MONTRĂAL
Avant Hubert
Nous sommes arrivĂ©s Ă MontrĂ©al, Michelle, cinq ans et demi, Christian, quatre ans, Claude, deux ans et demi, et moi, trente-deux ans et demi, au courant du mois de juin 1960 ; nous avions tous les cinq Ă©tĂ© pris par lâImmigration canadienne sur le quota martiniquais : cela faisait toujours deux sinon cinq Noirs de moins Ă accepter pour lâannĂ©e en cours ! De nouveau, mon premier contact avec le pays oĂč jâallais vivre se fit sur le tarmac. Jâentendais autour de moi les gens parler en anglais â du moins, le pensais-je ; en fait, ils sâexprimaient en français, mais en accentuant les mots diffĂ©remment de nous.
Jean avait louĂ© un bel appartement dans ce que jâappris sâappeler un duplex, rue Grosvenor, Ă une centaine de mĂštres Ă peine du chemin de la Reine-Marie et donc de lâĂ©cole Marie de France oĂč irait Michelle et que jouxtait une garderie que frĂ©quenteraient les deux garçons avant dâĂȘtre inscrits au collĂšge Stanislas.
Nous avons Ă©tĂ© chaleureusement accueillis. Je bĂ©nĂ©ficiai rapidement des services dâune gardienne, une bonne grand-mĂšre souriante et dĂ©vouĂ©e, grĂące Ă qui je pus ĂȘtre libre de sortir le soir et dâainsi rĂ©pondre aux invitations que nous firent des collĂšgues de la facultĂ©. JâĂ©tais constamment confrontĂ©e Ă des façons de dire ou de faire inconnues de moi. Lorsque nous arrivions chez nos hĂŽtes, jâĂ©tais priĂ©e de dĂ©poser mon manteau sur le lit de la chambre conjugale, tandis que Jean laissait le sien dans la « penderie » de lâentrĂ©e. Le dĂźner (« souper ») commençait Ă six heures. Jâai dâemblĂ©e aimĂ© et adoptĂ© le rythme des repas : midi, six heures, et une longue soirĂ©e devant soi Ă©taient beaucoup plus agrĂ©ables pour ordonner le temps que treize heures puis dix-neuf ou vingt heures qui vous obligent quasiment Ă aller vous coucher dĂšs la derniĂšre bouchĂ©e prise. Le repas terminĂ©, hommes et femmes se sĂ©paraient en deux groupes â câĂ©tait le moment le plus ennuyeux, je nâai pas honte de lâavouer, car je le dis sans condescendance ni mĂ©pris : ces dames ne parlaient que des enfants, de lâĂ©cole, de la cuisine, etc. Je lorgnais du cĂŽtĂ© des hommes et les enviais : ils discutaient enseignement, université⊠Un soir, je me glissai dans la cuisine oĂč notre hĂŽtesse mettait un peu dâordre. Elle vidait plats et assiettes, jetant tout aussi bien les restes que les aliments auxquels personne nâavait touchĂ© : tranches de jambon, lĂ©gumes, morceaux de pain prenaient allĂšgrement le chemin de la poubelle, Ă mon grand scandale⊠intĂ©rieur.
Vers onze heures, un petit en-cas Ă base de fromage dâOka ou de cheddar, car câĂ©tait alors Ă peu prĂšs les seuls fromages que lâon trouvait Ă moins dâaller au Duc de Lorraine, et de grignotines, voire de jambon, nous Ă©tait prĂ©sentĂ© â un quasi-mĂ©dianoche. Nous ne rentrions jamais avant minuit et demi ou une heure du matin. Un invitĂ©, Bertrand Rioux, professeur de philosophie et frĂšre du sociologue Marcel Rioux, me demanda une fois comment je trouvais les gens dâici, et câest en toute honnĂȘtetĂ© que je lui rĂ©pondis : gentils, amicaux, sympathiques, accueillants ; il opina en souriant.
