quatriĂšme partie
Admirables dissidents
Raymond Aron, notre contemporain
On commĂ©morait en 2013 les trente ans du dĂ©cĂšs de Raymond Aron, certainement le plus grand intellectuel français de la seconde moitiĂ© du xxe siĂšcle, certainement le plus admirable aussi. Lâoccasion Ă©tait belle de rĂ©flĂ©chir Ă son Ćuvre, Ă son actualitĂ© et Ă ce que son existence a dâexemplaire pour ceux qui croient que la vie des idĂ©es est indispensable Ă la dĂ©mocratie. Dâautant que si Aron est aujourdâhui cĂ©lĂ©brĂ© et sâil ne sâen trouve plus beaucoup pour le conspuer, on a un peu oubliĂ© les Ă©preuves immenses Ă travers lesquelles sa pensĂ©e a pris forme. Si on lui accorde finalement raison dans sa grande querelle contre le marxisme, on ne le lit plus autant quâon le devrait (jây reviendrai un peu plus loin). Ăvidemment, on a rĂ©Ă©ditĂ© ses MĂ©moires dans la belle collection « Bouquins » de Robert Laffont, avec quelques chapitres inĂ©dits, et Gallimard, dans sa collection « Quarto », a rĂ©imprimĂ© plusieurs de ses ouvrages portant sur le thĂšme de la dĂ©mocratie. Lâexcellente revue Commentaire, quâil a fondĂ©e, conserve sa mĂ©moire et illustre la pertinence actuelle de sa philosophie politique (on peut relire le numĂ©ro hommage publiĂ© en 1984-1985). Nicolas Baverez lui a dĂ©jĂ consacrĂ© une trĂšs belle biographie, Raymond Aron â Un moraliste au temps des idĂ©ologies. Et certains de ses Ă©lĂšves ont Ă©crit Ă son propos de trĂšs belles pages, notamment Pierre Manent, dont le livre Le Regard politique comporte un chapitre sur le sĂ©minaire de Raymond Aron.
Une vie intellectuelle difficile
Toutefois, je viens de le dire, si Aron est aujourdâhui unanimement cĂ©lĂ©brĂ© comme celui qui ne sâest pas trompĂ© sur la nature du xxe siĂšcle, on a oubliĂ© Ă quel point il fut vilipendĂ© pendant la plus grande partie de sa carriĂšre en tant quâhomme de « droite » plus ou moins frĂ©quentable, bien installĂ© dans sa tribune du Figaro, Ă©ditorialiste au service des puissants. Pour la gauche, Aron donna bonne conscience aux rĂ©actionnaires. Aron, un savant ? Au mieux, un polĂ©miste bourgeois. Apparemment, celui qui entre en dĂ©saccord avec lâorthodoxie qui domine dans lâintelligentsia ne peut ĂȘtre quâun « polĂ©miste ». On lui accorda le drĂŽle de titre dâhomme de droite « intelligent ». Compliment pervers : voilĂ donc un homme qui mettait son intelligence au service dâun systĂšme indĂ©fendable. NâĂ©tait-il pas doublement coupable ? LâuniversitĂ© elle-mĂȘme le bouda pendant un temps avant quâil ne parvienne Ă sây rĂ©introduire par la grande porte, celle de la Sorbonne, avant dâaboutir au CollĂšge de France. Ă Aron, qui multiplia les ouvrages dâune Ă©rudition exceptionnelle (il suffit de lire son Clausewitz en deux tomes pour sâen convaincre, voire Histoire et dialectique de la violence, sa critique de la philosophie sartrienne), on refusa souvent le respect le plus Ă©lĂ©mentaire, mĂȘme sâil fut tenu en haute estime par les authentiques savants.
