Les Corneilles ne sont pas les Ă©pouses des corbeaux
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Les Corneilles ne sont pas les Ă©pouses des corbeaux

Serge Bouchard

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Les Corneilles ne sont pas les Ă©pouses des corbeaux

Serge Bouchard

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À propos de ce livre

Les corneilles ne sont pas les Ă©pouses des corbeaux. Les Ă©pinettes noires ne sont pas des arbres de misĂšre. Le monde dans lequel nous vivons n'est pas nĂ©cessairement le paradis. Tout, en dehors de MontrĂ©al, n'est pas forcĂ©ment le dĂ©sert. Notre histoire n'est pas une Ă©popĂ©e. Il n'y a pas de bouleaux sur la riviĂšre Mingan. Un camion n'est pas le contraire de la poĂ©sie. Les AmĂ©rindiens ne forment pas une sociĂ©tĂ© archaĂŻque et dĂ©passĂ©e. Et le progrĂšs moderne n'est pas si simple qu'on le croit.Serge Bouchard n'est pas un rebelle ni un contestataire. C'est un homme libre, un esprit lucide et cultivĂ©, un prosateur quotidien qui prend pour matiĂšre les idĂ©es, les faits, les grands phĂ©nomĂšnes aussi bien que les « petites affaires et moindres choses » qui composent la trame de son existence et de la nĂŽtre, tantĂŽt occasions de bonheur insoupçonnĂ©, tantĂŽt piĂšges Ă  bĂȘtise ou causes de souffrance, mais signes toujours de notre humanitĂ© ancienne et moderne, Ă  la fois orgueilleuse et comique, oublieuse autant que nostalgique, liĂ©e Ă  la nature que pourtant elle dĂ©truit, aux dieux, aux oiseaux, au temps qui passe, Ă  la mort qui vient.Quoique les convictions n'y manquent pas — l'on dĂ©couvrira ou retrouvera ici un Serge Bouchard Ă©cologiste, ami des nations amĂ©rindiennes, critique des idĂ©ologies Ă  la mode —, les quatre-vingts petits textes qui composent cet ouvrage (et qui ont d'abord paru sous forme de chroniques dans le journal montrĂ©alais Le Devoir) forment surtout une Ɠuvre d'observation et de sagesse, Ă©crite dans une langue toute de simplicitĂ©, rythmĂ©e, imagĂ©e, aussi proche que possible de la conversation entre gens d'intelligence et de cƓur. Par la culture, par la finesse du regard, par l'originalitĂ© de l'imagination, Serge Bouchard s'y rĂ©vĂšle, encore une fois, un essayiste de premier plan.

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Informations

Année
2013
ISBN
9782764612057
 
 

