Prendre acte
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Prendre acte

Andrée Yanacopoulo

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  1. 250 pages
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Prendre acte

Andrée Yanacopoulo

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À propos de ce livre

AndrĂ©e Yanacopoulo est nĂ©e Ă  Tunis, d'une mĂšre « française de France » et d'un pĂšre moitiĂ© grec, moitiĂ© italien. Elle garde un souvenir Ă©bloui de la Tunisie, cette Ifriqiya oĂč se rencontrent l'Orient et l'Occident et oĂč rĂ©sonnaient pĂȘle-mĂȘle l'arabe, le français et le sicilien. Elle s'installe en France, oĂč elle passe son bac et fait des Ă©tudes de mĂ©decine. Pendant qu'elle se spĂ©cialise en psychiatrie, elle fonde une famille, a trois enfants. Elle arrive au QuĂ©bec en pleine RĂ©volution tranquille. On lui offre un poste de recherche et d'enseignement en psychiatrie sociale et transculturelle Ă  l'UniversitĂ© de MontrĂ©al. Un ami lui prĂ©sente un Ă©crivain qui vient de faire paraĂźtre dans la revue LibertĂ© un article intitulĂ© « La fatigue culturelle du Canada français ». Il s'appelle Hubert Aquin. Onze ans plus tard, quand celui-ci lui annoncera sa disparition prochaine, elle ne pourra lui dire que: « Tu m'auras construite autant que dĂ©truite. »Ces poignants mĂ©moires d'AndrĂ©e Yanacopoulo rendent compte du parcours de toute une vie, parcours intellectuel autant que personnel. Ils proposent un regard toujours Ă©tonnant sur un QuĂ©bec en profonde transformation, et prĂ©sentent son engagement constant pour la cause des femmes. Ils tĂ©moignent enfin, dans des termes dont la pudeur n'a d'Ă©gale que l'Ă©motion qu'ils suscitent, d'un grand amour, exaltant, dĂ©chirant, qui a le sombre Ă©clat des tragĂ©dies.

