Catherine Tekakwitha et les jésuites
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Catherine Tekakwitha et les jésuites

La rencontre de deux mondes

Allan Greer, HélÚne Paré

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Catherine Tekakwitha et les jésuites

La rencontre de deux mondes

Allan Greer, HélÚne Paré

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À propos de ce livre

Fille d'une mĂšre algonquine et d'un pĂšre iroquois, Catherine Tekakwitha a embrassĂ© le christianisme avec tant d'ardeur que, tout de suite aprĂšs sa mort, elle a donnĂ© naissance Ă  un culte fervent. Du moins, c'est ainsi que sa renommĂ©e a traversĂ© les siĂšcles. Aujourd'hui, les AmĂ©rindiens la rĂ©vĂšrent comme leur sainte patronne, l'ensemble des catholiques comme la patronne de l'environnement, et elle est la premiĂšre Autochtone d'AmĂ©rique du Nord dont on a proposĂ© la candidature Ă  la canonisation. Tekakwitha est venue au monde pendant une Ăšre de cataclysmes pour les populations de l'AmĂ©rique du Nord, qui subissent l'invasion et la colonisation des EuropĂ©ens. AprĂšs s'ĂȘtre convertie au catholicisme, Catherine s'est engagĂ©e sur une voie d'ascĂšse et de mortifications intenses dans le but de capter une partie de la force spirituelle de ces nouveaux venus. C'est alors que son destin a croisĂ© celui d'un jĂ©suite, Claude ChauchetiĂšre, qui montrait Ă©galement des tendances au mysticisme et qui voulait sauver les populations autochtones du pĂ©chĂ© et du paganisme. Mais, des deux, c'Ă©tait Claude qui Ă©tait le plus menacĂ© par le dĂ©sespoir. Il a vu en Catherine une sainte authentique, et c'est cette conviction qui a donnĂ© un sens Ă  sa propre vie. Allan Greer trace ici la double biographie de ChauchetiĂšre et de Tekakwitha. Il fait l'inventaire de leur hĂ©ritage culturel d'AmĂ©rique du Nord ou d'Europe. Il raconte les missions des JĂ©suites et leur prosĂ©lytisme, et comment celui-ci se marie aux convictions religieuses des AmĂ©rindiens. Il suit la lĂ©gende de Catherine Ă  mesure que celle-ci gagne le monde, en passant par les États-Unis, le Canada et le Mexique. Ce livre traite du corps et de l'esprit, de la maladie et de la santĂ©, du cĂ©libat et de la sexualitĂ©, comme les ont vĂ©cus un homme et une femme, issus de mondes profondĂ©ment diffĂ©rents, dans le lointain village mohawk de Kahnawake.

