CHAPITRE 1
Une belle mort
Il lui rend visite tous les jours, alors quâelle se prĂ©pare Ă mourir.
Cela se passe au printemps 1680, pendant la pĂ©riode appelĂ©e carĂȘme chez les catholiques ; Catherine est Ă peine capable de se dresser sur sa couche, Ă mĂȘme le sol de la maison longue recouverte dâĂ©corce. Dâordinaire, elle reste seule avec son mal, allongĂ©e prĂšs dâun feu de braises ; Ă cĂŽtĂ© dâelle, deux rĂ©cipients, lâun en bois sculptĂ© contenant sa portion quotidienne de bouillie de maĂŻs, lâautre en Ă©corce avec un peu dâeau. Ce village dâIroquois chrĂ©tiens au bord du Saint-Laurent, nâest peuplĂ© que dâune poignĂ©e de femmes, dâenfants et de vieillards. Durant la journĂ©e, tout le monde sâaffaire dehors, Ă ramasser du bois de chauffage ou Ă prĂ©parer la terre pour les plantations du printemps. La plupart des hommes, et nombre de femmes, se trouvent encore Ă plusieurs jours de voyage vers le nord ou lâouest, dans leurs campements de chasse le long de la riviĂšre des Outaouais et de ses affluents. Ils reviendront Ă PĂąques, chargĂ©s de peaux de castor et dâautres fourrures, pour sâacquitter de leurs dettes envers les marchands français de MontrĂ©al. Puis il y aura des cĂ©rĂ©monies solennelles Ă lâĂ©glise, ainsi que des rĂ©jouissances. Mais, en ce moment, Kahnawake (ou le Sault Saint-Louis, nom que lui donnent les Français) est plutĂŽt tranquille.
Catherine, que lâon connaĂźt aussi sous son nom agnier (mohawk) de Tekakwitha, est ĂągĂ©e dâenviron vingt-quatre ans. Elle vient dâun village situĂ© au bord de la riviĂšre des Hollandais (Mohawk), Ă lâextrĂ©mitĂ© orientale de lâIroquoisie, dans ce qui constituera beaucoup plus tard lâĂtat de New York. Une attaque de variole, dans son enfance, lâa laissĂ©e fragile, et les habitudes de chĂątiment, de pĂ©nitence et dâascĂšse quâelle a acquises au dĂ©but de la vingtaine nâont pas amĂ©liorĂ© sa santĂ©. AprĂšs avoir acceptĂ© le baptĂȘme chrĂ©tien, elle a suivi, en 1677, le mouvement migratoire vers le nord entre son pays natal et le village de la mission jĂ©suite de Kahnawake/Sault Saint-Louis. LĂ , elle sâest jointe Ă un groupe dâIroquoises chrĂ©tiennes qui ont renoncĂ© Ă une sexualitĂ© active et au mariage, tout en soumettant leur corps Ă une discipline sĂ©vĂšre marquĂ©e par le jeĂ»ne, la flagellation et lâexposition dĂ©libĂ©rĂ©e Ă la douleur du feu et Ă lâinconfort du froid. La vie est prĂ©caire pour tous les AmĂ©rindiens, en cette Ă©poque du « contact » oĂč abondent guerres et Ă©pidĂ©mies, et le fait dâajouter des Ă©preuves volontaires fera de Catherine lâune des nombreuses personnes Ă mourir jeunes. En fĂ©vrier, elle est affaiblie par « une fiĂšvre lente avec un grand mal dâestomac accompagnĂ© de frĂ©quents vomissement » ; au dĂ©but dâavril, il ne semble y avoir aucun espoir de rĂ©tablissement.
Son seul visiteur rĂ©gulier, durant la journĂ©e, est le pĂšre Claude ChauchetiĂšre. Ce jĂ©suite de trente-quatre ans, originaire de Poitiers, est venu au Canada trois ans plus tĂŽt, aussi connaĂźt-il suffisamment la langue que parle Catherine pour communiquer avec elle. Claude et Catherine sont arrivĂ©s Ă Kahnawake Ă peu prĂšs en mĂȘme temps et ils ne sont plus des Ă©trangers, mais avant la maladie de Catherine ils se connaissaient peu. En gĂ©nĂ©ral, missionnaires et autochtones convertis mĂšnent leur vie sĂ©parĂ©ment Ă Kahnawake ; de plus, ChauchetiĂšre nâa pas baptisĂ© Catherine et il nâest pas son confesseur. Cet honneur revient au prĂȘtre breton Pierre Cholenec, Ă peine plus ĂągĂ© et plus expĂ©rimentĂ© que Claude. En sa qualitĂ© de missionnaire le plus jeune de Kahnawake, ChauchetiĂšre a pour tĂąche de rendre visite aux AmĂ©rindiens malades et mourants, de les encourager Ă demeurer fidĂšles Ă leur baptĂȘme en cette heure critique, de les mettre en garde contre le recours dĂ©sespĂ©rĂ© aux « jongleurs » (chamans) paĂŻens, tout en guettant le moment oĂč il faudra les faire transporter Ă lâĂ©glise pour leur donner les derniers sacrements.