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Informations

Année
2013
ISBN
9782764642733

MONTRÉAL

Avant Hubert

Nous sommes arrivĂ©s Ă  MontrĂ©al, Michelle, cinq ans et demi, Christian, quatre ans, Claude, deux ans et demi, et moi, trente-deux ans et demi, au courant du mois de juin 1960 ; nous avions tous les cinq Ă©tĂ© pris par l’Immigration canadienne sur le quota martiniquais : cela faisait toujours deux sinon cinq Noirs de moins Ă  accepter pour l’annĂ©e en cours ! De nouveau, mon premier contact avec le pays oĂč j’allais vivre se fit sur le tarmac. J’entendais autour de moi les gens parler en anglais — du moins, le pensais-je ; en fait, ils s’exprimaient en français, mais en accentuant les mots diffĂ©remment de nous.
Jean avait louĂ© un bel appartement dans ce que j’appris s’appeler un duplex, rue Grosvenor, Ă  une centaine de mĂštres Ă  peine du chemin de la Reine-Marie et donc de l’école Marie de France oĂč irait Michelle et que jouxtait une garderie que frĂ©quenteraient les deux garçons avant d’ĂȘtre inscrits au collĂšge Stanislas.
Nous avons Ă©tĂ© chaleureusement accueillis. Je bĂ©nĂ©ficiai rapidement des services d’une gardienne, une bonne grand-mĂšre souriante et dĂ©vouĂ©e, grĂące Ă  qui je pus ĂȘtre libre de sortir le soir et d’ainsi rĂ©pondre aux invitations que nous firent des collĂšgues de la facultĂ©. J’étais constamment confrontĂ©e Ă  des façons de dire ou de faire inconnues de moi. Lorsque nous arrivions chez nos hĂŽtes, j’étais priĂ©e de dĂ©poser mon manteau sur le lit de la chambre conjugale, tandis que Jean laissait le sien dans la « penderie » de l’entrĂ©e. Le dĂźner (« souper ») commençait Ă  six heures. J’ai d’emblĂ©e aimĂ© et adoptĂ© le rythme des repas : midi, six heures, et une longue soirĂ©e devant soi Ă©taient beaucoup plus agrĂ©ables pour ordonner le temps que treize heures puis dix-neuf ou vingt heures qui vous obligent quasiment Ă  aller vous coucher dĂšs la derniĂšre bouchĂ©e prise. Le repas terminĂ©, hommes et femmes se sĂ©paraient en deux groupes — c’était le moment le plus ennuyeux, je n’ai pas honte de l’avouer, car je le dis sans condescendance ni mĂ©pris : ces dames ne parlaient que des enfants, de l’école, de la cuisine, etc. Je lorgnais du cĂŽtĂ© des hommes et les enviais : ils discutaient enseignement, université  Un soir, je me glissai dans la cuisine oĂč notre hĂŽtesse mettait un peu d’ordre. Elle vidait plats et assiettes, jetant tout aussi bien les restes que les aliments auxquels personne n’avait touchĂ© : tranches de jambon, lĂ©gumes, morceaux de pain prenaient allĂšgrement le chemin de la poubelle, Ă  mon grand scandale
 intĂ©rieur.
Vers onze heures, un petit en-cas Ă  base de fromage d’Oka ou de cheddar, car c’était alors Ă  peu prĂšs les seuls fromages que l’on trouvait Ă  moins d’aller au Duc de Lorraine, et de grignotines, voire de jambon, nous Ă©tait prĂ©sentĂ© — un quasi-mĂ©dianoche. Nous ne rentrions jamais avant minuit et demi ou une heure du matin. Un invitĂ©, Bertrand Rioux, professeur de philosophie et frĂšre du sociologue Marcel Rioux, me demanda une fois comment je trouvais les gens d’ici, et c’est en toute honnĂȘtetĂ© que je lui rĂ©pondis : gentils, amicaux, sympathiques, accueillants ; il opina en souriant.
Mais tout n’était pas dit, certaines choses me dĂ©rangeaient, et plus que tout, le gaspillage gĂ©nĂ©ralisĂ© : les feuilles blanches dont on ne noircissait que le recto, les bas qu’on jetait au lieu de les remmailler, les plaques d’auto qu’on renouvelait chaque annĂ©e, et de façon gĂ©nĂ©rale la consommation insouciante que l’on faisait de tout. Les biens ne demandaient qu’à ĂȘtre cueillis. Ainsi, quand on achetait une voiture, le prospectus n’indiquait pas la consommation d’essence tant le prix en Ă©tait dĂ©risoire. On semblait vivre dans un monde protĂ©gĂ©, sans menace aucune, fait sur mesure pour le confort de tous. Par ailleurs, certaines pratiques avaient des relents de puritanisme : l’obligation de toujours transporter les bouteilles d’alcool dans un sac, la coutume de ne laisser jamais les cloisons des cabinets d’aisance descendre jusqu’au sol

Bien sĂ»r, le langage aussi me dĂ©routait. Le livreur de lait — encore un luxe : le lait, les Ɠufs, le beurre livrĂ©s chaque matin Ă  domicile — me vantait un jour les grandes Ă©tendues du QuĂ©bec : des centaines de milliers de mille carrĂ©s ; il avait une telle façon de prononcer « carrĂ©s » que, pĂ©nĂ©trĂ©e de ce que j’avais entendu dire de la forte prĂ©sence catholique au pays, je compris, tout en me posant des questions, « curĂ©s ». Lorsqu’on nous livra nos affaires de Martinique, je dis Ă  un moment donnĂ© Ă  Jean : « Veux-tu m’apporter le
 ? Il doit ĂȘtre dans le
 le truc, tu sais
 ». Ravi, un des dĂ©mĂ©nageurs me fit : « Ah ! vous dites “truck”, vous aussi ! » Ne parlons pas des vĂȘtements, c’était Ă  devenir fou : les socquettes et les chaussettes Ă©taient des bas, les soutiens-gorge des brassiĂšres, les chemises et les chemisettes des camisoles, les gants des mitaines, etc. etc., sans oublier les panneaux publics ou certaines rĂ©clames de magasins : au moment du solde de blanc, en janvier : « Grand Ă©coulement de blanc Ă  la verge » ! Et un vocabulaire, bien sĂ»r, pas toujours Ă©vident : lorsque Jean, un jour, dit qu’il avait trois gosses

