Almost Blue
Lâimage en noir et blanc hautement contrastĂ©e nous montre une foule enthousiaste et bruyante, qui salue par des applaudissements et des bravos lâartiste qui sâadresse Ă elle dâune voix traĂźnante, une voix de junkie.
« Eh bien, nous en sommes Ă ce moment de la soirĂ©e oĂč il ne nous reste plus beaucoup de temps », explique Chet Baker, cadrĂ© en plan rapprochĂ© poitrine, avec une sorte de sourire empreint de malaise. « La chanson sâintitule âAlmost Blueâ, et nous apprĂ©cierions si vous pouviez ĂȘtre un peu plus calmes parce que, vous savez, câest ce genre de chanson là ⊠»
Nous assistons ici Ă la fin dâune rĂ©ception donnĂ©e dans la foulĂ©e de la premiĂšre de Broken Noses, moyen mĂ©trage sur la boxe rĂ©alisĂ© par le photographe et documentariste Bruce Weber, au Festival du film de Cannes en 1987. Chet nâa guĂšre plus quâune vague ressemblance avec ce jeune premier excessivement photogĂ©nique dont les portraits signĂ©s par son ami William Claxton avaient immortalisĂ© lâapollinienne beautĂ© trente ans plus tĂŽt.
Hors champ, le pianiste Frank Strazzeri attaque lâintro mĂ©lancolique de ce standard contemporain signĂ© Elvis Costello. Chet sâassied sur son banc, trompette dans une main, micro dans lâautre. Ă la vue en gros plan de son visage parcheminĂ© par les Ă©preuves et les excĂšs, on lui donnerait volontiers une vingtaine dâannĂ©es de plus que ses cinquante-huit ans. Au milieu de nids de rides profondes, il garde fermĂ©s ses yeux qui du coup prennent lâapparence de deux petits gouffres sous ses sourcils.
Alors que la soirée et le film tirent à leur fin, il entonne ces vers douloureusement beaux de Costello.
Almost blue
Almost doing things we used to do
Thereâs a girl here and sheâs almost you
Almost
Ă la blague, je suppose, mon amie Annie aime prĂ©tendre quâelle mâen veut un peu de lui avoir fait voir Letâs Get Lost, ce documentaire Ă lâambiance onirique signĂ© Bruce Weber qui raconte la vie et la carriĂšre turbulente du trompettiste et chanteur quâelle avait toujours perçu comme une sorte de hĂ©ros romantique. Ce nâest pas quâelle se berçait dâillusions sur le beau jeune homme Ă la trompette, Ă qui la mort dans des circonstances aussi nĂ©buleuses que tragiques a confĂ©rĂ© un statut dâicĂŽne comparable Ă celui de ses contemporains James Dean et Marilyn Monroe. Mais, Ă en croire ma copine, il y a des dĂ©tails de la vie de nos idoles quâon prĂ©fĂ©rerait ignorer, quand on est fan. Je sympathise avec elle, bien sĂ»r, dâautant plus que Weber esquisse un portrait lucide et sans complaisance de lâartiste, le prĂ©sentant littĂ©ralement comme une sorte dâange dĂ©chu du cool jazz.
Letâs Get Lost dĂ©bute sur les plages de Santa Monica au printemps 1987 et fait alterner des sĂ©quences filmĂ©es au cours des derniers mois de la vie de Chet et des images dâarchives issues de ses dĂ©buts dans les annĂ©es 1950, aux cĂŽtĂ©s de gĂ©ants du jazz comme les saxophonistes Charlie Parker et Gerry Mulligan ou son pianiste Russ Freeman. Le film doit son titre au standard de Frank Loesser et Jimmy McHugh crĂ©Ă© par Mary Martin en 1943 dans la comĂ©die de Curtis Bernhardt Happy Go Lucky ; Chet lâavait pour sa part enregistrĂ© douze ans plus tard sur son disque Chet Baker Sings and Plays (Pacific), le premier microsillon de Baker dont Bruce Weber a fait lâacquisition alors quâil nâĂ©tait encore quâun adolescent Ă Pittsburgh.