Les cowboys et les Indiens

John Wayne a tuĂ© des milliers d’Indiens durant sa longue carriĂšre de cowboy. Les figurants sioux ou comanches se distinguaient par leur habiletĂ© Ă  rouler sous des chevaux qui, eux aussi, jouaient le rĂŽle des abattus, des bĂȘtes et des cavaliers qui savaient tomber raides morts au signal du metteur en scĂšne. MalgrĂ© ces petits rĂŽles, les Indiens aiment la country. Pourquoi ? Nous tenons lĂ  une piste, pour ne pas dire une bonne question, une question directe qui nous renseigne sur les dialogues entre les cultures dans l’histoire. Il est des affinitĂ©s souterraines qui transcendent les conflits de surface. Dans le monde des Cowboys, il y a des Indiens ; dans le monde des Indiens, il y a des Cowboys.
Le Cowboy n’est pas gentil pour l’Indien, qui le lui rend bien. Mais les deux finissent par se rejoindre sur les plateaux de la libertĂ© perdue. Plateaux de cinĂ©ma et pans de vie. Dans les deux cas, l’ĂȘtre libre n’est pas invitĂ© Ă  la convention des gens bien installĂ©s. Les Cowboys savent qu’ils n’appartiennent pas au village constituĂ©. Les Indiens savent aussi qu’ils campent autour de la sociĂ©tĂ©. Le Cowboy couche dans l’étable. Il entre dans le village Ă  l’aube. Les errants se reconnaissent. Le Cowboy et l’Indien chevauchent cĂŽte Ă  cĂŽte dans leur soif de dignitĂ©.
Ce sont des parents ennemis réunis dans leur destin commun.
Ils se disputaient la Prairie, aucun ne l’aura eue. Leur poteau de torture sera un poteau de clîture.
Les deux, le Cowboy et l’Indien, aiment les chevaux et les beaux costumes. Ils aiment les couvre-chefs, les franges, les perles, les couleurs, les mouchoirs rouges. Ils aiment l’espace sauvage. Ensemble, ils seront tristes face Ă  l’arrivĂ©e de la locomotive, annonciatrice de la fin du monde. Le chemin de fer est une marque indĂ©lĂ©bile, la marque de la civilisation. Les Cowboys attaqueront les trains. Les Indiens attaquent les convois et les diligences. Ensemble, ils aiment le whisky. Ils sont gibiers de cavalerie.
Charles Bronson est cowboy et indien, Anthony Quinn a le visage de tous les personnages. Les traits du premier sont un modĂšle de mĂ©tissage, slave et mongol en rĂ©alitĂ©, le fameux mariage de l’Orient et de l’Occident. MĂ©lange ultime. Le visage du second, mexicain et indien, n’a pas besoin de commentaires. Munis de pareilles bouilles, ces acteurs incarneront les Indiens, les Mexicains, les Grecs joyeux ou les bandits polonais, les Italiens, les Français, les Sangs-MĂȘlĂ©s du monde entier. Gabriel Dumont, un authentique guerrier mĂ©tis, les rĂ©sume assez bien. Mais qui se souvient de son magnifique visage ? Ou mĂȘme de son nom ?
Le fermier porte des bretelles qui l’attachent Ă  la charrue. Quand passe l’étranger, le fermier l’abrite pour une nuit. Il soigne les chevaux du cowboy. Il donne une Ă©cuelle Ă  la bĂȘte et une autre Ă  l’homme. Mais le Cowboy va repartir. Ils se seront peu parlĂ©. D’ailleurs, le Cowboy a peu de choses Ă  dire. Le mutisme du Cowboy rejoint bien celui de l’Indien. Le solitaire est souvent patibulaire. Il serait inutile d’essayer d’exprimer l’indicible. À moins de se mettre Ă  chanter, Ă  faire de la musique. Mais encore, le solitaire n’est pas un virtuose. Il gratte la guitare, il souffle dans l’harmonica.
Sa ballade est légÚre. Il voyage léger.
L’Indien taciturne et le Cowboy de mĂȘme personnifient ensemble le contraire du Don Quichotte de CervantĂšs. Ils ne se racontent pas d’histoires. Ils ne fabulent pas. Ils ne sont pas chevaleresques, ils ne s’inventent pas des causes. Ils savent la fin de l’histoire puisqu’ils sont la fin de l’Histoire. La veuve sera malheureuse, l’orphelin sera orphelin. Et eux s’en iront seuls dans le silence de la perte.
Sitting Bull a travaillĂ© dans le cirque de Buffalo Bill et les guerriers iroquois faisaient le cri de guerre chez Barnum Ă  la fin du XIXe siĂšcle. Le thĂ©Ăątre de l’Ouest mettait en scĂšne des Indiens et des Cowboys en mĂȘme temps que se dĂ©roulaient les Ă©vĂ©nements de Wounded Knee. Nous sommes si tragiques

RĂ©cemment, j’étais au lac Cimon (Simo Shakaigan). Les Indiens d’aujourd’hui sont des Cowboys modernes. Il y a dans tous les Cowboys un Indien qui sommeille. Entendez cette musique de fond, une sorte de nostalgie universelle traversant l’ñme des perdants. Cette musique est la consolation perpĂ©tuelle d’une peine dont personne ne veut parler.
Sous un grand chapiteau, j’ai donnĂ© une longue confĂ©rence. J’ai parlĂ© pendant deux jours. Durant les pauses, la musique country jouait trĂšs fort. Mais au retour, l’écoute Ă©tait religieuse, l’assistance nombreuse. J’avais devant moi de riches visages : une grande partie de la communautĂ© anishinabe (algonquine) du lac Cimon. Des chapeaux de cowboy, des casquettes, des bandeaux colorĂ©s, des lunettes de soleil, des vieux visages de vieilles femmes, des petits enfants qui couraient partout et des chiens entre mes pattes de confĂ©rencier. J’avais moi-mĂȘme les bottes aux pieds.
La radio communautaire de Simo Shakaigan diffuse exclusivement de la musique country. CaptĂ©e par Val-d’Or en raison de la proximitĂ© gĂ©ographique, cette radio est devenue la prĂ©fĂ©rĂ©e des gens de Val-d’Or. Abitibiens et Algonquins se rejoignent finalement sur ce terrain.
Ma confĂ©rence terminĂ©e, j’ai parlĂ© Ă  mon char. Je lui ai dit : « Allez mon beau, enligne la 117, nous retournons Ă  MontrĂ©al pour faire une Ă©mission de radio sur la country-western. »
 
