LâĂ©ducation par les grandes Ćuvres
La condition humaine nous impose dâapprendre ; ce nâest pas un choix, câest une nĂ©cessitĂ©. Les animaux apprennent eux aussi, câest Ă©vident, mais aucun animal ne cherche Ă apprendre ni nâapprend autant quâun ĂȘtre humain peut le faire. Quand on prend conscience de lâĂ©tendue et de la profondeur des connaissances humaines, il est alors possible dâen faire une activitĂ© voulue et dây consacrer temps et Ă©nergie, il est mĂȘme possible dây consacrer le meilleur de soi-mĂȘme. Câest ce quâon appelle sâĂ©duquer. Si les animaux et depuis peu les ordinateurs peuvent apprendre une quantitĂ© surprenante de choses, nous seuls pouvons nous Ă©duquer. Pour le dire Ă la maniĂšre des philosophes, lâĂ©ducation est le propre de lâhomme.
Pourtant, lâĂ©ducation ne se produit pas spontanĂ©ment, elle nâest pas naturelle au sens oĂč la pubertĂ© lâest. LâĂ©ducation prĂ©suppose une transmission, elle est un hĂ©ritage reçu puis redonnĂ© de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Si le courant de lâhistoire nous tire en avant et nous Ă©loigne les uns des autres, lâĂ©ducation joue le rĂŽle dâune ligne dâeau, une chaĂźne de bouĂ©es qui rattache les gĂ©nĂ©rations entre elles et qui, malgrĂ© les vagues et le ressac, indique une direction, Ă tout le moins fixe une limite. Quand les eaux de lâĂ©poque sâagitent et que le torrent de lâhistoire veut tout emporter, il faut sây accrocher avec plus de force et faire lâeffort de tendre Ă la nouvelle gĂ©nĂ©ration une autre bouĂ©e afin quâelle ne parte pas Ă la dĂ©rive. En un mot, il faut dĂ©fendre et perpĂ©tuer lâĂ©ducation.
En apparence, câest ce que nous faisons. Nous reconnaissons sans problĂšme que chaque nouvelle gĂ©nĂ©ration doit ĂȘtre Ă©duquĂ©e â câest un passage obligĂ©, comme on dit â et, Ă cette fin, nous avons crĂ©Ă© diffĂ©rentes institutions quâil est commode de regrouper sous lâappellation de systĂšme dâĂ©ducation. MĂȘme si cette expression laisse planer lâidĂ©e de mĂ©canisation, il nâen demeure pas moins que la prĂ©sence de ce systĂšme tĂ©moigne du soutien dont jouit lâĂ©ducation dans notre sociĂ©tĂ©. Cela dit, la raison dâĂȘtre de lâĂ©ducation que ce vaste et coĂ»teux appareil doit servir demeure confuse. Notez quâun subtil glissement sâest opĂ©rĂ© quand je suis passĂ© de la vĂ©ritĂ© de notre condition Ă la structure institutionnelle de notre sociĂ©tĂ©. De lâĂ©ducation Ă la voix active (sâĂ©duquer), je suis passĂ© malgrĂ© moi Ă lâĂ©ducation Ă la voix passive (ĂȘtre Ă©duquĂ©). Cette nuance linguistique est moins anodine quâil nây paraĂźt. Pour en rĂ©vĂ©ler lâampleur, quelques distinctions supplĂ©mentaires sâimposent : lâĂ©ducation a beau ĂȘtre le propre de lâhomme, si cette activitĂ© nâest pas mieux dĂ©finie, elle devient vite une Ă©tiquette vide capable de dĂ©signer une chose et son contraire.