Mais tout nâĂ©tait pas dit, certaines choses me dĂ©rangeaient, et plus que tout, le gaspillage gĂ©nĂ©ralisĂ© : les feuilles blanches dont on ne noircissait que le recto, les bas quâon jetait au lieu de les remmailler, les plaques dâauto quâon renouvelait chaque annĂ©e, et de façon gĂ©nĂ©rale la consommation insouciante que lâon faisait de tout. Les biens ne demandaient quâĂ ĂȘtre cueillis. Ainsi, quand on achetait une voiture, le prospectus nâindiquait pas la consommation dâessence tant le prix en Ă©tait dĂ©risoire. On semblait vivre dans un monde protĂ©gĂ©, sans menace aucune, fait sur mesure pour le confort de tous. Par ailleurs, certaines pratiques avaient des relents de puritanisme : lâobligation de toujours transporter les bouteilles dâalcool dans un sac, la coutume de ne laisser jamais les cloisons des cabinets dâaisance descendre jusquâau solâŠ
Bien sĂ»r, le langage aussi me dĂ©routait. Le livreur de lait â encore un luxe : le lait, les Ćufs, le beurre livrĂ©s chaque matin Ă domicile â me vantait un jour les grandes Ă©tendues du QuĂ©bec : des centaines de milliers de mille carrĂ©s ; il avait une telle façon de prononcer « carrĂ©s » que, pĂ©nĂ©trĂ©e de ce que jâavais entendu dire de la forte prĂ©sence catholique au pays, je compris, tout en me posant des questions, « curĂ©s ». Lorsquâon nous livra nos affaires de Martinique, je dis Ă un moment donnĂ© Ă Jean : « Veux-tu mâapporter le⊠? Il doit ĂȘtre dans le⊠le truc, tu sais⊠». Ravi, un des dĂ©mĂ©nageurs me fit : « Ah ! vous dites âtruckâ, vous aussi ! » Ne parlons pas des vĂȘtements, câĂ©tait Ă devenir fou : les socquettes et les chaussettes Ă©taient des bas, les soutiens-gorge des brassiĂšres, les chemises et les chemisettes des camisoles, les gants des mitaines, etc. etc., sans oublier les panneaux publics ou certaines rĂ©clames de magasins : au moment du solde de blanc, en janvier : « Grand Ă©coulement de blanc Ă la verge » ! Et un vocabulaire, bien sĂ»r, pas toujours Ă©vident : lorsque Jean, un jour, dit quâil avait trois gossesâŠ
Jâappris rapidement que les QuĂ©bĂ©cois votaient « bleu » au QuĂ©bec, « rouge » Ă Ottawa ; que langue et religion allaient ensemble (petite histoire : « Tu sais, dit lâun Ă lâautre, je vais me faire protestant. â Tu es fou, tu ne sais pas parler anglais ! ») ; que leur devise Ă©tait Je me souviens : câest bien le seul pays qui se fixe un programme statique, nâannonçant aucunement comment envisager ou façonner lâavenir. Jâavoue avoir Ă©tĂ© quelque peu dĂ©concertĂ©e par certains usages, certaines pratiques : les mĂ©decins ne venaient pas Ă domicile â pourtant, un malade ne peut pas toujours se dĂ©placer, et attendre en salle dâurgence est malcommode pour lui ; Ă la banque, lâenveloppe dâune lettre quâon avait reçue suffisait comme preuve dâidentitĂ©, et curieusement, les QuĂ©bĂ©cois rĂ©pugnent encore de nos jours Ă accepter le principe dâune carte dâidentitĂ© avec photo alors quâils sâĂ©talent dans Facebook et autres « utilitaires sociaux ». Enfin, pour couronner le tout, cet oxymore amusant : le parti progressiste-conservateur, et lâinattendu, incroyable : la RĂ©volution tranquille, telle un « silence Ă©loquent » !
Lâautomne Ă©tait arrivĂ©, puis lâhiver ; je trouvais quâil faisait froid â la Martinique Ă©tait loin. Jâapprendrais plus tard Ă distinguer le temps « frais » du temps « froid ». Mais la lumiĂšre Ă©tait belle, et Ă©clipsait sans conteste le ciel plus doux mais morne et gris qui rĂšgne souvent Ă cette Ă©poque Ă Lyon et plus encore Ă Paris. MontrĂ©al me faisait penser Ă une station de ski, pleine de soleil et de neige. Les enfants aussi sâadaptaient â et je dus mâhabituer Ă , sans hurler, les entendre me demander, une fois que je les avais Ă grand-peine engoncĂ©s dans leur Ă©quipement hivernal : « Pipi, maman ! » Jâappris Ă protĂ©ger mes chaussures et Ă mâhabiller, jâallais Ă©crire « chaudement » ; en fait, ce nâest que rĂ©cemment que je me suis dĂ©cidĂ©e Ă vraiment porter des vĂȘtements adaptĂ©s au climat. Il y a une vingtaine dâannĂ©es encore, donc aprĂšs plus de trente ans passĂ©s au QuĂ©bec, comme je devais apporter mon article au responsable du magazine Spirale et quâil faisait prĂšs de moins trente, je me suis dit quâavec un bon chandail sous mon manteau, des gants, mes mains bien enfoncĂ©es dans les poches et mon bonnet, je devrais aisĂ©ment arriver Ă faire cette course dâĂ peine plus dâun quart dâheure. Jâai cru mourir sur place. Dans la rue, aucune voiture, aucun passant, que des demeures particuliĂšres, rien qui aurait pu me porter secours si je mâĂ©tais effondrĂ©e. Parvenue enfin Ă une rue commerçante, je me suis engouffrĂ©e dans un magasin ; au contact de la chaleur, les doigts se mirent Ă me faire trĂšs mal, mais au moins jâĂ©tais saine et sauve.
