14 FĂVRIER â 16 MARS 2016
PREMIER VOYAGE
UN SAC PERCĂ
Le Boeing 777 pratiquement vide dâAir China en provenance de PĂ©kin via MontrĂ©al amorce sa descente dans le ciel nocturne de La Havane. Je repense Ă comment il devait paraĂźtre improbable, le 2 dĂ©cembre 1956, que les 22 survivants du dĂ©barquement ratĂ© dâun yacht de plaisance sur une plage Ă plus de 800 kilomĂštres de la capitale puissent en deux ans conquĂ©rir lâĂźle entiĂšre et proclamer le triomphe de leur rĂ©volution. Il aurait suffi que le chef de lâexpĂ©dition soit tuĂ© en foulant la plage de Las Coloradas, comme 60 de ses camarades, ou quâil soit mort Ă lâune des centaines dâautres occasions oĂč il aurait dĂ» mourir avant et aprĂšs ce fiasco pour que le cours de lâhistoire cubaine en ait Ă©tĂ© radicalement altĂ©rĂ©. Mais il a survĂ©cu, cette fois et les autres. Et il survit encore, Ă 89 ans et demi, malgrĂ© une santĂ© plus chancelante que jamais, envers et contre tous, envers et contre tout. Intuable, comme sa rĂ©volution, donnĂ©e pour morte presque aussi souvent que lui.
Sur le tarmac de lâaĂ©roport JosĂ© MartĂ, un appareil de la Eastern Air Lines, drapeau amĂ©ricain peint sur le cĂŽtĂ© du nez, se repose entre deux liaisons. En ce dĂ©but dâannĂ©e 2016, le trafic aĂ©rien entre la Floride et Cuba se rĂ©sume Ă quelques vols nolisĂ©s Ă prix prohibitifs : entre 400 et 500 dollars lâaller-retour pour des vols dâune heure et quart. Depuis un an, le gouvernement amĂ©ricain permet Ă ses citoyens de voyager Ă Cuba sans avoir Ă obtenir son autorisation prĂ©alable. Il leur est toutefois interdit de sây rendre Ă des seules fins de tourisme. Le but de leur voyage doit sâinscrire dans lâune des 12 catĂ©gories dâexemption approuvĂ©es : visite familiale, activitĂ©s Ă©ducatives, journalistiques ou religieuses, projet humanitaire, compĂ©tition sportive, recherche scientifique, rencontre professionnelle et autres justificatifs du genre. En thĂ©orie, si le dĂ©partement du TrĂ©sor apprenait que lâun de ses citoyens avait passĂ© sa semaine sur une plage cubaine Ă siroter des mojitos, il pourrait encore le mettre Ă lâamende. En pratique, aucun AmĂ©ricain nâa Ă©tĂ© puni depuis lâassermentation de Barack Obama en janvier 2009. Des centaines lâavaient Ă©tĂ© sous son prĂ©dĂ©cesseur George W. Bush. Compte tenu du prix des billets et des restrictions, plusieurs touristes amĂ©ricains prĂ©fĂšrent encore transiter par un pays tiers comme le Mexique, le Canada ou le Panama. La clientĂšle de la Eastern Air Lines est ainsi principalement composĂ©e de citoyens amĂ©ricains dâorigine cubaine qui vont rendre visite Ă leur famille et, surtout, la rĂ©approvisionner. Ce qui explique que dans le hall de rĂ©cupĂ©ration des bagages, des dizaines de valises Ă©normes, dâappareils Ă©lectroniques, de boĂźtes de mĂ©dicaments et dâautres mastodontes de carton emballĂ©s dans un film-plastique bleu gĂȘnent lâaccĂšs aux carrousels.
Quand Miami débarque à La Havane, le terminal 2 est un foutoir sans nom.
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Durant mes premiers jours Ă Cuba, je loge chez Armando, un artiste dans la trentaine. Dans nos Ă©changes virtuels, nous avions convenu de faire du troc. Pour chaque nuit passĂ©e dans sa maison, nous dĂ©duirions 15 pesos convertibles (CUC) des quelque 150 quâil me doit pour les paquets de papier photo, le film acĂ©tate, le fixateur et le dĂ©veloppeur que je lui ai rapportĂ©s du Canada. GrĂące Ă notre entente, il pourra rĂ©aliser lâexposition photo quâil a en tĂȘte sans avoir Ă dĂ©bourser un sou pour ce matĂ©riel, introuvable Ă Cuba. De mon cĂŽtĂ©, cet arrangement me fait aussi Ă©conomiser. Le quartier de Playa est excentrĂ©, mais il aurait Ă©tĂ© difficile de trouver une chambre Ă un prix aussi bas Ă La Havane.