On connaĂźt lâodieuse formule : certains prĂ©fĂ©rĂšrent avoir tort avec Sartre que raison avec Aron, comme si le premier honora le genre humain et que le second en dĂ©mĂ©rita. Câest la fĂącheuse habitude dâune certaine gauche idĂ©ologique de faire le tri, parmi les hommes, entre le sain matĂ©riau de la sociĂ©tĂ© future et le bois mort du monde ancien. On sous-estime lâintolĂ©rance dont sont capables ceux qui croient maĂźtriser la formule dâune sociĂ©tĂ© parfaite et qui sâimaginent avoir devant eux des gens qui, parce quâils consentent Ă lâimperfection inĂ©vitable de toute sociĂ©tĂ©, sâen rĂ©jouiraient secrĂštement. La droite nâest-elle pas Ă bien des Ă©gards une invention de la gauche, qui a besoin dâune catĂ©gorie ouverte pour repousser par vagues ceux qui ne communient pas Ă la version actuelle de lâĂ©mancipation radicale ? Câest ce qui fait que lâhomme de droite peut ĂȘtre, selon les circonstances, le libĂ©ral, le conservateur, le nationaliste, le populiste ou le rĂ©actionnaire, ces termes ne se recoupant souvent quâĂ la maniĂšre dâinsultes dont on agonit ceux qui sâinscrivent en dissidence idĂ©ologique avec lâorthodoxie progressiste. Câest la psychologie de lâutopisme : absolutiser le dĂ©saccord politique en une querelle entre le bien et le mal, le premier devant absolument triompher du second en lâĂ©liminant Ă la source. On aurait tort de croire que cette campagne de diffamation permanente nâaffecta pas Aron, dont la vie personnelle fut par ailleurs remplie de malheurs. Aron nâeut pas la perversion de ceux qui jouissent de la haine des autres et ne se rĂȘva pas un destin de pestifĂ©rĂ©. Ă la fin de sa vie, il fut tout surpris et joyeux de voir quâon couronnait avec raison ses MĂ©moires, quâon les accueillait trĂšs positivement, quâon y voyait dĂ©sormais une lecture obligĂ©e pour comprendre le siĂšcle et la « condition politique » de lâhomme. Il sâagit effectivement dâun chef-dâĆuvre de la littĂ©rature politique.
Si je rappelle tout cela, câest parce que Raymond Aron non seulement a mieux vu son Ă©poque que bien dâautres mais a aussi eu le courage intellectuel dâen dĂ©fier lâorthodoxie idĂ©ologique et les conformismes qui lâaccompagnaient. Il lui a fallu une grande force dâĂąme pour ne pas suivre le troupeau de lâintelligentsia, avec ses indignations successives qui donnent bonne conscience et qui, au nom de la sociĂ©tĂ© idĂ©ale, ne se donne pas la peine de penser la meilleure sociĂ©tĂ© possible. Je le rappelle aussi parce que la vie intellectuelle, Ă une Ă©poque de grands dĂ©chirements idĂ©ologiques, ne saurait se rĂ©duire Ă celle du savant de cabinet. Surtout, tandis que ses adversaires nâhĂ©sitaient pas Ă lâaccabler dâinjures, il mena toujours son travail dans le respect de ses interlocuteurs, ce que plusieurs prirent pour le signe dâune raison glacĂ©e, Ă©trangĂšre Ă toute sensibilitĂ©, alors que cela relevait plutĂŽt dâune discipline des passions, nĂ©cessaire Ă une rĂ©flexion publique Ă©clairĂ©e. LâĂ©thique de lâintellectuel devait lâamener Ă Ă©viter lâimprĂ©cation et Ă penser le souhaitable Ă la lumiĂšre du possible. Cela ne lâempĂȘcha pas, lorsque la chose fut nĂ©cessaire, de se montrer particuliĂšrement incisif, surtout devant la bĂȘtise.
Penser lâhistoire qui se fait
Câest lors dâun sĂ©jour en Allemagne, au dĂ©but des annĂ©es 1930, que Raymond Aron se donna la mission qui fut la sienne toute sa vie : penser lâhistoire qui se fait. Lâhomme nâa de prise sur lâhistoire que sâil sait interprĂ©ter adĂ©quatement sa propre situation historique. Pour agir, encore faut-il comprendre son Ă©poque. Lâhomme est-il libre dans lâhistoire ? Et quel est le sens de cette libertĂ© ? De quelle maniĂšre peut-elle se dĂ©prendre des dĂ©terminismes qui entendent lâaplatir ? Cette question a toujours habitĂ© Aron, lui qui rĂ©sumait sa philosophie ainsi : lâhomme fait lâhistoire mais ignore lâhistoire quâil fait. ManiĂšre comme une autre de dire que lâhomme nâest pas impuissant mais que lâavenir ne se soumet pas aux grands projets dans lesquels on veut lâenfermer. Lâhomme nâest pas dĂ©miurge et ne crĂ©e pas le monde sans que rien lui Ă©chappe. Certes, il peut agir dans le monde, le transformer, mais il ne le tire jamais du nĂ©ant par la seule force de sa volontĂ©. Et le mal, consĂ©quemment, est le fait non pas des hommes mĂ©chants mais de contradictions fondamentales inscrites dans la condition humaine. On ne saurait se contenter dâen finir avec eux pour en finir avec lui.