 

Monsieur Germain et mademoiselle Laberge

Il ne suffit pas d’ĂȘtre jeune pour ĂȘtre humain. Il faut faire ses classes. Dans ces classes, il y a des professeurs. Le regard imprĂ©cis que nous jetons sur l’école vient de l’incapacitĂ© de notre monde Ă  s’inscrire dans le flux du temps. Difficile de nous projeter quand tout se fige dans l’instant. Nous avons un rapport trouble avec le calendrier. Être jeune ne peut pas ĂȘtre un but ni mĂȘme une vertu. Cela passe. Être jeune, c’est se prĂ©parer Ă  ne plus l’ĂȘtre. Les professeurs sont des passeurs, ce sont les artisans de ce passage. Alors, c’est important.
Cependant, rien n’est simple. Les professeurs se retrouvent aux premiĂšres loges d’une contradiction grandissante : notre monde ne valorisant ni le souvenir ni le devenir, la jeunesse n’est plus un point de dĂ©part, mais dĂ©sormais un but. Les accords et les calculs du temps ont perdu de leur importance. Il n’y a plus d’aprĂšs, il n’y a plus d’avant. Alors c’est embĂȘtant.
Retourner Ă  l’école en septembre est dĂ©jĂ  une leçon d’humilitĂ©. C’est le mouvement perpĂ©tuel d’une humanitĂ© qui accumule le savoir et qui se doit de le transmettre. Il faut toujours recommencer, nous sommes des ĂȘtres inachevĂ©s. MĂȘme le professeur en apprend tous les jours. Imaginez l’élĂšve. Il faut que jeune apprenne, il faut qu’adulte montre. Rien au monde ne changera l’ordre des choses. Il est curieux de constater jusqu’à quel point l’école, qui est le lieu de toutes les tendances et de toutes les modes, constitue quand mĂȘme le lieu de la continuitĂ©. L’école sera toujours Ă©lĂ©mentaire.
Dans une sociĂ©tĂ© superficielle, l’essentiel n’est pas le premier sujet. Nous parlons beaucoup d’éducation mais nous contournons la question. L’éducation est un budget, l’enseignement un poste et l’école un local. Nous faisons des programmes. L’hiver peut revenir et sĂ©vir. La sociĂ©tĂ© se remet au travail dans la certitude du devoir accompli, du moment que les enfants sont retenus Ă  l’école. Nous ne tenons pas tellement Ă  savoir combien difficile est le mĂ©tier de professeur dont la mission consiste justement Ă  transmettre du savoir et Ă  allumer des rĂ©verbĂšres. Du moment que l’enveloppe est respectĂ©e.
Nous souvenons-nous assez de l’importance de nos premiĂšres annĂ©es ? L’école donne des armes et des armures, elle donne la carte routiĂšre de la vie. L’école est toujours une Ă©cole de conduite. Elle donne des Ă©lans, elle fabrique du savoir-vivre. Nous n’avons pas d’autre choix que de faire la somme du passĂ©. D’autres avant nous ont regardĂ© les Ă©toiles, classĂ© les plantes, nommĂ© les animaux, construit des ponts, fait des calculs. D’autres avant nous ont peinĂ©, rĂ©flĂ©chi, trouvĂ©, expĂ©rimentĂ©, espĂ©rĂ©. Tout est histoire et cette histoire doit ĂȘtre apprise. La passion de bien faire doit ĂȘtre constamment reprise. Et nous avons des rĂȘves. Les professeurs nous conduisent. Le mĂ©tier d’enseignant est on ne peut plus grand.
Contre l’anonymat de la tĂąche, contre les paradoxes de notre monde, enseigner est un acte d’espoir. Albert Camus disait tout devoir Ă  un seul professeur. Monsieur Germain captivait l’attention de tous les Ă©lĂšves. Lorsqu’il parlait, plus rien n’existait ; il faisait disparaĂźtre tous les bruits, toutes les distractions. MĂȘme les mouches s’arrĂȘtaient de voler. On ne pouvait donc pas les entendre. La magie est la chose la plus simple qui soit, elle est si ordinaire que nous ne la voyons plus opĂ©rer. L’instituteur de Camus n’était pas flamboyant : il semble qu’il ait Ă©tĂ© profondĂ©ment humain. Il parlait de sa vie, de sa jeunesse (nous avons tous une jeunesse) et il tissait des liens entre les sujets.
Camus Ă©tait issu d’un quartier pauvre. Il eĂ»t Ă©tĂ© facile de le classer et de classer l’affaire. Ses chances de devenir un des Ă©crivains les plus importants de son siĂšcle Ă©taient nulles. Pendant que Sartre se prĂ©parait dans sa chambre close Ă  devenir Jean-Paul Sartre en lisant trois bouquins par jour, Camus renversait les poubelles des ruelles, se battait dans les terrains vagues, jouait au football. Mais, entre lui et son destin se trouvait un prof, monsieur Germain.
Il n’est pas facile d’ĂȘtre un petit enfant, il n’est pas facile d’ĂȘtre jeune. Toute cette vie Ă  remonter, toute cette vie devant soi, imaginez. Quand j’étais petit, j’avais peur. C’est mademoiselle Laberge qui m’a sauvĂ©. Je ne me souviens pas de son programme mais je me souviens de son visage. Elle respirait l’espoir du monde. MalgrĂ© les batailles dans la cour, contre la pauvretĂ©, contre tout espoir justement, elle m’a donnĂ© le goĂ»t de ne jamais dĂ©sespĂ©rer.
La vie humaine est une Ă©cole permanente. Ce serait quasiment le dernier refuge de la communautĂ© dans le passage du temps. Ici, on Ă©lĂšve des nouveaux humains. Voici de beaux adultes en face de beaux jeunes. Serions-nous la premiĂšre sociĂ©tĂ© dans l’histoire oĂč le jeune n’aspire qu’à ĂȘtre jeune ? Difficile d’ĂȘtre un passeur dans une sociĂ©tĂ© qui nie le temps qui passe. Il n’y a aucun avantage Ă  ĂȘtre adulte dans un monde oĂč la maturitĂ© est une sorte de dĂ©crĂ©pitude. Si ĂȘtre jeune est la seule ambition de l’ĂȘtre, alors fermons l’école.
 
