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Le roman entre lâhistoire et le conte
1837-1916
De 1837 Ă 1916, il se publie seulement une centaine de romans au Canada français si lâon exclut les nombreux feuilletons qui paraissent dans les journaux et les revues. Le type de roman le plus courant, et de loin le plus valorisĂ© par les Ă©lites intellectuelles, religieuses et politiques, est le roman historique. En sâinspirant des figures marquantes de la Nouvelle-France, le roman trouve dâemblĂ©e une fonction dans la construction dâune conscience nationale, au mĂȘme titre que la lĂ©gende ou le conte qui connaissent un essor rapide tout au long du siĂšcle. Pour trouver ses modĂšles, le jeune roman canadien-français doit toutefois se tourner vers lâEurope. Câest ainsi quâen 1837 le premier roman canadien-français, LâInfluence dâun livre de Philippe Aubert de GaspĂ© (fils), dâabord sous-titrĂ© Roman historique puis rĂ©Ă©ditĂ© en 1864 par lâabbĂ© Henri-Raymond Casgrain sous le nouveau titre Le Chercheur de trĂ©sors, est explicitement influencĂ© par Walter Scott, mis au goĂ»t du jour en France par HonorĂ© de Balzac et Alexandre Dumas, dont les journaux canadiens-français publient certains rĂ©cits historiques Ă la mĂȘme Ă©poque. LâInfluence dâun livre intĂšgre Ă©galement certaines lĂ©gendes canadiennes, en particulier celles de Rose Latulipe et de lâHomme du Labrador, le rĂ©alisme du roman historique et le fantastique des lĂ©gendes et des contes sâautorisant lâun et lâautre dâun mĂȘme dĂ©sir de crĂ©er une littĂ©rature nationale.
Le succĂšs du roman historique sâaccroĂźtra tout au long du siĂšcle, comme le montrent les exemples de NapolĂ©on Bourassa (Jacques et Marie, 1865-1866) et de Joseph Marmette. Ce dernier est lâauteur le plus habile et le plus prolifique, publiant sept romans de 1870 Ă 1880, dont Le Chevalier de Mornac. Chronique de la Nouvelle-France 1664 (1873). Son hĂ©ros ressemble Ă DâArtagnan transportĂ© dans le contexte des guerres entre Blancs et AmĂ©rindiens. Lâauteur se dĂ©fend toutefois de faire un roman dâaventures et intervient directement dans son rĂ©cit pour justifier le rĂ©alisme de certaines scĂšnes particuliĂšrement violentes :
Que le lecteur me pardonne cette scĂšne dâun rĂ©alisme effrĂ©nĂ©. Mais le festin Ă©tait chez les Sauvages une des plus grandes solennitĂ©s et je ne saurais la passer sous silence alors que nous ne sommes entrĂ©s dans la bourgade dâAgnier que pour Ă©tudier de prĂšs les mĆurs de ses habitants.
Et quâon nâaille pas croire que je charge ce tableau de couleurs impossibles. Si lâon veut voir jusquâoĂč allait la gloutonnerie bestiale des Sauvages, on nâa quâĂ consulter la Relation des JĂ©suites (1634) oĂč jâai puisĂ© les idĂ©es dâune partie du prĂ©sent chapitre.
La vogue du roman historique est telle que certains romans historiques canadiens-anglais seront rapidement traduits, et plusieurs connaĂźtront mĂȘme plus de succĂšs en français que dans leur version originale. Câest le cas de certains romans de Rosanna Eleanor Leprohon, comme The Manor House of the Villerai (1859), de mĂȘme que du roman The Golden Dog : A Legend of Quebec (1877) de William Kirby traduit par Pamphile Le May.