J’appris rapidement que les QuĂ©bĂ©cois votaient « bleu » au QuĂ©bec, « rouge » Ă  Ottawa ; que langue et religion allaient ensemble (petite histoire : « Tu sais, dit l’un Ă  l’autre, je vais me faire protestant. — Tu es fou, tu ne sais pas parler anglais ! ») ; que leur devise Ă©tait Je me souviens : c’est bien le seul pays qui se fixe un programme statique, n’annonçant aucunement comment envisager ou façonner l’avenir. J’avoue avoir Ă©tĂ© quelque peu dĂ©concertĂ©e par certains usages, certaines pratiques : les mĂ©decins ne venaient pas Ă  domicile — pourtant, un malade ne peut pas toujours se dĂ©placer, et attendre en salle d’urgence est malcommode pour lui ; Ă  la banque, l’enveloppe d’une lettre qu’on avait reçue suffisait comme preuve d’identitĂ©, et curieusement, les QuĂ©bĂ©cois rĂ©pugnent encore de nos jours Ă  accepter le principe d’une carte d’identitĂ© avec photo alors qu’ils s’étalent dans Facebook et autres « utilitaires sociaux ». Enfin, pour couronner le tout, cet oxymore amusant : le parti progressiste-conservateur, et l’inattendu, incroyable : la RĂ©volution tranquille, telle un « silence Ă©loquent » !
L’automne Ă©tait arrivĂ©, puis l’hiver ; je trouvais qu’il faisait froid — la Martinique Ă©tait loin. J’apprendrais plus tard Ă  distinguer le temps « frais » du temps « froid ». Mais la lumiĂšre Ă©tait belle, et Ă©clipsait sans conteste le ciel plus doux mais morne et gris qui rĂšgne souvent Ă  cette Ă©poque Ă  Lyon et plus encore Ă  Paris. MontrĂ©al me faisait penser Ă  une station de ski, pleine de soleil et de neige. Les enfants aussi s’adaptaient — et je dus m’habituer Ă , sans hurler, les entendre me demander, une fois que je les avais Ă  grand-peine engoncĂ©s dans leur Ă©quipement hivernal : « Pipi, maman ! » J’appris Ă  protĂ©ger mes chaussures et Ă  m’habiller, j’allais Ă©crire « chaudement » ; en fait, ce n’est que rĂ©cemment que je me suis dĂ©cidĂ©e Ă  vraiment porter des vĂȘtements adaptĂ©s au climat. Il y a une vingtaine d’annĂ©es encore, donc aprĂšs plus de trente ans passĂ©s au QuĂ©bec, comme je devais apporter mon article au responsable du magazine Spirale et qu’il faisait prĂšs de moins trente, je me suis dit qu’avec un bon chandail sous mon manteau, des gants, mes mains bien enfoncĂ©es dans les poches et mon bonnet, je devrais aisĂ©ment arriver Ă  faire cette course d’à peine plus d’un quart d’heure. J’ai cru mourir sur place. Dans la rue, aucune voiture, aucun passant, que des demeures particuliĂšres, rien qui aurait pu me porter secours si je m’étais effondrĂ©e. Parvenue enfin Ă  une rue commerçante, je me suis engouffrĂ©e dans un magasin ; au contact de la chaleur, les doigts se mirent Ă  me faire trĂšs mal, mais au moins j’étais saine et sauve.