LâĂ©ducation et la spĂ©cialisation
Par Ă©ducation, on entend bien souvent la somme de connaissances quâil est possible dâacquĂ©rir durant le cheminement scolaire. Cette quantitĂ© de connaissances peut ĂȘtre prodigieuse, mais si aucun objectif prĂ©dĂ©terminĂ© nâen guide lâacquisition, lâĂ©ducation quâelle composera sera une Ă©ducation patentĂ©e, ce qui est tout le contraire dâune vĂ©ritable Ă©ducation. Descartes sâen plaignait dĂ©jĂ Ă son Ă©poque et comparait lâĂ©ducation quâil avait reçue Ă ces anciennes citĂ©s qui, nâayant Ă©tĂ© au commencement que des bourgades, sont devenues avec le temps de grandes villes « mal compassĂ©es ». Descartes a donc sorti son compas et tracĂ© les grandes lignes dâune nouvelle mĂ©thode qui, en prĂŽnant la division et la multiplication des connaissances, ne pouvait conduire quâau fractionnement de lâĂ©ducation. Quelque quatre cents ans plus tard, lâĂ©ducation est gouvernĂ©e par le principe de spĂ©cialisation, et au lieu dâune nouvelle Ă©ducation nous en avons des dizaines, des centaines, voire des milliers. Lâinfluence de Descartes a portĂ© ses fruits et nier les avantages tangibles que nous retirons de la spĂ©cialisation relĂšverait de la mauvaise foi. Il ne faut pas pour autant confondre Ă©ducation et spĂ©cialisation. LâĂ©ducation peut trĂšs bien prĂ©parer Ă la spĂ©cialisation, mais la spĂ©cialisation ne saurait ĂȘtre la finalitĂ© de lâĂ©ducation sans lâĂ©touffer et lâatrophier.
Le glissement de la voix active Ă la voix passive que je viens de souligner se produit dĂšs que lâĂ©ducation est mise au service dâune finalitĂ© autre quâelle-mĂȘme. Il ne sâagit pas dâune pratique nouvelle : chaque Ă©poque a construit son lit de Procuste sur lequel lâĂ©ducation devait se coucher et la spĂ©cialisation nâest que le dernier modĂšle de cette sĂ©rie, si ce nâest que son lit est Ă la fois le plus massif et le plus Ă©troit. Avec la spĂ©cialisation comme finalitĂ©, la seule raison dâĂȘtre de lâĂ©ducation est dâĂ©quiper le futur travailleur dâune panoplie de compĂ©tences quâil pourra mettre Ă profit quand il aura enfin choisi sa profession (ce qui sera dâailleurs lâoccasion de faire un tri et de vider sa tĂȘte de tout ce quâil ne pourra pas rĂ©investir dans sa carriĂšre). Si câest cela, lâĂ©ducation, alors ce nâest rien de plus quâun dressage, rien de plus quâun gavage intellectuel : une activitĂ© passive, existentiellement passive, quand bien mĂȘme elle exigerait une dĂ©termination soutenue pendant plusieurs semestres.
Pour lâillustrer, je propose une anecdote tirĂ©e du roman Le Premier Cercle dâAlexandre Soljenitsyne : elle met en scĂšne lâingĂ©nieur Potapov, spĂ©cialiste des rĂ©seaux Ă haute tension de « lâillustre barrage du Dnieproghes, ce premier fleuron des quinquennats staliniens ». Potapov a vouĂ© toute sa vie Ă son barrage, tellement que ses amis lâappelaient « le robot », signifiant par lĂ quâil Ă©tait un ingĂ©nieur Ă lâĂ©tat pur, tout entier Ă sa spĂ©cialisation. Mais voilĂ que Potapov est accusĂ© dâavoir livrĂ© le barrage, son barrage, aux Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Câest un mensonge, une injustice, mais le mensonge et lâinjustice finissent par Ă©veiller la pensĂ©e de Potapov. « Et pour la premiĂšre fois, dans sa perplexitĂ©, le robot sâĂ©tait demandĂ© : âMais Ă quoi bon, finalement, ce fichu Dnieproghes ?â » Ă ce moment, Potapov regarde le monde sans les ĆillĂšres de sa spĂ©cialisation et, pour la premiĂšre fois de sa vie, formule une pensĂ©e digne de ce nom. Potapov, qui connaĂźt peut-ĂȘtre mieux que quiconque le fonctionnement complexe du barrage, qui en maĂźtrise Ă fond la merveilleuse technologie, cesse de le regarder en vase clos et pose, au sujet de ce barrage quâil connaĂźt si bien, la question Ă la fois la plus simple et la plus difficile : « Ă quoi bon ce barrage ? », câest-Ă -dire : « Pourquoi ce barrage ? », « Que vaut-il une fois replacĂ© dans lâordre gĂ©nĂ©ral des choses ? » Il est difficile de croire que cette pauvre question Ă©lĂšve davantage notre humanitĂ© que les impĂ©nĂ©trables Ă©quations du gĂ©nie Ă©lectrique, mais câest pourtant le cas.