Les attentions de Claude envers la jeune malade nâont rien de routinier. Il se sent attirĂ© auprĂšs dâelle. Il vient plus souvent et demeure plus longtemps que nĂ©cessaire. Catherine semble toujours contente de le voir, rapportera plus tard le prĂȘtre. Elle Ă©coute ses paroles ou se joint Ă lui dans la priĂšre, mais elle ne se plaint jamais de son Ă©tat. Parfois, il arrive avec une bande dâenfants Ă ses trousses, et elle les regarde avec intĂ©rĂȘt tandis quâil leur montre des images quâil a dessinĂ©es pour illustrer les scĂšnes de la vie de JĂ©sus ou dĂ©crire les terreurs de lâenfer. Les Ă©crits de ChauchetiĂšre seront trĂšs explicites sur le fait que ces rencontres ont beaucoup plus dâimportance pour lui que pour elle.
Quây a-t-il donc chez cette jeune « sauvagesse » qui le fascine tant ? Ce nâest rien de ce quâelle dit ou de ce quâelle fait durant ces visites, car il ne prend jamais la peine de noter ses paroles, et retient plutĂŽt les soupirs et les regards sincĂšres qui ponctuent ses priĂšres silencieuses. RĂ©servĂ©e et obscure au sein de la collectivitĂ©, jusquâĂ une Ă©poque rĂ©cente, Catherine est lâune des nombreuses Iroquoises qui ont pratiquĂ© jusquâĂ lâextrĂȘme la priĂšre et la pĂ©nitence. DĂ©jĂ , peu de temps avant sa maladie fatale, le pĂšre Cholenec lâa qualifiĂ©e de « plus fervente » de toutes et, dans une lettre confidentielle Ă ses supĂ©rieurs, il a mentionnĂ© quâune lumiĂšre mystĂ©rieuse lâentourait quand elle se flagellait. Les Français et les chrĂ©tiens iroquois commencent Ă croire que la jeune femme timide et modeste possĂšde des pouvoirs spirituels particuliers, et ChauchetiĂšre en trouve une confirmation dans le calme tranquille avec lequel elle fait face Ă la douleur et Ă la mort.
Claude semble avoir Ă©tĂ© attirĂ© vers la cabane de Catherine par une sorte de nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure qui lâa rendu sensible Ă son aura de saintetĂ©. Nous avons tendance Ă imaginer les jĂ©suites de la Nouvelle-France comme des hommes dĂ©terminĂ©s, dotĂ©s dâune personnalitĂ© Ă©quilibrĂ©e et dâune confiance inĂ©branlable en eux-mĂȘmes et dans leur mission reçue de Dieu, pourtant Claude ChauchetiĂšre correspond trĂšs peu Ă cette description, particuliĂšrement au cours du printemps 1680, lorsque sa confiance en lui-mĂȘme atteint le point le plus bas de toute son existence. Depuis son arrivĂ©e au Canada, brĂ»lant de lâidĂ©al Ă©vangĂ©lisateur, il a connu les plus grandes difficultĂ©s Ă faire face aux rĂ©alitĂ©s de la vie de missionnaire auprĂšs des AmĂ©rindiens. Le temps semble nâavoir quâaggravĂ© son trouble et son angoisse. Depuis un an, il est aux prises avec « une grande affliction intĂ©rieure » qui lâa conduit au bord du dĂ©sespoir. Mais, comme ChauchetiĂšre en viendra Ă comprendre les choses rĂ©trospectivement, la rencontre de Catherine le transforme complĂštement. Quelque chose dans la sĂ©rĂ©nitĂ© de la mourante commence Ă atteindre le jĂ©suite Ă©perdu et centrĂ© sur lui-mĂȘme, puis Ă le ramener des sombres profondeurs du doute.