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Informations

Année
2013
ISBN
9782764610381

CHAPITRE 1

Une belle mort

Il lui rend visite tous les jours, alors qu’elle se prĂ©pare Ă  mourir.
Cela se passe au printemps 1680, pendant la pĂ©riode appelĂ©e carĂȘme chez les catholiques ; Catherine est Ă  peine capable de se dresser sur sa couche, Ă  mĂȘme le sol de la maison longue recouverte d’écorce. D’ordinaire, elle reste seule avec son mal, allongĂ©e prĂšs d’un feu de braises ; Ă  cĂŽtĂ© d’elle, deux rĂ©cipients, l’un en bois sculptĂ© contenant sa portion quotidienne de bouillie de maĂŻs, l’autre en Ă©corce avec un peu d’eau. Ce village d’Iroquois chrĂ©tiens au bord du Saint-Laurent, n’est peuplĂ© que d’une poignĂ©e de femmes, d’enfants et de vieillards. Durant la journĂ©e, tout le monde s’affaire dehors, Ă  ramasser du bois de chauffage ou Ă  prĂ©parer la terre pour les plantations du printemps. La plupart des hommes, et nombre de femmes, se trouvent encore Ă  plusieurs jours de voyage vers le nord ou l’ouest, dans leurs campements de chasse le long de la riviĂšre des Outaouais et de ses affluents. Ils reviendront Ă  PĂąques, chargĂ©s de peaux de castor et d’autres fourrures, pour s’acquitter de leurs dettes envers les marchands français de MontrĂ©al. Puis il y aura des cĂ©rĂ©monies solennelles Ă  l’église, ainsi que des rĂ©jouissances. Mais, en ce moment, Kahnawake (ou le Sault Saint-Louis, nom que lui donnent les Français) est plutĂŽt tranquille.
Catherine, que l’on connaĂźt aussi sous son nom agnier (mohawk) de Tekakwitha, est ĂągĂ©e d’environ vingt-quatre ans. Elle vient d’un village situĂ© au bord de la riviĂšre des Hollandais (Mohawk), Ă  l’extrĂ©mitĂ© orientale de l’Iroquoisie, dans ce qui constituera beaucoup plus tard l’État de New York. Une attaque de variole, dans son enfance, l’a laissĂ©e fragile, et les habitudes de chĂątiment, de pĂ©nitence et d’ascĂšse qu’elle a acquises au dĂ©but de la vingtaine n’ont pas amĂ©liorĂ© sa santĂ©. AprĂšs avoir acceptĂ© le baptĂȘme chrĂ©tien, elle a suivi, en 1677, le mouvement migratoire vers le nord entre son pays natal et le village de la mission jĂ©suite de Kahnawake/Sault Saint-Louis. LĂ , elle s’est jointe Ă  un groupe d’Iroquoises chrĂ©tiennes qui ont renoncĂ© Ă  une sexualitĂ© active et au mariage, tout en soumettant leur corps Ă  une discipline sĂ©vĂšre marquĂ©e par le jeĂ»ne, la flagellation et l’exposition dĂ©libĂ©rĂ©e Ă  la douleur du feu et Ă  l’inconfort du froid. La vie est prĂ©caire pour tous les AmĂ©rindiens, en cette Ă©poque du « contact » oĂč abondent guerres et Ă©pidĂ©mies, et le fait d’ajouter des Ă©preuves volontaires fera de Catherine l’une des nombreuses personnes Ă  mourir jeunes. En fĂ©vrier, elle est affaiblie par « une fiĂšvre lente avec un grand mal d’estomac accompagnĂ© de frĂ©quents vomissement » ; au dĂ©but d’avril, il ne semble y avoir aucun espoir de rĂ©tablissement1.
Son seul visiteur rĂ©gulier, durant la journĂ©e, est le pĂšre Claude ChauchetiĂšre. Ce jĂ©suite de trente-quatre ans, originaire de Poitiers, est venu au Canada trois ans plus tĂŽt, aussi connaĂźt-il suffisamment la langue que parle Catherine pour communiquer avec elle. Claude et Catherine sont arrivĂ©s Ă  Kahnawake Ă  peu prĂšs en mĂȘme temps et ils ne sont plus des Ă©trangers, mais avant la maladie de Catherine ils se connaissaient peu. En gĂ©nĂ©ral, missionnaires et autochtones convertis mĂšnent leur vie sĂ©parĂ©ment Ă  Kahnawake ; de plus, ChauchetiĂšre n’a pas baptisĂ© Catherine et il n’est pas son confesseur. Cet honneur revient au prĂȘtre breton Pierre Cholenec, Ă  peine plus ĂągĂ© et plus expĂ©rimentĂ© que Claude. En sa qualitĂ© de missionnaire le plus jeune de Kahnawake, ChauchetiĂšre a pour tĂąche de rendre visite aux AmĂ©rindiens malades et mourants, de les encourager Ă  demeurer fidĂšles Ă  leur baptĂȘme en cette heure critique, de les mettre en garde contre le recours dĂ©sespĂ©rĂ© aux « jongleurs » (chamans) paĂŻens, tout en guettant le moment oĂč il faudra les faire transporter Ă  l’église pour leur donner les derniers sacrements.
Les attentions de Claude envers la jeune malade n’ont rien de routinier. Il se sent attirĂ© auprĂšs d’elle. Il vient plus souvent et demeure plus longtemps que nĂ©cessaire. Catherine semble toujours contente de le voir, rapportera plus tard le prĂȘtre. Elle Ă©coute ses paroles ou se joint Ă  lui dans la priĂšre, mais elle ne se plaint jamais de son Ă©tat. Parfois, il arrive avec une bande d’enfants Ă  ses trousses, et elle les regarde avec intĂ©rĂȘt tandis qu’il leur montre des images qu’il a dessinĂ©es pour illustrer les scĂšnes de la vie de JĂ©sus ou dĂ©crire les terreurs de l’enfer. Les Ă©crits de ChauchetiĂšre seront trĂšs explicites sur le fait que ces rencontres ont beaucoup plus d’importance pour lui que pour elle.