Mais autant la veine du conte ou du roman historique, Ă©largie au roman de mĆurs et au roman dâaventures, paraĂźt aisĂ©ment transposable chez un peuple qui cherche justement Ă se donner une mĂ©moire nationale, autant la veine dâun rĂ©alisme plus moderne se heurte Ă dâimmenses rĂ©sistances. Celles-ci existent aussi en France, comme on le voit par les nombreuses prĂ©faces justificatives accompagnant les romans rĂ©alistes ou, de façon plus Ă©vidente encore, par le procĂšs intentĂ© Ă Flaubert aprĂšs la parution de Madame Bovary en 1857. Au Canada français, ces rĂ©sistances sont aggravĂ©es par lâexiguĂŻtĂ© du milieu intellectuel et par lâautoritĂ© du clergĂ© catholique qui contrĂŽle tout le systĂšme dâenseignement et qui, avec la montĂ©e de lâultramontanisme, accentue sa mainmise durant le dernier tiers du XIXe siĂšcle. Le personnage romanesque, par son individualisme inhĂ©rent, mais aussi par tout ce quâil comporte de romantique et dâexcessif (lâexaltation amoureuse, le goĂ»t de lâaventure, la violence de ses instincts, etc.), est dâautant plus inquiĂ©tant quâil a aussi quelque chose de profondĂ©ment sĂ©duisant, comme le prouve dâailleurs le succĂšs des romans-feuilletons qui paraissent de façon rĂ©guliĂšre dans les journaux de lâĂ©poque.
Il faut toutefois observer aussi ce que les romanciers eux-mĂȘmes rĂ©pĂštent pour se dĂ©marquer de la tradition rĂ©aliste europĂ©enne. Leurs personnages, disent-ils, ne sont pas des hĂ©ros au sens oĂč on en trouve en France ou en Angleterre : ce sont des individus paisibles, modestes, voire ennuyeux, dont le principal mĂ©rite est de servir de modĂšle au lecteur dâici. Le roman, comme le reste de la littĂ©rature canadienne-française, est alors au service de lâĂ©dification nationale et religieuse. Le pamphlĂ©taire Arthur Buies Ă©crivait alors : « Partout ailleurs la jeunesse a des Ă©lans ; ici, elle nâa que des craintes. » Ce qui frappe plus que lâimpression de peur ou de timiditĂ©, câest le sentiment que les Ă©crivains canadiens-français croient peu au roman tel quâil se dĂ©veloppe ailleurs et sâamusent mĂȘme Ă le tourner en dĂ©rision. Le notaire Patrice Lacombe Ă©crit ainsi en conclusion de La Terre paternelle (1846) : « Laissons aux vieux pays, que la civilisation a gĂątĂ©s, leurs romans ensanglantĂ©s, peignons lâenfant du sol, tel quâil est, religieux, honnĂȘte, paisible de mĆurs et de caractĂšre⊠» De mĂȘme, Antoine GĂ©rin-Lajoie, auteur de la cĂ©lĂšbre chanson Un Canadien errant et grand passionnĂ© de culture amĂ©ricaine, fait prĂ©cĂ©der Jean Rivard, le dĂ©fricheur canadien (1862) de lâavertissement suivant : « Ce nâest pas un roman que jâĂ©cris, et si quelquâun est Ă la recherche dâaventures merveilleuses, duels, meurtres, suicides, ou dâintrigues dâamour tant soit peu compliquĂ©es, je lui conseille amicalement de sâadresser ailleurs. On ne trouvera dans ce rĂ©cit que lâhistoire simple et vraie dâun jeune homme sans fortune, nĂ© dans une condition modeste, qui sut sâĂ©lever par son mĂ©rite Ă lâindĂ©pendance de fortune et aux premiers honneurs de son pays. »
Ce nâest pas le cas toutefois du roman dâaventures de Pierre Boucher de Boucherville, Une de perdue, deux de trouvĂ©es (1849), qui combine de façon Ă©tonnante la veine historique, le roman sentimental, le roman populaire, le rĂ©cit de piraterie et des aperçus des rues de MontrĂ©al qui nâa plus rien Ă voir avec la Ville-Marie des romans historiques : nous sommes plongĂ©s ici dans la vaste AmĂ©rique, celle qui conduira le hĂ©ros jusquâen Louisiane, le roman greffant sur le thĂšme obligĂ© du patriotisme celui, rare dans la littĂ©rature canadienne-française, de lâesclavage. Dans un rĂ©cit ajoutĂ© quelques annĂ©es plus tard, Boucher de Boucherville dĂ©fendra avec encore plus de vigueur sa position abolitionniste.