Chesney Henry Baker Jr., surnommĂ© « Chet », a vu le jour Ă Yale (Oklahoma) le 23 dĂ©cembre 1929 et a grandi Ă Glendale (Californie), oĂč sa famille sâest installĂ©e lâannĂ©e de ses dix ans. Animateur de radio, guitariste et banjoĂŻste semi-professionnel de musique country, Chesney Sr., son pĂšre, lui offre un trombone, cadeau possiblement destinĂ© Ă faire oublier les raclĂ©es quâil administre parfois Ă Vera, sa mĂšre, ou Ă lui, les soirs oĂč le coude se fait lĂ©ger et le mal de vivre trop lourd Ă porter. Le jeune Chet sâempressera dâĂ©changer le biniou Ă coulisse contre une trompette, par admiration pour Harry James, musicien de variĂ©tĂ©s jazzy au style expressionniste et grandiloquent, aux antipodes du jeu qui sera le sien. Adolescent, il fait ses premiĂšres armes dans des orchestres de danse et se passionne pour le saxophoniste Lester Young, prĂ©curseur de ce cool jazz dont Chet deviendra lâun des champions. EngagĂ© sous les drapeaux, trompettiste au sein du 2980 Army Band stationnĂ© Ă Berlin en 1946, il fait la dĂ©couverte du be-bop de Dizzy Gillespie et de Charlie Parker, ainsi que des orchestres modernes blancs dâalors : Woody Herman, Stan Kenton, etc.
DĂ©mobilisĂ© deux ans plus tard, il Ă©tudie briĂšvement lâharmonie et la thĂ©orie musicale au collĂšge El Camino de Los Angeles, mais sâengage de nouveau en 1950 aprĂšs un chagrin dâamour. En privĂ©, il sâexerce Ă imiter le phrasĂ©, Ă reproduire les douces lignes mĂ©lodiques et lâapproche minimaliste du Miles Davis de la pĂ©riode de Birth of the Cool. Lors de son premier sĂ©jour Ă Paris, en 1956, en entrevue avec Daniel Filipacchi de Jazz Magazine qui lui fait Ă©couter « Blue Haze » par Miles, Chet sâenflamme : « Câest mon homme. JâĂ©couterais ça du matin au soir. Miles est un gĂ©nie. Tout ce que je peux vous dire, câest que câest le seul style que jâaime et que je veux jouer comme ça. » Dans une entrevue accordĂ©e Ă DownBeat quelques annĂ©es avant sa mort, il renchĂ©rira : « Je nâavais jamais pu trouver ma voix avant dâĂ©couter Miles. »
Câest Ă cette Ă©poque quâil se met Ă frĂ©quenter les jam sessions, au cours desquelles il croise le cuivre avec les saxophonistes Dexter Gordon et Paul Desmond. Au club Blackhawk, un soir, alors quâil rejoint sur scĂšne le pianiste Dave Brubeck, un jeune mordu de jazz, futur comĂ©dien et cinĂ©aste, est tout ouĂŻe : il se nomme Clint Eastwood !
MutĂ© dans un bataillon disciplinaire, Chet choisit de dĂ©serter et se fait rĂ©former pour incompatibilitĂ© avec la vie militaire. En 1952, son chemin croise celui de deux autres saxophonistes de renom : Stan Getz, qui ne tarde pas Ă dĂ©velopper une aversion pour ce trompettiste douĂ© mais primitif, ce bellĂątre selon lui indigne du succĂšs populaire quâil remporte quasi instantanĂ©ment ; et surtout Charlie Parker, qui au contraire de Getz choisit Baker parmi une cohorte de jeunes trompettistes californiens pour lâaccompagner dans une tournĂ©e sur la cĂŽte Ouest, de Los Angeles Ă Vancouver, contribuant Ă la lĂ©gende essentiellement propagĂ©e par Chet lui-mĂȘme. (Certains historiens du jazz attribuent par ailleurs Ă ce stage auprĂšs de Charlie Parker son addiction Ă lâhĂ©roĂŻne, ce qui ne saurait Ă©tonner ; aprĂšs tout, nombreux sont les jeunes musiciens qui sâimaginent quâil suffit de se piquer pour atteindre le gĂ©nie de Bird.)