Jean enseignait au DĂ©partement d’anthropologie. Assez rapidement, le nouveau directeur de celui de sociologie, Guy Rocher, se montra dĂ©sireux de m’engager pour travailler en psychiatrie sociale et transculturelle et me demanda de donner un exposĂ© sur ces questions. Je prĂ©parai, consciencieuse mais inquiĂšte, la leçon qui devait dĂ©cider de ma carriĂšre universitaire. Elle plut et je fus engagĂ©e. Ma charge serait pour moitiĂ© de l’enseignement, sous la forme d’un sĂ©minaire de psychiatrie sociale, et pour moitiĂ© de la recherche. De plus, Guy avait pris les dispositions nĂ©cessaires auprĂšs de la direction mĂ©dicale du Allan Memorial, l’annexe psychiatrique de l’hĂŽpital Royal Victoria, pour que je puisse y faire un « stage de rafraĂźchissement » comme il disait. C’est ainsi que j’ai suivi les visites du Dr Ewen Cameron et pu l’entendre ordonner une sĂ©rie d’électrochocs quotidiens Ă  des malades ; j’étais plutĂŽt effarĂ©e, et me suis dit que dĂ©cidĂ©ment je n’étais plus au courant de ce qui se faisait en thĂ©rapeutique psychiatrique. L’avenir devait m’éclairer sur la question.
Chercher, oui, mais quoi ? J’arrivais tout juste au pays
 Deux sĂ©ances furent mises sur pied, au cours desquelles des psychiatres (Yvon Gauthier, Jean-NoĂ«l Fortin), des psychologues (ThĂ©rĂšse Gouin-DĂ©carie), des travailleurs sociaux, les sociologues du dĂ©partement acceptĂšrent de livrer pĂȘle-mĂȘle leurs impressions et leur expĂ©rience professionnelle, et d’en discuter entre eux afin de me permettre d’en tirer un sujet de recherche.
Une ou deux semaines plus tard, je tĂ©lĂ©phonai Ă  Guy Rocher : « Je crois que j’ai trouvĂ© : il s’agirait de vĂ©rifier cette constatation que le diagnostic de dĂ©pression est plus souvent portĂ© du cĂŽtĂ© canadien-français que canadien-anglais, et d’essayer de comprendre quels sont ses liens avec la culture canadienne-française. » Il accepta. Le projet devait se rĂ©aliser sous l’égide Ă  la fois du DĂ©partement de sociologie en la personne de son directeur, et de celui de psychiatrie Ă©galement en la personne de son directeur, le Dr Camille Laurin. Feraient Ă©quipe avec moi MichĂšle Roussin, psychologue, et Marquita Riel, sociologue — lesquelles allaient se rĂ©vĂ©ler des collĂšgues compĂ©tentes et intelligentes puis de fort agrĂ©ables amies.
La recherche se trouva par consĂ©quent orientĂ©e selon trois axes, Ă  savoir 1. psychiatrique : l’incidence de la dĂ©pression est-elle Ă©levĂ©e parmi les Canadiens français de MontrĂ©al ? 2. psychologique : les tendances dĂ©pressives l’emportent-elles dans la personnalitĂ© normale ? 3. sociologique : la perception qu’a l’individu de sa culture est-elle dĂ©pressive ?
Je me lançai avec ardeur dans ce travail, persuadĂ©e de me trouver dans le domaine nettement circonscrit de la psychiatrie sociale, et donc totalement inconsciente du guĂȘpier dans lequel j’étais en train de m’immiscer mais sur lequel j’allais peu Ă  peu mettre un nom : celui de la grande question politique qui mobilisait alors les esprits, Ă  savoir celle de la domination et de — disons le mot — la colonisation des Canadiens français par les Canadiens anglais. En juin 1962, je fis Ă  propos de ma recherche une communication au congrĂšs de l’Association canadienne pour l’avancement des sciences ; je n’en revenais pas, la salle Ă©tait comble et les couloirs grouillaient de monde.