Ce nâest pas ainsi que les choses auraient dĂ» se passer. Il est le colonisateur qui sâadresse Ă la colonisĂ©e ; lâhomme qui parle Ă la femme, le prĂȘtre Ă la laĂŻque, lâhomme instruit Ă lâillettrĂ©e, lâĂȘtre en santĂ© Ă la malade, le civilisĂ© Ă la sauvagesse : chaque aspect de leur rencontre le pousse Ă considĂ©rer Catherine comme infĂ©rieure Ă lui. Toute exemplaire quâait Ă©tĂ© sa conduite depuis sa conversion, elle demeure ce que les missionnaires se plaisent Ă appeler « une enfant dans la foi », encore dangereusement prĂšs de la nature et de cet environnement du Nouveau Monde pĂ©tri de pĂ©chĂ©. Lorsque les jĂ©suites du XVIIe siĂšcle brandissent lâAmĂ©rindien innocent et ingĂ©nu comme un reproche Ă lâĂ©gard des Ă©lĂ©gants pĂ©cheurs europĂ©ens, leur stratĂ©gie rhĂ©torique repose sur une hypothĂšse gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©e selon laquelle le christianisme est la vĂ©ritĂ© absolue et les croyances indigĂšnes, lâerreur. On croit que les idĂ©aux de la vie urbaine, de lâordre civil et des maniĂšres raffinĂ©es, tenus en haute estime en Europe depuis lâantiquitĂ© grĂ©co-romaine, sâappliquent Ă lâensemble de lâhumanitĂ©. Cette conviction est profondĂ©ment enracinĂ©e dans la culture et la mentalitĂ© de ChauchetiĂšre. Sa propre raison dâĂȘtre, en tant que missionnaire, et, bien sĂ»r, celle de lâensemble de lâentreprise coloniale dont il est un rouage, relĂšve dâune hiĂ©rarchie Ă©lĂ©mentaire : sur les plans religieux et culturel, les autochtones des AmĂ©riques ont besoin de lâaide, de lâencadrement et de la direction des chrĂ©tiens dâEurope.
Plus tard, Claude ChauchetiĂšre en arrivera Ă voir en Catherine sa supĂ©rieure en matiĂšre de spiritualitĂ© et Ă considĂ©rer sa rencontre avec elle comme un temps de transformation, mais au moment oĂč il est assis dans la maison longue de Catherine, un observateur de passage ne verrait en lui quâun jĂ©suite de plus en train de rĂŽder au chevet dâune AmĂ©rindienne malade, bientĂŽt mourante. Un jĂ©suite vivant et une autochtone mourante : un exemple parmi tant dâautres de la scĂšne qui se joue au XVIIe siĂšcle dans les tipis et les maisons longues de tout lâEst de lâAmĂ©rique du Nord.
La mort est lâun des grands thĂšmes de lâhistoire de la mission des jĂ©suites auprĂšs des AmĂ©rindiens de la Nouvelle-France. Les dirigeants de la Compagnie de JĂ©sus ont Ă lâorigine conçu leur mission en AmĂ©rique du Nord comme une entreprise pour apporter la paix, le bonheur et la vie Ă©ternelle aux pauvres autochtones ; pourtant, les Ă©crits des missionnaires du Canada se teintent rapidement dâune sensibilitĂ© morbide. Bien sĂ»r, en bons chrĂ©tiens, tous les jĂ©suites ont Ă©tĂ© formĂ©s au memento mori, cette pratique qui consiste Ă mĂ©diter sur la fragilitĂ© et sur la briĂšvetĂ© de la vie, afin de contrer la tendance naturelle Ă se laisser prendre par la futilitĂ© et la vanitĂ© du monde. Mais, dans cette AmĂ©rique dĂ©chirĂ©e par la guerre et dĂ©cimĂ©e par la maladie, ils rencontrent la mort de tous cĂŽtĂ©s, non comme procĂ©dĂ© imaginatif visant Ă Ă©lever lâesprit, mais comme rĂ©alitĂ© terrible inscrite dans les corps : des Indiens malades, blessĂ©s et mourants (lâAutre quâils Ă©taient venu sauver, maintenant moribond) se prĂ©sentent Ă tout moment sur leur chemin, alors que des rĂ©cits de jĂ©suites martyrisĂ©s (rappels de la vulnĂ©rabilitĂ© du moi corporel) les horrifient et les fascinent tout Ă la fois. Les Ă©pidĂ©mies et les affrontements violents qui accompagnent habituellement la colonisation ne sont jamais bien loin quand les missionnaires avancent au mĂȘme rythme que la pĂ©nĂ©tration commerciale et impĂ©riale française le long du Saint-Laurent et jusque dans les Grands Lacs et la vallĂ©e du Mississippi. « Sans doute nous portions avec nous le malheur, admet le pĂšre JĂ©rĂŽme Lalemant, puisque partout oĂč nous mettions le pied, ou la mort, ou la maladie nous suivait. »