Jean enseignait au DĂ©partement dâanthropologie. Assez rapidement, le nouveau directeur de celui de sociologie, Guy Rocher, se montra dĂ©sireux de mâengager pour travailler en psychiatrie sociale et transculturelle et me demanda de donner un exposĂ© sur ces questions. Je prĂ©parai, consciencieuse mais inquiĂšte, la leçon qui devait dĂ©cider de ma carriĂšre universitaire. Elle plut et je fus engagĂ©e. Ma charge serait pour moitiĂ© de lâenseignement, sous la forme dâun sĂ©minaire de psychiatrie sociale, et pour moitiĂ© de la recherche. De plus, Guy avait pris les dispositions nĂ©cessaires auprĂšs de la direction mĂ©dicale du Allan Memorial, lâannexe psychiatrique de lâhĂŽpital Royal Victoria, pour que je puisse y faire un « stage de rafraĂźchissement » comme il disait. Câest ainsi que jâai suivi les visites du Dr Ewen Cameron et pu lâentendre ordonner une sĂ©rie dâĂ©lectrochocs quotidiens Ă des malades ; jâĂ©tais plutĂŽt effarĂ©e, et me suis dit que dĂ©cidĂ©ment je nâĂ©tais plus au courant de ce qui se faisait en thĂ©rapeutique psychiatrique. Lâavenir devait mâĂ©clairer sur la question.
Chercher, oui, mais quoi ? Jâarrivais tout juste au pays⊠Deux sĂ©ances furent mises sur pied, au cours desquelles des psychiatres (Yvon Gauthier, Jean-NoĂ«l Fortin), des psychologues (ThĂ©rĂšse Gouin-DĂ©carie), des travailleurs sociaux, les sociologues du dĂ©partement acceptĂšrent de livrer pĂȘle-mĂȘle leurs impressions et leur expĂ©rience professionnelle, et dâen discuter entre eux afin de me permettre dâen tirer un sujet de recherche.
Une ou deux semaines plus tard, je tĂ©lĂ©phonai Ă Guy Rocher : « Je crois que jâai trouvĂ© : il sâagirait de vĂ©rifier cette constatation que le diagnostic de dĂ©pression est plus souvent portĂ© du cĂŽtĂ© canadien-français que canadien-anglais, et dâessayer de comprendre quels sont ses liens avec la culture canadienne-française. » Il accepta. Le projet devait se rĂ©aliser sous lâĂ©gide Ă la fois du DĂ©partement de sociologie en la personne de son directeur, et de celui de psychiatrie Ă©galement en la personne de son directeur, le Dr Camille Laurin. Feraient Ă©quipe avec moi MichĂšle Roussin, psychologue, et Marquita Riel, sociologue â lesquelles allaient se rĂ©vĂ©ler des collĂšgues compĂ©tentes et intelligentes puis de fort agrĂ©ables amies.
La recherche se trouva par consĂ©quent orientĂ©e selon trois axes, Ă savoir 1. psychiatrique : lâincidence de la dĂ©pression est-elle Ă©levĂ©e parmi les Canadiens français de MontrĂ©al ? 2. psychologique : les tendances dĂ©pressives lâemportent-elles dans la personnalitĂ© normale ? 3. sociologique : la perception quâa lâindividu de sa culture est-elle dĂ©pressive ?