Câest bien connu, les rĂ©gimes totalitaires du xxe siĂšcle ont exploitĂ© lâĂ©troitesse dâesprit de ces individus bornĂ©s Ă leur tĂąche. Ces rĂ©gimes Ă©taient animĂ©s par ce quâils croyaient ĂȘtre une vĂ©ritĂ© scientifique, que ce soit la biologie raciste des nazis ou le matĂ©rialisme historique des communistes. Cette prĂ©tention scientifique Ă©tait doublĂ©e dâune fascination pour toutes les avancĂ©es technologiques susceptibles de favoriser la rĂ©alisation de leurs programmes respectifs. Ces rĂ©gimes exigeaient de leur population une adhĂ©sion idĂ©ologique sans faille et, pour leurs Ă©lites, une solide formation spĂ©cialisĂ©e. Les rĂ©sultats furent dĂ©sastreux, surtout pour les individus qui avaient embrassĂ© ces exigences avec le plus dâardeur. Alexandre Soljenitsyne le sut dâautant mieux quâil fut lâun dâeux. FormĂ© en mathĂ©matiques et en physique, il adhĂ©ra Ă lâidĂ©ologie communiste de son pays et, tout comme lâingĂ©nieur Potapov de son roman, mit volontiers son intelligence et ses talents Ă son service. Puis il fut lui aussi arrĂȘtĂ© par les autoritĂ©s soviĂ©tiques et, sur la base de quelques propos dĂ©sobligeants Ă lâendroit de Staline exprimĂ©s dans sa correspondance privĂ©e, il connut lâinjustice, la prison et la torture. Ce fut pour lui un choc douloureux, mais ce choc Ă©veilla sa pensĂ©e. Pour cette raison et malgrĂ© lâhorreur du goulag, malgrĂ© son aberration, Soljenitsyne fait lâĂ©loge de sa prison. « Tous les Ă©crivains qui ont parlĂ© de la prison sans y avoir Ă©tĂ© se sont crus obligĂ©s dâexprimer leur sympathie aux dĂ©tenus et de maudire la prison. Moi, ajoute Soljenitsyne, jây suis restĂ© suffisamment, jây ai forgĂ© mon Ăąme et je dis sans ambages : bĂ©nie sois-tu, prison, bĂ©ni soit le rĂŽle que tu as jouĂ© dans mon existence ! » La prison a Ă©tĂ© pour Soljenitsyne le lieu de sa vĂ©ritable Ă©ducation et mĂ©rite pour cette raison sa reconnaissance.
Chacun Ă sa maniĂšre, Soljenitsyne et Potapov ont Ă©tĂ© les produits dâune Ă©ducation spĂ©cialisĂ©e. La spĂ©cialisation nâa pas nĂ©cessairement fait dâeux des criminels, mais elle a fait dâeux des ĂȘtres bornĂ©s. Il est parfois nĂ©cessaire dâĂȘtre bornĂ©, parce que tout travail sĂ©rieux et appliquĂ© exige une concentration qui inĂ©vitablement rĂ©duit lâhorizon Ă un seul objet ; tout travail sĂ©rieux et appliquĂ© rĂ©clame une fermeture dâesprit. Mais comment ne pas voir quâune intelligence incapable de faire le mouvement inverse est mutilĂ©e, quâune intelligence confinĂ©e Ă la seule sphĂšre de sa spĂ©cialisation nâest pas pleinement humaine ? Car ce qui fait dĂ©faut chez le robot Potapov, ce nâest pas lâintelligence, câest lâĂ©ducation. Si la spĂ©cialisation procure des ĆillĂšres, lâĂ©ducation Ă©largit le regard et apporte quelque chose dâanalogue Ă la vision panoramique. La plupart du temps, câest cette vision large de la vie et de lâĂȘtre humain qui manque Ă ces spĂ©cialistes incapables de prendre la mesure des convictions quâils servent. Ce phĂ©nomĂšne sâattache Ă la modernitĂ© comme son ombre : les rĂ©gimes totalitaires du xxe siĂšcle en ont offert la preuve horrifiante et â est-il besoin de le prĂ©ciser ? â le monde de la spĂ©cialisation nâa pas Ă©tĂ© emportĂ© avec leur chute, loin de lĂ .