En passant Ă travers des villages autochtones jadis prospĂšres, soudain transformĂ©s en mouroirs et en charniers, les missionnaires sâempressent de baptiser les mourants. Quelquefois, ils essaient de guĂ©rir les malades en distribuant du sucre, des raisins et dâautres substances mĂ©dicinales, mais leurs motifs sont franchement stratĂ©giques ; il sâagit de gagner la confiance des AmĂ©rindiens et de battre Ă leur propre jeu les chamans adorateurs du Diable. Ce qui compte vraiment, câest la moisson dâĂąmes. Pour un jĂ©suite, chaque personne gravement malade est le prix dâun concours dont lâenjeu est le plus Ă©levĂ© qui soit : ou bien elle mourra hors de lâĂglise et sera plongĂ©e dans des tourments Ă©ternels, ou bien elle confessera ses pĂ©chĂ©s, entrera au bercail et vivra pour toujours dans le bonheur parfait. Sachant par expĂ©rience que les convertis bien portants sâĂ©cartent de la voie chrĂ©tienne une fois baptisĂ©s, ce qui reprĂ©sente une issue plus dĂ©plorable que le simple refus du baptĂȘme, les jĂ©suites Ă©prouvent une satisfaction particuliĂšre Ă baptiser les moribonds. Au dĂ©but de lâhistoire de la mission en Nouvelle-France, Jean de BrĂ©beuf exprime des sentiments que dâautres jĂ©suites du XVIIe siĂšcle dĂ©criront Ă leur tour : « La joie quâon a quand on a baptisĂ© un Sauvage, qui se meurt peu aprĂšs, et qui sâenvole droit au Ciel, pour devenir un ange, certainement câest une joie qui surpasse tout ce quâon se peut imaginer : [âŠ] on voudrait avec la souffrance de dix mille tempĂȘtes pouvoir aider Ă sauver une Ăąme, puisque JĂ©sus-Christ pour une seule Ăąme aurait volontiers rĂ©pandu tout son prĂ©cieux sang. »
Si les adultes mourants sont particuliĂšrement prisĂ©s, les nouveaux-nĂ©s le sont encore davantage, puisque, contrairement Ă leurs parents paĂŻens, ils sont trop jeunes pour avoir pĂ©chĂ©. « Câest le fruit le plus assurĂ© que lâon cueille en ce pays », Ă©crit un jĂ©suite chez des Iroquois non convertis, « oĂč il est Ă souhaiter que les enfants meurent avant lâusage de la raison ». Les bĂ©bĂ©s malades exercent un attrait irrĂ©sistible sur ces missionnaires, qui les cherchent partout sur leur chemin. Cependant, les parents non chrĂ©tiens du pays natal de Tekakwitha sont dĂ©terminĂ©s Ă garder leurs petits hors dâatteinte. Contrairement aux Hurons, Ă©vangĂ©lisĂ©s une gĂ©nĂ©ration plus tĂŽt, les Iroquois ne croient pas nĂ©cessairement que le baptĂȘme cause la mort, mais ils ont certes le sentiment que les missionnaires dĂ©sirent voler les Ăąmes de leurs enfants. Peut-ĂȘtre perçoivent-ils quelque chose dans le comportement de ces hommes capables dâĂ©crire : « Il est Ă souhaiter que les enfants meurent », Ă©noncĂ© qui donne froid dans le dos. Du point de vue des jĂ©suites, cette rĂ©sistance des parents est un dĂ©fi quâil faut surmonter grĂące Ă la ruse ou Ă lâingĂ©niositĂ©. Guettant le moment oĂč un nouveau-nĂ© est laissĂ© seul, ils sâarrangent parfois pour le baptiser subrepticement. Lorsque les adultes se mettent Ă organiser une garde jour et nuit autour de lâenfant, le pĂšre Jean de Lamberville dĂ©cide de cacher dans sa manche un morceau dâĂ©ponge humide. Il demeure auprĂšs dâune famille inquiĂšte une journĂ©e entiĂšre et une soirĂ©e, attendant son heure ; puis, pendant que les adultes discutent de la fiĂšvre du petit garçon, Ă©valuant ses chances de guĂ©rison, le missionnaire sort sa main pour toucher le front du malade, tout en marmonnant Ă voix basse des paroles en latin. En se retirant, et pour expliquer pourquoi le front de lâenfant est humide, il dĂ©clare quâil « avait une fiĂšvre fort ardente et quâil Ă©tait tout en sueur ». Sachant que lâenfant est sur le point de mourir et que son Ăąme sera bientĂŽt avec le Christ, Lamberville sourit intĂ©rieurement devant cette victoire durement gagnĂ©e.