Peu Ă  peu, le dĂ©partement se meublait. Je me souviens surtout de l’arrivĂ©e de Marcel Rioux et de celle de Jacques Dofny — que leur amour commun du socialisme rendrait bientĂŽt insĂ©parables, en raison de quoi Hubert Aquin les surnommerait « les Marx Brothers ». Marcel Ă©tait un bon vivant, rieur, toujours en train de raconter des histoires drĂŽles que j’écoutais attentivement, car bien souvent elles me rĂ©vĂ©laient le QuĂ©bec profond. En voici deux que j’ai retenues. L’une met en scĂšne un Français tout nouvellement arrivĂ© et un QuĂ©bĂ©cois qui lui explique Ă  quel point son pays est remarquable : « Des forĂȘts qui n’en finissent pas, remplies d’arbres avec des troncs comme ça, serrĂ©s, denses
 Et puis, c’est rempli d’animaux sauvages, des orignaux avec des bois immenses et
 — Mais alors, objecte le Français, comment font-ils pour passer entre les arbres, si
 — Mange d’la marde ! » Dans l’autre, un Français arrive sur la CĂŽte-Nord ; on lui raconte les merveilleux plaisirs de l’hiver, la neige, le ski, etc. Il demande : « Et l’étĂ©, qu’est-ce que vous faites ? — Ah, ce jour-lĂ , on se baigne ! » Les contraires s’attirent, on le sait : Jacques, tout en Ă©tant fort aimable, Ă©tait souvent plutĂŽt grave, le front barrĂ© par des prĂ©occupations sociales.
Je dĂ©cidai de faire un doctorat en sociologie et m’inscrivis Ă  mi-temps aux cours requis. C’est de ma note en statistiques que je suis le plus fiĂšre : 92 sur 100. Je savais ce que serait mon sujet de thĂšse et avais commencĂ© Ă  y travailler : le suicide Ă  MontrĂ©al, que j’étudierais sur les deux plans statistique et psychosociologique. De temps en temps, pour parfaire ma connaissance du QuĂ©bec, je me rendais au sĂ©minaire qu’animait Albert Legrand sur la littĂ©rature du pays. Je me souviens que s’y trouvaient entre autres AndrĂ© Brochu et Jacques Allard, tous deux futurs universitaires et essayistes ; je retrouverai Jacques Allard plus tard, Ă  l’occasion de l’édition critique de l’Ɠuvre d’Hubert Aquin.
À l’étĂ©, Jean et moi fĂźmes un voyage en Europe centrale. C’était encore la guerre froide ; il nous avait fallu donner Ă  l’avance, pour les pays d’obĂ©dience soviĂ©tique, l’horaire prĂ©cis de nos dĂ©placements ainsi que les hĂŽtels choisis — et nous avions Ă©tĂ© dĂ»ment avertis de ne pas y dĂ©roger d’un cheveu.
Jean s’était fortement liĂ© avec le criminologue Denis Szabo, et nous nous invitions souvent de couple Ă  couple. Un soir, en arrivant chez eux, je remarquai d’emblĂ©e un homme, accoudĂ© de son bras droit au manteau de la cheminĂ©e, qui semblait disserter brillamment ; mince, Ă©lĂ©gamment vĂȘtu, les cheveux bruns, la moustache fine, il me fit penser au hĂ©ros du livre de Guy de Maupassant, Bel-Ami. C’était Jacques Parizeau, futur premier ministre du QuĂ©bec.
Szabo, donc, nous avait demandĂ© de rendre visite Ă  ses parents, restĂ©s en Hongrie. Nous visitĂąmes Munich, entiĂšrement reconstruit Ă  l’identique, et dans sa banlieue, ce qui restait de Dachau et de ses fours crĂ©matoires : frissonnant ; Vienne et le chĂąteau de Schönbrunn. Puis nous franchĂźmes le rideau de fer, nous arrĂȘtĂąmes Ă  Prague, dans ce qui Ă©tait alors la TchĂ©coslovaquie, et ce fut enfin Budapest et le Danube. M. et Mme Szabo, bien sĂ»r, avaient perdu les conditions de vie qui avaient Ă©tĂ© les leurs ; ancien officier de la gendarmerie, appartenant Ă  l’armĂ©e donc, lui Ă©tait maintenant Ă  la retraite ; elle, faisait partie du petit personnel de je ne sais