Le roman Ă thĂšse
Ăcrit pour un lecteur dâici, le roman canadien-français est gĂ©nĂ©ralement partagĂ© entre une vision utopique, attachĂ©e aux « saines doctrines » dont parlera lâabbĂ© Casgrain, et le sentiment profond que la façon de raconter des histoires en usage dans les « vieux pays » ne lui convient pas. Câest le cas de La Terre paternelle, qui raconte les malheurs des cultivateurs Chauvin Ă la suite du dĂ©part du cadet Charles, abandonnant la terre pour sâaventurer dans les chantiers. Un miraculeux redressement de la situation sâopĂšre Ă la fin, avec le retour de Charles, enrichi par quinze ans de travail dans les chantiers, capable de racheter la terre, dây rĂ©installer ses parents, de trouver Ă sây marier avec la fille dâun cultivateur. Câest aussi le cas de Charles GuĂ©rin. Roman de mĆurs canadiennes (1846-1847), Ă©crit par celui qui deviendra premier ministre du QuĂ©bec au dĂ©but de la ConfĂ©dĂ©ration en 1867, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau. MĂȘme souci didactique chez le libĂ©ral Antoine GĂ©rin-Lajoie dans les deux tomes de Jean Rivard (Jean Rivard, le dĂ©fricheur en 1862, et Jean Rivard, Ă©conomiste en 1864). Jeune Ă©tudiant prometteur, Jean Rivard quitte sa ville, sa famille, renonce Ă un avenir tout tracĂ© pour ne compter que sur ses forces individuelles et lâhĂ©ritage modeste que lui lĂšgue son pĂšre. Avec cinquante louis, il achĂšte une terre, puis fait construire une maison oĂč il sâinstalle avec sa femme et ses enfants et fonde une ville, Rivardville, oĂč chacun trouve le bonheur dans le travail. Le roman montre ainsi que lâĂ©loge conservateur de la terre est compatible avec la dĂ©fense dâun certain individualisme Ă lâamĂ©ricaine (self-reliance).
On rangera Ă©galement dans cette catĂ©gorie le seul roman dâHonorĂ© Beaugrand, Jeanne la fileuse, Ă©pisode de lâĂ©migration franco-canadienne (1878), un des rares Ă prendre la dĂ©fense des Canadiens français contraints dâĂ©migrer aux Ătats-Unis pour trouver un gagne-pain. Lâauteur, un journaliste libĂ©ral et anticlĂ©rical bien connu, fondateur du journal La Patrie, a passĂ© plusieurs annĂ©es en Nouvelle-Angleterre avant de revenir Ă MontrĂ©al dont il sera le maire de 1885 Ă 1887. Câest durant son sĂ©jour Ă Fall River (Massachusetts) quâil Ă©crit plusieurs contes et rĂ©cits, dont « Le FantĂŽme de lâavare », qui sera intĂ©grĂ© Ă la premiĂšre partie de Jeanne la fileuse. Dans la deuxiĂšme partie intitulĂ©e « Les Filatures de lâĂ©tranger », le romancier reprend la plume du journaliste et montre comment la pĂ©nible vie en usine nâempĂȘche pas Jeanne, lâhĂ©roĂŻne, de pratiquer sa foi et de se conformer Ă une morale exigeante. MĂȘlant lâessai Ă une intrigue rudimentaire, au service de la cause dĂ©fendue, le roman de Beaugrand illustre bien lâinstrumentalisation de la fiction Ă laquelle se livrent conservateurs aussi bien que libĂ©raux. Peu importe sa couleur politique, le romancier fait ainsi du roman un instrument pĂ©dagogique destinĂ© Ă Ă©duquer le lecteur. Lâexemple le plus manifeste de roman Ă thĂšse demeure toutefois Pour la patrie. Roman du XXe siĂšcle (1895) de lâultramontain Jules-Paul Tardivel, qui sâen prend au roman moderne dans sa prĂ©face et dĂ©crit sa propre entreprise comme « un roman chrĂ©tien de combat ».
Les Anciens Canadiens
Le roman le plus Ă©tonnant et le moins rĂ©ductible Ă une thĂšse est aussi celui qui a connu le plus grand succĂšs Ă lâĂ©poque au Canada français. Les Anciens Canadiens (1863) est le premier et unique roman de Philippe Aubert de GaspĂ©. Ce septuagĂ©naire est aussi le pĂšre de lâauteur de LâInfluence dâun livre Ă©crit un quart de siĂšcle plus tĂŽt (on dit que le chapitre « LâĂ©tranger », reprenant la lĂ©gende de Rose Latulipe, aurait Ă©tĂ© Ă©crit par Aubert de GaspĂ© pĂšre). Les Anciens Canadiens est tirĂ© Ă 2 000 exemplaires, puis aussitĂŽt rĂ©Ă©ditĂ© avec cette fois un tirage de 5 000 exemplaires, ce qui en fait une sorte de « best-seller », selon les standards du XIXe siĂšcle.