En passant en revue les rĂ©alisations des missions iroquoises de lâannĂ©e, la Relation de 1679 rapporte quâ« ils ont mis au ciel plus de 200 Ăąmes dâenfants, et dâadultes malades, tous morts aprĂšs le baptĂȘme ». Bien sĂ»r, les jĂ©suites dĂ©siraient ardemment baptiser des personnes en bonne santĂ© afin de poser sur terre les fondations dâune sociĂ©tĂ© autochtone catholique, tout en continuant de peupler le ciel par « dĂ©pĂŽt direct ». Mais chaque fois que nous sommes tentĂ©s de considĂ©rer ces missionnaires uniquement comme des agents de lâassimilation culturelle europĂ©enne, il faut nous rappeler quâils avaient tendance Ă Ă©valuer leur succĂšs sur un tout autre plan.
La mort de lâAmĂ©rindien est lâun des thĂšmes majeurs des Ă©crits des jĂ©suites de Nouvelle-France ; tout comme la mort du missionnaire â rĂ©elle, anticipĂ©e, apprĂ©hendĂ©e et dĂ©sirĂ©e. Avant mĂȘme que le pĂšre Isaac Jogues devienne le premier martyr jĂ©suite, lorsque les Agniers le tuent en 1646, les Relations des jĂ©suites sâattardent sur les dangers de vivre dans un pays dĂ©chirĂ© par la guerre, au milieu de peuples que leurs auteurs estiment « barbares ». Le Canada apparaĂźt comme une terre de « croix », oĂč les autochtones rĂ©sistent au message de lâĂ©vangile et oĂč les missionnaires doivent affronter des Ă©preuves continuelles et le danger omniprĂ©sent dâune mort dans la souffrance, le sang et les flammes. VoilĂ ce qui le rend attrayant aux yeux des hommes enclins au mysticisme : une occasion de renoncer Ă soi-mĂȘme pour participer aux souffrances du Christ. En 1633, au dĂ©but de lâhistoire des missions de Nouvelle-France, le pĂšre Paul Le Jeune, rendant compte du meurtre dâun Français par un Algonquin, fait remarquer : « VoilĂ comme nos vies sont peu assurĂ©es parmi ces Barbares : mais nous trouvons lĂ -dedans une puissante consolation, qui nous met hors de toute crainte, câest que mourant de la main des Barbares en venant procurer leur salut, câest imiter en quelque façon notre bon MaĂźtre, Ă qui ceux-lĂ mĂȘme donnĂšrent la mort, auxquels il venait apporter la vie. » Quelque temps avant dâĂȘtre brĂ»lĂ©, torturĂ© et exĂ©cutĂ© par les conquĂ©rants Iroquois, Jean de BrĂ©beuf mĂ©dite sur la mort dans son journal intime : « Je sens en moi un grand dĂ©sir de mourir pour jouir de Dieu. Je sens une grande aversion de toutes les choses crĂ©Ă©es quâil faudra quitter Ă la mort. Câest en Dieu seul que repose mon cĆur. »
Lâhistorien Philippe AriĂšs soutient que le christianisme europĂ©en de cette Ă©poque, dans sa version protestante comme dans la catholique, a engendrĂ© une nouvelle façon dâapprĂ©hender la mort et le fait de mourir. Alors que la culture chrĂ©tienne du Moyen Ăge embrassait la vie et la chair, tenait la mort en horreur et cherchait plutĂŽt Ă prĂ©parer les mourants Ă quitter la vie et tous ses plaisirs, la nouvelle sensibilitĂ© se caractĂ©rise par la prĂ©sence envahissante de la mort dans la vie : « La mort est donc fondue dans lâĂȘtre fragile et vain des choses tandis quâau Moyen Ăge elle venait du dehors. » AriĂšs brosse un portrait lugubre de cette sombre Ă©poque, soutenant que les auteurs religieux craignaient la vie et lâexistence corporelle davantage que la mort et que leur mĂ©lancolie menaçait constamment de les entraĂźner au fond du prĂ©cipice, dans le nĂ©ant existentiel. Il est certain que Jean de BrĂ©beuf a connu la tentation du dĂ©sespoir, dâun dĂ©sespoir devant lequel la mort est un soulagement. Claude ChauchetiĂšre, lui aussi, a connu des moments de dĂ©solation, durant lesquels sa vie lui a paru insensĂ©e et coupĂ©e de Dieu. Lâun et lâautre trouveront dans la mort une issue Ă ce tourment intĂ©rieur : dans le cas de ChauchetiĂšre, câest la mort dâune Iroquoise qui lui appo...