plus quelle ambassade, et j’avais mis du temps Ă  comprendre que lorsqu’elle disait « nous », ce n’était pas de leur couple qu’elle parlait, mais de son milieu de travail. M. Szabo nous fit connaĂźtre les environs de la capitale : le lac Balaton, si Ă©tendu et si peu profond, qui fait l’étĂ© la joie des baigneurs, Debrecen, la Puszta et les tziganes. Au retour, sur le point de franchir la frontiĂšre, nous avons Ă©prouvĂ© un brusque sentiment d’insĂ©curitĂ© : et s’« ils » allaient nous garder, prĂ©textant on ne sait quelle irrĂ©gularitĂ© ? Mais tout se passa bien.
En octobre 1963, parut, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, le premier numĂ©ro d’une revue qui se dĂ©finissait comme politique et culturelle et rĂ©clamait un QuĂ©bec Ă  la fois indĂ©pendant et socialiste : Parti pris. Par la suite, elle appellerait Ă©galement Ă  une sociĂ©tĂ© laĂŻque. Un de mes amis se souvient trĂšs bien du lancement du premier numĂ©ro : « Tu Ă©tais lĂ . Quelqu’un, effarĂ© de voir les affiches qui couvraient les murs, s’est exclamĂ©â€œMais qu’est-ce que c’est que ça ?”et tu as dit“Eh bien ! Monsieur, c’est une galerie de culture”. »
Le tournant Ă©tait pris : dĂ©sormais, il n’y avait plus de Canadiens français, mais des QuĂ©bĂ©cois. On me demanda, en vue d’un numĂ©ro spĂ©cial intitulĂ© « Portrait du colonisĂ© quĂ©bĂ©cois », d’écrire sur le sujet. Je comprenais de mieux en mieux l’importance de la question que j’avais choisi d’explorer : poussant un jour mon chariot dans la grande Ă©picerie Steinberg qu’a remplacĂ© sur CĂŽte-des-Neiges un magasin MĂ©tro, je rencontrai le Dr Pierre Lefebvre, dont je connaissais les convictions indĂ©pendantistes. Il me dit « On attend impatiemment les rĂ©sultats de votre recherche ». LĂ , j’étais vraiment fixĂ©e : j’étais Ă©tiquetĂ©e « indĂ©pendantiste » avant mĂȘme de me l’ĂȘtre formulĂ© comme tel Ă  moi-mĂȘme.
Tout donc allait bien sur le plan professionnel. Lorsque je rentrais Ă  la maison, vers quinze-seize heures, je retrouvais mes enfants, qui m’attendaient impatiemment pour me raconter leur journĂ©e, et je travaillais tout en restant avec eux, leur demandant de continuer Ă  jouer en essayant de me dĂ©ranger le moins possible.
Ce qui par contre laissait Ă  dĂ©sirer, c’était ma vie conjugale. Elle avait commencĂ© Ă  se dĂ©tĂ©riorer en Martinique. Je me disais que, les sentiments amoureux ayant disparu, tant que je trouverais de l’intĂ©rĂȘt Ă  discuter de choses et d’autres avec Jean, je tiendrais le coup Ă  cause des enfants. Mais vivre avec lui devenait vraiment difficile et je pensais de plus en plus Ă  le quitter. Je dĂ©cidai d’aller voir un avocat. Je n’en connaissais pas, aussi ai-je demandĂ© une adresse au consulat français. Un peu tremblante, j’ai pris rendez-vous. En place de conseils et d’aide, j’ai eu droit Ă  un sermon sur la nĂ©cessitĂ© pour l’épouse de « supporter », de remplir l’entiĂšretĂ© de ses devoirs conjugaux et de s’occuper de sa progĂ©niture. Je n’étais guĂšre avancĂ©e.
La vie, elle, continuait. Celle Ă  l’universitĂ©, j’entends. Je lisais les nouvelles parutions relevant de mon domaine, travaillais assidĂ»ment Ă  m...

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