le travail du philosophe, Ă  la maniĂšre de quelque chimiste, est-il d’effectuer les analyses permettant de retrouver la forme pure de l’esprit libĂ©ral qui anima la RĂ©volution Ă  ses dĂ©buts et avec lequel il est possible et nĂ©cessaire, selon Constant, de renouer. C’est d’ailleurs en inventant les principes de cette chimie nouvelle de la politique qu’il est parvenu Ă  saisir la nature de ces « rĂ©actions » politiques qui bouleversent la sociĂ©tĂ© de son temps.
On ne peut saisir dans quelle perspective se dĂ©ploie l’argument de Constant sans examiner d’abord la conception qu’il se fait de l’histoire. À partir du fait de la RĂ©volution, peut-ĂȘtre plus exactement encore de la conscience qu’en avaient ses acteurs, la question du sens de l’histoire acquiert une importance capitale. On vit alors sous la conscience aiguĂ« qu’il y a un avant et un aprĂšs la RĂ©volution et que cet avĂšnement d’un pouvoir sur les hommes fondĂ© par tous les hommes qui composent la citĂ©, Ă  tout le moins virtuellement sans exclusion, reprĂ©sente une rupture irrĂ©versible dans le cours de l’histoire. Si la conscience historique moderne ne trouve pas lĂ  son fondement, puisque ses commencements prĂ©cĂšdent ces Ă©vĂ©nements, il demeure que ceux-ci ont grandement contribuĂ© Ă  la gĂ©nĂ©ralisation de cette figure de la conscience, de sorte que le langage de l’histoire est devenu indispensable par la suite, tant en politique qu’en philosophie. Autrement dit, par le moyen de la conscience rĂ©volutionnaire, plus justement encore du sentiment de rupture par rapport au passĂ© qui l’accompagne, les hommes ont acquis la conviction profonde et dĂ©sormais incontournable qu’ils ont, dans l’histoire, leur lieu vĂ©ritable.
À cette conscience de l’irrĂ©versibilitĂ© de l’histoire, il convient d’ajouter, puisque l’une renvoie Ă  l’autre, l’idĂ©e que la sociĂ©tĂ© des hommes est leur crĂ©ation et qu’il leur appartient de modeler celle-ci Ă  la mesure de leurs aspirations. Une fois Ă©tablie cette sensibilitĂ© au devenir des sociĂ©tĂ©s humaines, il est inĂ©vitable qu’on en vienne Ă  s’interroger sur le sens de ce devenir, sa direction initiale. DĂ©jĂ  Rousseau, dans le Second Discours, avait tracĂ© un tableau plutĂŽt sombre de l’histoire humaine, conduisant de l’égalitĂ© naturelle de tous Ă  l’inĂ©galitĂ© la plus grande. Il est vrai qu’il envisageait aussi, par un singulier retour des choses, que cette inĂ©galitĂ© extrĂȘme donne naissance Ă  l’égalitĂ© de tous sous la tyrannie d’un seul, simulacre malheureux de la condition naturelle, mais l’essentiel de son propos demeure dans la ligne d’un accroissement de l’inĂ©galitĂ©. Constant, ayant derriĂšre lui la RĂ©volution, inverse la perspective, se plaçant, tout comme Tocqueville ensuite, au terme d’une histoire marquĂ©e cette fois par les progrĂšs de l’égalitĂ©. L’égalitĂ© n’est plus Ă  rechercher dans l’origine du monde, mais bien davantage dans l’avenir des sociĂ©tĂ©s humaines. Par ce renversement, Constant en vient Ă  penser que la figure vĂ©ritable de la nature humaine n’appartient pas au passĂ© mais Ă  l’avenir, de sorte que l’histoire ne recouvre pas celle-ci, mais opĂšre sa rĂ©alisation effective. C’est en ce sens que, pour Constant, l’égalitĂ© est conforme Ă  la nature vĂ©ritable de l’homme, nature qu’il nous est donnĂ© de reconnaĂźtre non pas Ă  partir de ses manifestations incomplĂštes, de ses inachĂšvements passagers, mais plutĂŽt au moyen de ce qui se laisse entrevoir par l’examen de l’histoire. De ce point de vue gĂ©nĂ©ral, partagĂ© par de nombreux contemporains et successeurs de Constant, l’homme paraĂźt se rĂ©aliser dans l’histoire et n’avoir d’existence qu’en son sein. Or, dĂšs que l’on accepte l’idĂ©e que l’égalitĂ© reprĂ©sente la direction finale de cette histoire, il s’ensuit que tout ce qui s’oppose Ă  l’institution d’une sociĂ©tĂ© libre et Ă©galitaire, sous la gouverne des hommes seuls, appartient au passĂ© et s’inscrit Ă  l’encontre du sens mĂȘme de ce devenir collectif. Puisqu’on ne saurait vraiment s’opposer Ă  l’histoire, tout comme autrefois Ă  la Providence, il dĂ©coule de cette conviction que la comprĂ©hension de l’histoire dĂ©finit un destin pour les hommes, destin inexorable avec lequel il faut, bon grĂ© mal grĂ©, composer. Toute opposition au projet de la libertĂ© et de l’égalitĂ© de tous semble condamnĂ©e par avance Ă  n’ĂȘtre, au mieux, qu’inutile et relĂšve d’une mĂ©prise profonde sur le devenir de l’humanitĂ©.
Toute la pensĂ©e politique de Constant repose sur cette philosophie du prĂ©sent. Il s’agit, pour lui, de penser non seulement la situation de l’homme moderne dans sa gĂ©nĂ©ralitĂ©, mais davantage ce qui fait s...

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