En vertu de la loi cubaine, mon sĂ©jour chez lui est tout Ă fait illĂ©gal. Hors des hĂŽtels, les Ă©trangers ne sont autorisĂ©s Ă dormir que dans des casas particulares dĂ»ment accrĂ©ditĂ©es. Les propriĂ©taires de ces gĂźtes doivent informer les autoritĂ©s de la prĂ©sence de nouveaux hĂŽtes le jour mĂȘme de leur arrivĂ©e et payer une taxe sur la location de la chambre. En mâaccueillant, Armando ne fait ni lâun ni lâautre.
Le temps de mon sĂ©jour, il me prĂȘte sa chambre et sâen va dormir chez une fille quâil a rencontrĂ©e, lâavant-veille de mon arrivĂ©e, sur le MalecĂłn, la grande promenade du bord de mer, le lieu de flĂąnerie, de flirt et de prostitution le plus populaire de la capitale. Il me laisse aux bons soins de sa mĂšre, une mĂ©tĂ©orologue Ă la retraite.
Au temps de lâamitiĂ© entre les peuples cubain et soviĂ©tique, Sonia a Ă©tudiĂ© Ă lâAcadĂ©mie des sciences de Moscou. Son russe est rouillĂ©, mais nous arrivons Ă nous comprendre. Elle parle aussi anglais et Ă©tudie pour le plaisir le français depuis quelques mois Ă lâAlliance française. Sonia avait sept ans lorsque les barbus ont pris le pouvoir. Ses souvenirs de petite fille de classe moyenne â son pĂšre Ă©tait aussi mĂ©tĂ©orologue â lui font dire que sous lâancien rĂ©gime, « les pauvres Ă©taient vraiment pauvres ». La RĂ©volution a permis dâenrayer ces inĂ©galitĂ©s en instaurant des systĂšmes de santĂ© et dâĂ©ducation gratuits pour tous. Comme plusieurs Cubains, elle est trĂšs fiĂšre de ces acquis et essaie de contribuer au perfectionnement de la RĂ©volution. Elle est membre du Parti communiste et assiste religieusement aux grandes parades de travailleurs avec ses anciens collĂšgues. Or, ces temps-ci, elle songe Ă rendre sa carte du Parti. « Le problĂšme, dit-elle, câest que la RĂ©volution sâest embourbĂ©e dans son idĂ©al. » Par aveuglement idĂ©ologique, le Parti et ses leaders ont pris des dĂ©cisions certes nobles, mais qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©es contreproductives. « Les jeunes obtiennent gratuitement leur Ă©ducation Ă Cuba, puis partent Ă lâĂ©tranger pour faire de lâargent. On devrait les obliger Ă rester ici quelques annĂ©es, le temps de repayer leur dĂ» Ă notre systĂšme. La RĂ©volution est un sac percĂ© », constate-t-elle avec amertume.
Le lendemain de mon arrivĂ©e, Sonia mâapprend Ă me dĂ©placer en transport en commun dans La Havane. Sur le bord de la 31e avenue, nous hĂ©lons les almendrones, les « grandes amandes » amĂ©ricaines des annĂ©es prĂ©rĂ©volutionnaires qui servent de taxis collectifs. Sauf quâĂ 9 h 00 du matin, la compĂ©tition est fĂ©roce. Plusieurs candidats-passagers remontent lâavenue en amont dans lâespoir dâĂȘtre les premiers en file pour la prochaine place libre vers la vieille ville. Inutile de se tourner vers les guaguas. Les autobus publics sont ultrabondĂ©s. Ă chaque arrĂȘt, les portes se referment en comprimant les derniers passagers tĂ©mĂ©raires qui ont osĂ© embarquer malgrĂ© le manque flagrant dâespace. Les plus prudents et les moins agressifs restent en plan sur le pavĂ©, espĂ©rant que la prochaine guagua sera la bonne. Quant aux taxis roteros, les bus privĂ©s 25 fois plus chers que les publics, ils nâacceptent aucun passager debout et passent tous devant nous dĂ©jĂ pleins.