 

Les bibittes

Quand je rentre d’un long voyage sur la route, en Ă©tĂ©, je suis toujours heureux de voir mon pare-brise mouchetĂ©, pour ainsi dire picotĂ©, par autant de bibittes Ă©crasĂ©es. Dans ma tĂȘte, mes voyages se mesurent Ă  l’importance de ce tableau de chasse sur le devant de ma machine. Plus il y en a, plus je reviens de loin. Cette vie morte est bien huileuse, elle tache sans bon sens. Elle se rĂ©cure mal, comme si ces traces de vie cherchaient Ă  s’imprimer pour de bon. MalgrĂ© tout, je voudrais bien voir le squeegee qui toucherait Ă  mes bibittes. Pas question d’effacer d’un seul coup les marques de mes tournĂ©es. Ces mouches sont les miennes et je tiens Ă  prendre le temps d’apprĂ©cier ce qu’elles reprĂ©sentent. Ce sont des signes des temps et, qui plus est, des temps que l’on traverse.
Le monde est rempli de bibittes. Peu importe que votre automobile soit luxueuse ou ordinaire, les bibittes ne font pas la diffĂ©rence. Dans le pare-brise, sur le pare-chocs, elles cognent, elles beurrent, elles cherchent Ă  lutter contre nous. Jamais on n’a vu un brĂ»lot essayer d’éviter une collision avec un camion. Dans l’ordre de l’hĂ©catombe, l’essuie-glace devient un essuie-sang. Routiers, nous connaissons tous ce combat dĂ©goĂ»tant contre cette sorte de purĂ©e. Une mouche, c’est gras.
Fendre l’air revient Ă  fendre un rideau de bibittes qui, la nuit surtout, se prennent un Ă©lan pour mieux embrasser la lumiĂšre de nos phares. Les bibittes qui font cela passent de vie Ă  trĂ©pas sans souffrir, nous l’imaginons bien. L’impact doit ĂȘtre tel que la souffrance n’a pas le temps de se faire sentir. De plus, ces impacts rĂ©pĂ©tĂ©s, quoique menus, ont Ă  coup sĂ»r une micro-influence sur la consommation d’essence. Il suffirait de trouver le poids d’un maringouin moyen, aprĂšs piqĂ»re, pour le multiplier par le nombre de bibittes au pouce carrĂ© imprimĂ©es sur le nez d’une voiture ; nous pourrions ensuite mettre cette somme en relation avec le poids moyen de l’automobile la plus vendue, compte tenu de sa vitesse moyenne et de la vitesse pareillement moyenne de la bibitte de rĂ©fĂ©rence, sans oublier la tempĂ©rature de l’air, l’importance du vent ainsi que la reconstitution virtuelle des angles de collision. Notre connaissance de la rĂ©sistance de l’air s’en trouverait enrichie.
Si je refaisais ma vie, j’entreprendrais une thĂšse de doctorat sur la diversitĂ© des bibittes que l’on retrouve sur le nez des voitures en Ă©tĂ©. Papillons, mouches noires, brĂ»lots, mouches Ă  chevreuil, frappe-abord, libellules, maringouins, je ferais des cohortes, des types et des classes, je concevrais un programme et tirerais des conclusions. Certaines bibittes meurent sans le vouloir. Elles ne tiennent pas Ă  se faire Ă©craser mais il arrive qu’une voiture les frappe inopinĂ©ment. Ce sont des accidents. D’autres se suicident carrĂ©ment. Nous sommes en prĂ©sence de bibittes malheureuses qui se