Je me lançai avec ardeur dans ce travail, persuadĂ©e de me trouver dans le domaine nettement circonscrit de la psychiatrie sociale, et donc totalement inconsciente du guĂȘpier dans lequel jâĂ©tais en train de mâimmiscer mais sur lequel jâallais peu Ă peu mettre un nom : celui de la grande question politique qui mobilisait alors les esprits, Ă savoir celle de la domination et de â disons le mot â la colonisation des Canadiens français par les Canadiens anglais. En juin 1962, je fis Ă propos de ma recherche une communication au congrĂšs de lâAssociation canadienne pour lâavancement des sciences ; je nâen revenais pas, la salle Ă©tait comble et les couloirs grouillaient de monde.
Peu Ă peu, le dĂ©partement se meublait. Je me souviens surtout de lâarrivĂ©e de Marcel Rioux et de celle de Jacques Dofny â que leur amour commun du socialisme rendrait bientĂŽt insĂ©parables, en raison de quoi Hubert Aquin les surnommerait « les Marx Brothers ». Marcel Ă©tait un bon vivant, rieur, toujours en train de raconter des histoires drĂŽles que jâĂ©coutais attentivement, car bien souvent elles me rĂ©vĂ©laient le QuĂ©bec profond. En voici deux que jâai retenues. Lâune met en scĂšne un Français tout nouvellement arrivĂ© et un QuĂ©bĂ©cois qui lui explique Ă quel point son pays est remarquable : « Des forĂȘts qui nâen finissent pas, remplies dâarbres avec des troncs comme ça, serrĂ©s, denses⊠Et puis, câest rempli dâanimaux sauvages, des orignaux avec des bois immenses et⊠â Mais alors, objecte le Français, comment font-ils pour passer entre les arbres, si⊠â Mange dâla marde ! » Dans lâautre, un Français arrive sur la CĂŽte-Nord ; on lui raconte les merveilleux plaisirs de lâhiver, la neige, le ski, etc. Il demande : « Et lâĂ©tĂ©, quâest-ce que vous faites ? â Ah, ce jour-lĂ , on se baigne ! » Les contraires sâattirent, on le sait : Jacques, tout en Ă©tant fort aimable, Ă©tait souvent plutĂŽt grave, le front barrĂ© par des prĂ©occupations sociales.
Je dĂ©cidai de faire un doctorat en sociologie et mâinscrivis Ă mi-temps aux cours requis. Câest de ma note en statistiques que je suis le plus fiĂšre : 92 sur 100. Je savais ce que serait mon sujet de thĂšse et avais commencĂ© Ă y travailler : le suicide Ă MontrĂ©al, que jâĂ©tudierais sur les deux plans statistique et psychosociologique. De temps en temps, pour parfaire ma connaissance du QuĂ©bec, je me rendais au sĂ©minaire quâanimait Albert Legrand sur la littĂ©rature du pays. Je me souviens que sây trouvaient entre autres AndrĂ© Brochu et Jacques Allard, tous deux futurs universitaires et essayistes ; je retrouverai Jacques Allard plus tard, Ă lâoccasion de lâĂ©dition critique de lâĆuvre dâHubert Aquin.
Ă lâĂ©tĂ©, Jean et moi fĂźmes un voyage en Europe centrale. CâĂ©tait encore la guerre froide ; il nous avait fallu donner Ă lâavance, pour les pays dâobĂ©dience soviĂ©tique, lâhoraire prĂ©cis de nos dĂ©placements ainsi que les hĂŽtels choisis â et nous avions Ă©tĂ© dĂ»ment avertis de ne pas y dĂ©roger dâun cheveu.
Jean sâĂ©tait fortement liĂ© avec le criminologue Denis Szabo, et nous nous invitions souvent de couple Ă couple. Un soir, en arrivant chez eux, je remarquai dâemblĂ©e un homme, accoudĂ© de son bras droit au manteau de la cheminĂ©e, qui semblait disserter brillamment ; mince, Ă©lĂ©gamment vĂȘtu, les cheveux bruns, la moustache fine, il me fit penser au hĂ©ros du livre de Guy de Maupassant, Bel-Ami. CâĂ©tait Jacques Parizeau, futur premier ministre du QuĂ©bec.