SituĂ© Ă lâĂ©poque de la ConquĂȘte de 1760, ce roman bĂ©nĂ©ficie dâemblĂ©e de la vogue des romans historiques. Ă la diffĂ©rence des spĂ©cialistes de ce genre, toutefois, Aubert de GaspĂ© raconte parallĂšlement sa propre histoire, celle dâun seigneur dĂ©chu qui tente de se rĂ©habiliter Ă travers le portrait dâun « bon gentilhomme », Monsieur dâEgmont, ruinĂ© et emprisonnĂ© comme lâavait Ă©tĂ© lâauteur. En ce sens, ce roman annonce les MĂ©moires quâAubert de GaspĂ© publiera trois ans plus tard, en 1866. Mais ce qui fait le charme et lâoriginalitĂ© de ce roman historique Ă saveur autobiographique, câest lâextraordinaire libertĂ© de ton que le romancier se permet lorsquâil affirme dĂšs le dĂ©but quâil Ă©crit « pour sâamuser ». Contrairement Ă tant dâĆuvres Ă©difiantes et sĂ©rieuses qui paraissent au cours du siĂšcle, celle-ci affiche un plaisir de lâĂ©criture qui explique sans doute en bonne partie celui que le lecteur Ă©prouve, encore aujourdâhui, Ă lire Les Anciens Canadiens.
Lâintrigue sâorganise principalement autour de deux personnages plongĂ©s au cĆur du conflit de 1754-1760, considĂ©rĂ© par Aubert de GaspĂ© comme « un bienfait pour nous », la ConquĂȘte ayant mis le Canada Ă lâabri de la Terreur de 1793. Il sâagit dâun jeune Ăcossais, Archibald Cameron de Locheill, et dâun « ancien Canadien », Jules dâHaberville, fils du seigneur de Saint-Jean-Port-Joli. Les deux amis se sont connus peu avant au Petit SĂ©minaire de QuĂ©bec oĂč ils sont devenus comme des frĂšres, « ArchĂ© » passant ses Ă©tĂ©s dans la famille de Jules. ĂlevĂ© dans la religion catholique et parlant français, ArchĂ© a tout ce quâil faut pour devenir un de ces « anciens Canadiens » dont Aubert de GaspĂ© propose un portrait. La guerre va toutefois le forcer Ă entrer dans le camp ennemi et Ă mettre le feu Ă la demeure seigneuriale de sa famille dâadoption, Ă Saint-Jean-Port-Joli. Le roman relate ensuite les efforts de celui qui est redevenu « Archibald » pour racheter sa faute : il sauve Jules blessĂ© sur les plaines dâAbraham, puis tente de rĂ©parer les torts causĂ©s Ă la famille dâHaberville et regagne peu Ă peu sa confiance. Il finit mĂȘme par demander la main de Blanche, la sĆur de Jules, mais celle-ci refuse de lâĂ©pouser malgrĂ© le consentement du pĂšre et en dĂ©pit de lâamour quâelle Ă©prouve pour lui. Contredisant la thĂšse de la rĂ©conciliation nationale qui sous-tend le roman, Archibald ne sera donc jamais entiĂšrement acceptĂ© comme « ancien Canadien » et il ne sâunira pas Ă Blanche, mĂȘme sâil vieillira non loin dâelle, dans une sorte de coexistence fraternelle et platonique. Câest la femme qui incarne ici, comme ce sera le cas dans Maria Chapdelaine et dans plusieurs romans quĂ©bĂ©cois, le poids de la mĂ©moire nationale.
Angéline de Montbrun
AngĂ©line de Montbrun nâest ni un roman historique ni un roman dâaventures : câest le premier roman psychologique paru au Canada français. Ăcrit par une des premiĂšres femmes de lettres canadiennes-françaises, Laure Conan (pseudonyme de FĂ©licitĂ© Angers), ce roman a un statut Ă part dans lâhistoire littĂ©raire, de mĂȘme que dans lâĆuvre de Laure Conan, puisque cell...