Sa participation, la mĂȘme annĂ©e, au fameux quartet sans piano du saxophoniste baryton Gerry Mulligan lui confĂšre bientĂŽt un statut de star. Tous les lundis soir, Mulligan et Chet se produisent au club The Haig, oĂč le Tout-Los Angeles bon chic bon genre prend lâhabitude de venir les entendre rĂ©guliĂšrement. Des rĂ©alisateurs et des vedettes du grand Ă©cran, dont Jane Russell et Marilyn Monroe, frĂ©quentent volontiers le club, oĂč le duo Ă©tonne avec son mĂ©lange de morceaux originaux signĂ©s Mulligan et de standards Ă©prouvĂ©s, dont le fameux « My Funny Valentine », qui deviendra la piĂšce de rĂ©sistance de toute performance de Chet, Ă la trompette ou au chant, parfois les deux. Par quel tour de passe-passe a-t-il rĂ©ussi lâexploit de faire de cette ballade sirupeuse signĂ©e Rodgers et Hart une ode sombre et tragique Ă un amour condamnĂ© Ă sâĂ©teindre ? Nul nâaurait su dire, pas mĂȘme Mulligan, qui avait choisi la chanson crĂ©Ă©e dans la comĂ©die musicale Babes in Arms. « Je crois que Chet Ă©tait dotĂ© dâun talent accidentel, lancera le saxophoniste baryton, bien des annĂ©es aprĂšs. Impossible de comprendre dâoĂč il tenait ce quâil savait. »
Tout se passe Ă merveille pour le groupe, en rĂ©sidence quasi permanente au club The Haig, jusquâĂ ce que Mulligan se fasse coffrer pour possession et usage de stupĂ©fiants Ă lâĂ©tĂ© 1953. Pour les semaines restantes de lâengagement, Stan Getz remplace le baryton incarcĂ©rĂ©, malgrĂ© son dĂ©dain pour Chet, avec qui un dialogue musical dâĂ©gal Ă Ă©gal reste impossible pour le moment en raison des lacunes du trompettiste. QuâĂ cela ne tienne ! Le patron et producteur Richard Bock des disques Pacific, lui, croit avoir trouvĂ© en Chet le symbole vivant de ce nouveau cool jazz issu de la cĂŽte Ouest. Ă la tĂȘte dâun combo dirigĂ© en rĂ©alitĂ© par le pianiste Russ Freeman, Chet Baker triomphe sur scĂšne et sur microsillon au chant et Ă la trompette comme lâinterprĂšte in excelsis dâune musique aĂ©rienne et lĂ©gĂšre, solaire et mĂ©ditative.
Dans un milieu aussi obsĂ©dĂ© par lâimage que celui dâHollywood, les clichĂ©s de lui croquĂ©s par son ami le photographe William Claxton ont tĂŽt fait de lâimposer comme le « James Dean du jazz ». Auteur de lâouvrage Icons of Jazz : A History in Photographs, 1900-2000 (Thunder Bay Press, 2000), lâhistorien David Gelly voit plutĂŽt en lui « une fusion entre James Dean, Sinatra et Bix ». Une bonne partie de lâauditoire fĂ©minin de ses concerts vient moins pour lâentendre que pour le reluquer. MariĂ© Ă Charlaine Souder, sa premiĂšre femme, Chet prend vite lâhabitude de disparaĂźtre avec des admiratrices durant les pauses. « Il baisait tout ce qui bougeait autour de lui et traitait Charlaine comme de la merde », raconte son batteur Larry Bunker au biographe James Gavin, auteur de Deep in a Dream : The Long Night of Chet Baker (2002). « Il passait ses pauses de dix minutes Ă baiser dans son auto tandis que Charlaine lâattendait assise dans le club. CâĂ©tait son style. »
Chet enregistre copieusement et dans des contextes variĂ©s pour Pacific Jazz : en quartet, en sextet, en septuor ou avec orchestre Ă cordes. Ses interlocuteurs comptent parmi les plus prestigieux de la cĂŽte ouest amĂ©ricaine, tels les saxophonistes Bud Shank, Zoot Sims, Jack Montrose et Bob Cooper, les contrebassistes Leroy Vinnegar et Howard Rumsey, les batteurs Max Roach et Shelly Manne. DĂšs 1955, Hollywood lui donne son premier (et tout petit) rĂŽle, celui de Jockey, le trompettiste de la base dâOkinawa dans Hellâs Horizon, drame de guerre scĂ©narisĂ© et rĂ©alisĂ© par Tom Gries. MalgrĂ© des offres allĂ©chantes, il ne multipliera pas les apparitions sur les plateaux de tournage amĂ©ricains, prĂ©fĂ©rant la vie de musicien Ă celle de comĂ©dien.
DĂ©signĂ© trompettiste de lâannĂ©e 1954 dans tous les magazines de jazz amĂ©ricains (au grand dam de Miles Davis, qui voit en lui un plagiaire Ă©hontĂ© de son style), Chet Baker multiplie les succĂšs, et son image idĂ©alisĂ©e de play-boy se prĂ©cise, se raffine. Avec les cachets gĂ©nĂ©reux quâil empoche, il achĂšte ses premiĂšres automobiles, une passion qui ne le quittera plus jamais, et continue de consommer de lâhĂ©roĂŻne compulsivement, ce qui lui vaut maints ennuis avec les autoritĂ©s et ses premiĂšres arrestations.
Ă lâautomne 1955, il entre dans lâĂ©curie du label français Barclay sous lâĂ©gide duquel, dĂšs le mois dâoctobre, il enregistre pour la premiĂšre fois avec son groupe des compositions de Bob Zieff. Quand son pianiste Dick Twardzik meurt dâune overdose ...