sont mirĂ©es dans l’étang qui les aura vues naĂźtre. Elles se trouvent laides Ă  mourir et se cherchent un mur pour en finir. D’autres encore, la majoritĂ© peut-ĂȘtre, sont simplement victimes de leurs croyances. Elles croient en ces lumiĂšres vers lesquelles elles s’élancent. Un maĂźtre mouche leur aurait jadis expliquĂ© que ces feux-lĂ  mĂšnent Ă  la terre promise des bibittes, une plage dans le ciel oĂč des millions d’humains Ă  sang chaud dorment nus sur le sable et oĂč les bibittes sont si grandes que personne ne les tue.
La dĂ©couverte de ces phĂ©nomĂšnes tient Ă  nos excĂšs de vitesse. Les bibittes meurent de notre mobilitĂ©. Nous filons jour et nuit et elles sont lĂ , dans le chemin. Lorsqu’il y a une Ă©closion de mouches noires autour d’une flaque sauvage, les mouches se mettent Ă  voyager. Elles traversent des distances incroyables Ă  la recherche d’une peau Ă  piquer et de sang Ă  sucer. Quand elles croisent une route frĂ©quentĂ©e, elles se divertissent et elles se prĂ©parent Ă  la collision sacrĂ©e. Nos machines attirent les bibittes. Pour des raisons inexpliquĂ©es, il y a un lien entre les moustiques et la mĂ©canique.
VoilĂ  la nouvelle nature sauvage qui rapatrie les cours Ă  scrap dans le giron de ses grands paradis. Le crotale aime le mĂ©tal, le homard aime les chars, le porc-Ă©pic gruge les filins Ă©lectriques et les plus beaux papillons rĂȘvent aux lumiĂšres des usines et aux flammes des raffineries. Les oiseaux viennent manger les bibittes Ă©crapouties sur les capots des vieilles carcasses. Oui, les oiseaux mangeurs de mouches viennent picosser les radiateurs encore tiĂšdes de nos machines au repos. Vivement la vie. Car ce n’est pas demain que la vie va mourir. Les bibittes, c’est connu, nous survivront. Le rĂ©chauffement de la planĂšte les arrange assez.
L’étĂ© ramĂšnera toujours le temps du pare-brise mouchetĂ©. Je suis heureux quand je tue mes premiĂšres bibittes, au printemps. Cela me dit que je roule encore. C’est un signe, une marque, une bonne nouvelle par rapport aux cycles de notre vie. Avons-nous le respect de tout ce qui nous frappe quand nous nous transportons ?
Il y a un univers dans chaque bibitte. L’écrapoutissement d’un univers, cela, quand mĂȘme, donne Ă  penser.

Je suis en vacances

Il faut que nos vies soient bien dures pour attacher une si grande importance aux vacances. Jamais, peut-ĂȘtre, le monde n’aura traĂźnĂ© pareille fatigue. Nous sommes riches comme personne ne l’a Ă©tĂ© avant nous. Nous sommes confortablement installĂ©s, bien intentionnĂ©s, nous sommes bons. Nous devrions crier de joie, chanter notre bonheur, publiciser le paradis terrestre. Mais non : nous traĂźnons notre lassitude comme un poids que nos ancĂȘtres eux-mĂȘmes n’auraient pas portĂ©, eux qui bĂ»chaient Ă  la sciotte, lavaient les couches Ă  la main, marchaient d’une place Ă  l’autre, se faisaient souffri...

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