Szabo, donc, nous avait demandĂ© de rendre visite Ă ses parents, restĂ©s en Hongrie. Nous visitĂąmes Munich, entiĂšrement reconstruit Ă lâidentique, et dans sa banlieue, ce qui restait de Dachau et de ses fours crĂ©matoires : frissonnant ; Vienne et le chĂąteau de Schönbrunn. Puis nous franchĂźmes le rideau de fer, nous arrĂȘtĂąmes Ă Prague, dans ce qui Ă©tait alors la TchĂ©coslovaquie, et ce fut enfin Budapest et le Danube. M. et Mme Szabo, bien sĂ»r, avaient perdu les conditions de vie qui avaient Ă©tĂ© les leurs ; ancien officier de la gendarmerie, appartenant Ă lâarmĂ©e donc, lui Ă©tait maintenant Ă la retraite ; elle, faisait partie du petit personnel de je ne sais plus quelle ambassade, et jâavais mis du temps Ă comprendre que lorsquâelle disait « nous », ce nâĂ©tait pas de leur couple quâelle parlait, mais de son milieu de travail. M. Szabo nous fit connaĂźtre les environs de la capitale : le lac Balaton, si Ă©tendu et si peu profond, qui fait lâĂ©tĂ© la joie des baigneurs, Debrecen, la Puszta et les tziganes. Au retour, sur le point de franchir la frontiĂšre, nous avons Ă©prouvĂ© un brusque sentiment dâinsĂ©curitĂ© : et sâ« ils » allaient nous garder, prĂ©textant on ne sait quelle irrĂ©gularitĂ© ? Mais tout se passa bien.
En octobre 1963, parut, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, le premier numĂ©ro dâune revue qui se dĂ©finissait comme politique et culturelle et rĂ©clamait un QuĂ©bec Ă la fois indĂ©pendant et socialiste : Parti pris. Par la suite, elle appellerait Ă©galement Ă une sociĂ©tĂ© laĂŻque. Un de mes amis se souvient trĂšs bien du lancement du premier numĂ©ro : « Tu Ă©tais lĂ . Quelquâun, effarĂ© de voir les affiches qui couvraient les murs, sâest exclamĂ©âMais quâest-ce que câest que ça ?âet tu as ditâEh bien ! Monsieur, câest une galerie de cultureâ. »
Le tournant Ă©tait pris : dĂ©sormais, il nây avait plus de Canadiens français, mais des QuĂ©bĂ©cois. On me demanda, en vue dâun numĂ©ro spĂ©cial intitulĂ© « Portrait du colonisĂ© quĂ©bĂ©cois », dâĂ©crire sur le sujet. Je comprenais de mieux en mieux lâimportance de la question que jâavais choisi dâexplorer : poussant un jour mon chariot dans la grande Ă©picerie Steinberg quâa remplacĂ© sur CĂŽte-des-Neiges un magasin MĂ©tro, je rencontrai le Dr Pierre Lefebvre, dont je connaissais les convictions indĂ©pendantistes. Il me dit « On attend impatiemment les rĂ©sultats de votre recherche ». LĂ , jâĂ©tais vraiment fixĂ©e : jâĂ©tais Ă©tiquetĂ©e « indĂ©pendantiste » avant mĂȘme de me lâĂȘtre formulĂ© comme tel Ă moi-mĂȘme.
Tout donc allait bien sur le plan professionnel. Lorsque je rentrais Ă la maison, vers quinze-seize heures, je retrouvais mes enfants, qui mâattendaient impatiemment pour me raconter leur journĂ©e, et je travaillais tout en restant avec eux, leur demandant de continuer Ă jouer en essayant de me dĂ©ranger le moins possible.
Ce qui par contre laissait Ă dĂ©sirer, câĂ©tait ma vie conjugale. Elle avait commencĂ© Ă se dĂ©tĂ©riorer en Martinique. Je me disais que, les sentiments amoureux ayant disparu, tant que je trouverais de lâintĂ©rĂȘt Ă discuter de choses et dâautres avec Jean, je tiendrais le coup Ă cause des enfants. Mais vivre avec lui devenait vraiment difficile et je pensais de plus en plus Ă le quitter. Je dĂ©cidai dâaller voir un avocat. Je nâen connaissais pas, aussi ai-je demandĂ© une adresse au consulat français. Un peu tremblante, jâai pris rendez-vous. En place de conseils et dâaide, jâai eu droit Ă un sermon sur la nĂ©cessitĂ© pour lâĂ©pouse de « supporter », de remplir lâentiĂšretĂ© de ses devoirs conjugaux et de sâoccuper de sa progĂ©niture. Je nâĂ©tais guĂšre avancĂ©e.
La vie, elle, continuait. Celle Ă lâuniversitĂ©, jâentends. Je lisais les nouvelles parutions relevant de mon domaine, travaillais assidĂ»ment Ă m...