AprĂšs 45 minutes dâattente, nous nous rĂ©signons Ă abandonner la 31e et Ă continuer nos recherches sur la 41e. Coup de chance, en moins de deux minutes, un almendron en dĂ©but de parcours sâarrĂȘte, vide. LâintĂ©rieur de la vieille minoune est truffĂ© dâanachronismes. Dans le tableau de bord est encastrĂ© un mini-Ă©cran qui diffuse des vidĂ©oclips de reggaetĂłn. Un iPhone est branchĂ© Ă lâallume-cigarette. PlacardĂ©e sur le coffre Ă gants, une affiche artisanale avertit les clients que sâils paient en pesos convertibles, ils recevront leur monnaie en pesos cubains au taux dâun pour 24, au lieu du cours officiel de 1 pour 25. La sĂ©grĂ©gation qui existait autrefois entre le CUC (prononcĂ© « couque » par les uns, « cĂ©-ou-cĂ© » par les autres), devise de lâindustrie touristique arrimĂ©e sur le dollar amĂ©ricain, et le CUP (« coupe »), la moneda nacional dans laquelle les Cubains reçoivent leur salaire, a presque disparu. On sâĂ©change les deux monnaies sans trop de distinction. En attendant que le gouvernement ne se dĂ©cide Ă faire disparaĂźtre lâune ou lâautre des devises, le bipolarisme monĂ©taire de lâĂźle nâa plus pour avantage que de confondre les touristes et de favoriser les arnaques Ă leur endroit. Mais je ne me ferai pas avoir. Ni sur la conversion ni sur le prix de la course. Armando mâa dĂ©jĂ expliquĂ© la tarification des colectivos. Entre Playa et Vieja, je traverserai les quartiers du Vedado et de Centro. Le trajet entre deux quartiers coĂ»te dix pesos cubains. Pour deux quartiers ou plus, câest 20 pesos maximum. Je fais le calcul. Si un travailleur effectue chaque jour lâaller-retour en taxi collectif entre son travail et son domicile, que les deux sont situĂ©s dans des quartiers adjacents et quâil gagne le salaire officiel moyen de 687 pesos par mois, il dĂ©pensera pratiquement toute sa paye uniquement en transport. Sâil nâa aucune autre source de revenus, il est condamnĂ© comme une majoritĂ© Ă jouer du coude chaque matin dans les guaguas Ă 40 centavos le passage.
La voiture se remplit rapidement. Ă chaque nouveau client, le chauffeur rappelle dây aller suave avec la portiĂšre dĂ©glinguĂ©e. Combien de fois cette portiĂšre a-t-elle Ă©tĂ© ouverte et refermĂ©e au cours des 60 derniĂšres annĂ©es ? Combien de fois a-t-elle Ă©tĂ© rafistolĂ©e ? Et combien de fois encore sâouvrira et se refermera-t-elle avant que la transformation Ă©conomique attendue de lâĂźle ou la levĂ©e de lâembargo ne permette de lâenvoyer Ă son dernier repos ?
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Armando et moi attendons en file devant les bureaux de la compagnie de tĂ©lĂ©communication Ă©tatique ETECSA. Ma premiĂšre cola. AprĂšs une trentaine de minutes, on nous fait signe de nous prĂ©senter Ă un guichet. Jâai besoin dâune carte SIM pour mon tĂ©lĂ©phone. Pour faciliter le processus, Armando a offert de me lâobtenir sous son nom. Il prĂ©sente sa carte dâidentitĂ©. Un passage accidentel dans la machine Ă laver lâa rendue presque illisible. Les informations y avaient Ă©tĂ© inscrites Ă la main. La commis fait la moue. Le document prĂ©sentĂ© est irrecevable, annonce-t-elle. Trop abĂźmĂ©. Armando lui sort ses yeux les plus doux. « Si vous lâacceptez, je vous en serai trĂšs reconnaissant », supplie-t-il. Son charme, et surtout sa promesse voilĂ©e de rĂ©tribution, produisent leur effet. Elle accepte de poursuivre les procĂ©dures, non sans lâavoir sommĂ© dâaller se procurer une nouvelle piĂšce dâidentitĂ© « pour la prochaine fois ». Je refile lâargent Ă Armando pour quâil paie. Quarante pesos convertibles, incluant dix en crĂ©dits dâutilisation. Ă 0,30 $ la minute de conversation et 0,15 $ du SMS envoyĂ©, les tarifs de tĂ©lĂ©phonie cellulaire Ă Cuba sont parmi les plus Ă©levĂ©s au monde. Les Cubains qui possĂšdent un portable lâutilisent le moins souvent possible.
La commis rend la monnaie Ă Armando. Il en extirpe trois piĂšces dâun CUC quâil lui redonne avec un sourire, sans mĂȘme essayer de dissimuler son geste. Elle les laisse tomber dans un bol Ă pots-de-vin installĂ© sous le comptoir, oĂč les piĂšces vont rejoindre dâautres remerciements pour entorse aux rĂšglements.