Penser lâhistoire, câĂ©tait donc penser la situation de lâhomme au cĆur du xxe siĂšcle. Sâil sâĂ©tait dĂ©jĂ engagĂ© dans cette aventure avant 1940, câest Ă la tĂȘte de la revue La France libre quâil sâimposa comme un interprĂšte brillant, aussi subtil que profond, de « lâhistoire se faisant », ce que confirme aisĂ©ment la lecture de ses Chroniques de guerre rassemblĂ©es en un seul livre chez Gallimard en 1990. Sans sâinfĂ©oder au gĂ©nĂ©ral de Gaulle, avec qui il entretint toute sa vie des rapports mĂȘlĂ©s dâadmiration critique et de sympathie distante, il incarna la voix de la rĂ©sistance intellectuelle française au totalitarisme et Ă la barbarie nazie. Il rĂ©flĂ©chira aussi Ă la question du patriotisme, Ă celle de la trahison, Ă lâaccouplement Ă©trange de lâinhumanitĂ© et de la technique qui se dĂ©ploya dans la guerre. Câest aux questions politiques les plus fondamentales quâil fut amenĂ© Ă rĂ©flĂ©chir. De quelle maniĂšre conserver la libertĂ© humaine dans un monde oĂč dominaient les idĂ©ologies qui la mutilent impitoyablement ?
Une fois le nazisme vaincu, le communisme reprĂ©senta le visage dominant du totalitarisme. En fait, le grand problĂšme intellectuel dâAron fut la question du communisme, contre lequel il sâengagea dĂšs le lendemain de la DeuxiĂšme Guerre mondiale et jusquâĂ sa mort. On lui demanda pourquoi il sâentĂȘtait Ă polĂ©miquer avec le marxisme et Ă dĂ©noncer le communisme. Sâil distinguait les totalitarismes brun et rouge, il pensait nĂ©anmoins Ă lâunitĂ© du phĂ©nomĂšne totalitaire. Mais pendant longtemps, la mise en Ă©quivalence de ces deux systĂšmes eut quelque chose dâobscĂšne. En effet, sâil fallait ĂȘtre intraitable envers les crimes du premier (avec raison, Ă©videmment), il fallait se montrer comprĂ©hensif envers ceux du second. MĂ©canique intellectuelle malheureuse, qui entraĂźna plusieurs gĂ©nĂ©rations de penseurs Ă croire que le communisme tuait massivement malgrĂ© lui et que, enfin appliquĂ© sans entraves, il accoucherait de la bienheureuse parousie. Les intellectuels de gauche dĂ©pensĂšrent des Ă©nergies immenses pour dĂ©culpabiliser le marxisme, pour lâinnocenter, plutĂŽt que de chercher Ă comprendre pourquoi les mĂȘmes idĂ©es donnaient partout les mĂȘmes rĂ©sultats.
Câest que le marxisme eut ceci de singulier quâil mutila sauvagement les idĂ©aux dĂ©mocratiques tout en prĂ©tendant les accomplir. Loin de vomir lâĂ©mancipation moderne, comme ce fut le cas du nazisme, il prĂ©tendit la concrĂ©tiser pleinement, sans se contenter de sa rĂ©alisation partielle. Il fut portĂ© par un souffle utopique quâil prĂ©tendit transfigurer scientifiquement en se prĂ©sentant comme une science apte Ă dĂ©crypter les mĂ©canismes de lâhistoire universelle. Il permit Ă ceux qui lâembrassĂšrent de concilier leurs dĂ©sirs de vĂ©ritĂ© et de justice. Lâutopisme prĂ©tend quâun homme nouveau peut naĂźtre, enfin dĂ©saliĂ©nĂ©, enfin libĂ©rĂ© de toute forme dâhĂ©tĂ©ronomie, et que la sociĂ©tĂ© idĂ©ale peut advenir si nous la voulons vraiment. Que faire de ceux qui ne la veulent pas ou qui lâentravent ? Que faire de ceux qui sâopposent Ă la rĂ©volution qui promet la rĂ©demption du genre humain ? Il est permis de les tyranniser, de les censurer, de les tuer parfois, en toute bonne conscience, puisque leur extermination est le prix Ă payer pour une humanitĂ© dĂ©livrĂ©e du mal. Le communisme accoucha dâun immense systĂšme concentrationnaire qui justifia lâesclavagisme au nom de lâĂ©mancipation humaine.
Dâun livre Ă lâautre, Aron fera le procĂšs du marxisme et du communisme en montrant comment les crimes de masse dont ils se rendirent coupables ne furent pas seulement le fait de circonstances historiques malheureuses mais bien dâune philosophie qui portait en elle cette nĂ©gation des hommes au nom de lâhomme (il faut dire quâil fut lui-mĂȘme un grand connaisseur de Marx et quâil regretta de ne pas lui avoir consacrĂ© un ouvrage « dĂ©finitif »). Câest dans LâOpium des intellectu...