LâĂ©ducation nâest pas au service de la spĂ©cialisation ; lâĂ©ducation, câest ce qui prĂ©cĂšde, entoure et surplombe la spĂ©cialisation. Faisons un pas de plus : dans la mesure oĂč toutes nos connaissances sâenracinent Ă la fois dans lâexpĂ©rience et dans la rĂ©flexion, il est possible de dĂ©finir lâĂ©ducation comme lâactivitĂ© qui consiste Ă rĂ©flĂ©chir sur son expĂ©rience. Cette dĂ©finition nâa rien dâĂ©difiant, mais jâestime tout de mĂȘme quâelle mĂ©rite quâon sây arrĂȘte. Si sâĂ©duquer consiste Ă rĂ©flĂ©chir sur son expĂ©rience, il sâensuit que lâĂ©ducation sâenrichit en proportion de lâaptitude de chacun Ă amĂ©liorer sa capacitĂ© de rĂ©flexion et Ă Ă©largir la sphĂšre de sa propre expĂ©rience. Jây reviendrai bientĂŽt.
Histoire dâune tradition
Le goulag a forcĂ© Soljenitsyne Ă rĂ©flĂ©chir sur son expĂ©rience et Ă lâĂ©valuer Ă partir dâune perspective plus vaste. Cette « Ă©ducation » fut cependant si violente et si douloureuse quâelle brisa ou tua la trĂšs grande majoritĂ© de ceux qui eurent Ă la subir. Dâailleurs, aprĂšs avoir exprimĂ© sa gratitude envers le goulag, Soljenitsyne ajoute : « Mais des tombes on me rĂ©pond : â Parle toujours, toi qui es restĂ© en vie !⊠» Il est heureux que Soljenitsyne ait survĂ©cu au goulag, ce qui relĂšve dĂ©jĂ dâun grand coup de chance ; il est tout simplement admirable quâil en soit sorti lâĂąme grandie. Pour un Soljenitsyne, il y a eu des milliers de robots et des millions de morts ; câest une Ă©ducation achetĂ©e au prix dâune montagne de vies sacrifiĂ©es aux autels de lâignorance et de la barbarie.
Il existe heureusement une voie plus douce. Sans constituer une mĂ©thode infaillible, lâĂ©ducation par les grandes Ćuvres me semble ĂȘtre la meilleure solution de rechange Ă lâinjustice et Ă la souffrance qui, parfois, permettent Ă quelques esprits de se dĂ©gourdir. Ce nâest rien de nouveau ni dâoriginal, simplement la poursuite dâune vieille tradition souvent menacĂ©e sans ĂȘtre jamais abandonnĂ©e. Ă ma connaissance, le tĂ©moignage le plus ancien qui porte sur lâĂ©ducation par les grandes Ćuvres se trouve dans Les MĂ©morables de XĂ©nophon : « Les trĂ©sors que les anciens sages nous ont laissĂ©s dans leurs Ćuvres Ă©crites, nous les dĂ©roulons et les parcourons en commun avec des amis ; et si nous voyons quelque chose de bien, nous le recueillons, et nous estimons que câest un grand gain si nous enrichissons notre amitiĂ© mutuelle. » XĂ©nophon attribue ces paroles Ă Socrate, dont la vie ne semble avoir Ă©tĂ© que cela : une longue rĂ©flexion sur la nature et le rĂŽle de lâĂ©ducation. Il nâest cependant pas facile dâavoir accĂšs aux rĂ©flexions de Socrate puisque, au-delĂ du fossĂ© historique qui nous sĂ©pare de lui, Socrate nâa rien Ă©crit de sa main, et tous ceux qui ont Ă©crit Ă son sujet ont insistĂ© sur son ironie. Selon lâimage forgĂ©e par Platon, Socrate Ă©tait comme une mouche dont le bourdonnement philosophique gardait tant bien que ma...