Mon premier regalito. Mon premier trou percé dans la Révolution.
LA LITTĂRATURE NâEST PAS DANGEREUSE
Il entre dans le cafĂ©, me repĂšre, sâapproche, dĂ©croche les Ă©couteurs de ses oreilles pour les laisser pendouiller entre deux boutons de sa chemise, me serre la main sans me regarder dans les yeux, sans sourire, levant lĂ©gĂšrement le menton en seule guise de salutation, comme si nous Ă©tions de vieux amis qui sâĂ©taient vus la veille. Il sâassoit, mâannonce quâil nâaime pas le cafĂ© et ne boira rien, puis commence Ă parler.
En anglais, son accent a des intonations britanniques qui nâarrivent pas entiĂšrement Ă masquer son espagnol maternel. Son vocabulaire a la richesse de celui des grands lecteurs. Pour appuyer ses arguments, il cite de mĂ©moire une panoplie dâauteurs. Il commet quelques erreurs de grammaire Ă lâoccasion, mais je ne les remarque que parce quâelles sont diffĂ©rentes des miennes dans la mĂȘme langue. Il parle et parle, passant du trivial au philosophique, de la littĂ©rature aux femmes, de Cuba Ă lâEspagne. Ă peu prĂšs tout ce quâil dit est intĂ©ressant. Mais il me faut lâinterrompre, sinon il ne sâarrĂȘtera jamais et je ne saurai jamais comment il est devenu le traducteur de la seconde Ă©dition cubaine de 1984.
Fabricio GonzĂĄlez Neira est nĂ© le 7 fĂ©vrier 1973 Ă La Havane. Si jâai appris son identitĂ© avant mĂȘme de tenir dans mes mains un exemplaire du livre, câest grĂące Ă son excĂšs de zĂšle.
Deux semaines avant mon dĂ©part, en effectuant des recherches sur Internet par mots clĂ©s â 1984 Orwell Cuba Arte y Literatura â, jâĂ©tais tombĂ© sur un forum de traducteurs dans lequel un certain gabrielsyme73 annonçait que la maison dâĂ©dition cubaine Arte y Literatura lâavait chargĂ© de traduire 1984. Le message datait du 11 mars 2015. La personne derriĂšre lâavatar demandait lâaide de ses collĂšgues pour la traduction dâune expression utilisĂ©e par Orwell dans le troisiĂšme chapitre de la premiĂšre partie du roman. Dans ce passage, Winston Ă©tait en train de rĂȘver Ă un « Pays DorĂ© », bien loin du monde sombre dans lequel, Ă©veillĂ©, il habitait.
Suddenly he was standing on short springy turf, on a summer evening when the slanting rays of the sun gilded the ground. The landscape that he was looking at recurred so often in his dreams that he was never fully certain whether or not he had seen it in the real world. In his waking thoughts he called it the Golden Country. It was an old, rabbit-bitten pasture, with a foot-track wandering across it and a molehill here and there. In the ragged hedge on the opposite side of the field the boughs of the elm trees were swaying very faintly in the breeze, their leaves just stirring in dense masses like womenâs hair. Somewhere near at hand, though out of sight, there was a clear, slow-moving stream where dace were swimming in the pools under the willow trees.
Que voulait dire Orwell exactement en spĂ©cifiant que le vieux pĂąturage avait Ă©tĂ© « dĂ©vorĂ© par des lapins » ? « Est-ce que ce pĂąturage aurait dĂ» luire diffĂ©remment dâun autre dĂ©vorĂ© par des vaches, des chevaux, des girafes ou des Ă©lĂ©phants ? » demandait gabrielsyme73. Pour le traducteur, le problĂšme rĂ©sidait dans le fait quâOrwell nâĂ©tait pas le type dâĂ©crivain Ă se laisser emporter dans des descriptions lyriques pour la simple beautĂ© de la chose. Sâil utilisait une expression aussi prĂ©cise, elle devait forcĂ©ment avoir une signification tout aussi prĂ©cise. Peut-ĂȘtre faisait-il rĂ©fĂ©rence Ă une particularitĂ© de la campagne anglaise quâun Cubain ne pouvait saisir ? Aucune des rĂ©ponses fournies par les autres forumistes nâa permis de satisfaire lâappĂ©tit de gabrielsyme73 pour un sens plus profond Ă cette expression. Ă sa grande dĂ©ception, il devrait sâen tenir plus ou moins Ă la mĂȘme traduction littĂ©rale que celle faite par ses prĂ©dĂ©cesseurs.
Era un campo v...