Qu’y a-t-il donc chez cette jeune « sauvagesse » qui le fascine tant ? Ce n’est rien de ce qu’elle dit ou de ce qu’elle fait durant ces visites, car il ne prend jamais la peine de noter ses paroles, et retient plutĂŽt les soupirs et les regards sincĂšres qui ponctuent ses priĂšres silencieuses. RĂ©servĂ©e et obscure au sein de la collectivitĂ©, jusqu’à une Ă©poque rĂ©cente, Catherine est l’une des nombreuses Iroquoises qui ont pratiquĂ© jusqu’à l’extrĂȘme la priĂšre et la pĂ©nitence. DĂ©jĂ , peu de temps avant sa maladie fatale, le pĂšre Cholenec l’a qualifiĂ©e de « plus fervente » de toutes et, dans une lettre confidentielle Ă  ses supĂ©rieurs, il a mentionnĂ© qu’une lumiĂšre mystĂ©rieuse l’entourait quand elle se flagellait2. Les Français et les chrĂ©tiens iroquois commencent Ă  croire que la jeune femme timide et modeste possĂšde des pouvoirs spirituels particuliers, et ChauchetiĂšre en trouve une confirmation dans le calme tranquille avec lequel elle fait face Ă  la douleur et Ă  la mort.
Claude semble avoir Ă©tĂ© attirĂ© vers la cabane de Catherine par une sorte de nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure qui l’a rendu sensible Ă  son aura de saintetĂ©. Nous avons tendance Ă  imaginer les jĂ©suites de la Nouvelle-France comme des hommes dĂ©terminĂ©s, dotĂ©s d’une personnalitĂ© Ă©quilibrĂ©e et d’une confiance inĂ©branlable en eux-mĂȘmes et dans leur mission reçue de Dieu, pourtant Claude ChauchetiĂšre correspond trĂšs peu Ă  cette description, particuliĂšrement au cours du printemps 1680, lorsque sa confiance en lui-mĂȘme atteint le point le plus bas de toute son existence. Depuis son arrivĂ©e au Canada, brĂ»lant de l’idĂ©al Ă©vangĂ©lisateur, il a connu les plus grandes difficultĂ©s Ă  faire face aux rĂ©alitĂ©s de la vie de missionnaire auprĂšs des AmĂ©rindiens. Le temps semble n’avoir qu’aggravĂ© son trouble et son angoisse. Depuis un an, il est aux prises avec « une grande affliction intĂ©rieure » qui l’a conduit au bord du dĂ©sespoir. Mais, comme ChauchetiĂšre en viendra Ă  comprendre les choses rĂ©trospectivement, la rencontre de Catherine le transforme complĂštement3. Quelque chose dans la sĂ©rĂ©nitĂ© de la mourante commence Ă  atteindre le jĂ©suite Ă©perdu et centrĂ© sur lui-mĂȘme, puis Ă  le ramener des sombres profondeurs du doute.
Ce n’est pas ainsi que les choses auraient dĂ» se passer. Il est le colonisateur qui s’adresse Ă  la colonisĂ©e ; l’homme qui parle Ă  la femme, le prĂȘtre Ă  la laĂŻque, l’homme instruit Ă  l’illettrĂ©e, l’ĂȘtre en santĂ© Ă  la malade, le civilisĂ© Ă  la sauvagesse : chaque aspect de leur rencontre le pousse Ă  considĂ©rer Catherine comme infĂ©rieure Ă  lui. Toute exemplaire qu’ait Ă©tĂ© sa conduite depuis sa conversion, elle demeure ce que les missionnaires se plaisent Ă  appeler « une enfant dans la foi », encore dangereusement prĂšs de la nature et de cet environnement du Nouveau Monde pĂ©tri de pĂ©chĂ©. Lorsque les jĂ©suites du XVIIe siĂšcle brandissent l’AmĂ©rindien innocent et ingĂ©nu comme un reproche Ă  l’égard des Ă©lĂ©gants pĂ©cheurs europĂ©ens, leur stratĂ©gie rhĂ©torique repose sur une hypothĂšse gĂ©nĂ©ralement acceptĂ©e selon laquelle le christianisme est la vĂ©ritĂ© absolue et les croyances indigĂšnes, l’erreur. On croit que les idĂ©aux de la vie urbaine, de l’ordre civil et des maniĂšres raffinĂ©es, tenus en haute estime en Europe depuis l’antiquitĂ© grĂ©co-romaine, s’appliquent Ă  l’ensemble de l’humanitĂ©. Cette conviction est profondĂ©ment enracinĂ©e dans la culture et la mentalitĂ© de ChauchetiĂšre. Sa propre raison d’ĂȘtre, en tant que missionnaire, et, bien sĂ»r, celle de l’ensemble de l’entreprise coloniale dont il est un rouage, relĂšve d’une hiĂ©rarchie Ă©lĂ©mentaire : sur les plans religieux et culturel, les autochtones des AmĂ©riques ont besoin de l’aide, de l’encadrement et de la direction des chrĂ©tiens d’Europe.
Plus tard, Claude ChauchetiĂšre en arrivera Ă  voir en Catherine sa supĂ©rieure en matiĂšre de spiritualitĂ© et Ă  considĂ©rer sa rencontre avec elle comme un temps de transformation, mais au moment oĂč il est assis dans la maison longue de Catherine, un observateur de passage ne verrait en lui qu’un jĂ©suite de plus en train de rĂŽder au chevet d’une AmĂ©rindienne malade, bientĂŽt mourante. Un jĂ©suite vivant et une autochtone mourante : un exemple parmi tant d’autres de la scĂšne qui se joue au XVIIe siĂšcle dans les tipis et les maisons longues de tout l’Est de l’AmĂ©rique du Nord4.
La mort est l’un des grands thĂšmes de l’histoire de la mission des jĂ©suites auprĂšs des AmĂ©rindiens de la Nouvelle-France. Les dirigeants de la Compagnie de JĂ©sus ont Ă  l’origine conçu leur mission en AmĂ©rique du Nord comme une entreprise pour apporter la paix, le bonheur et la vie Ă©ternelle aux pauvres autochtones ; pourtant, les Ă©crits des missionnaires du Canada se teintent rapidement d’une sensibilitĂ© morbide. Bien sĂ»r, en bons chrĂ©tiens, tous les jĂ©suites ont Ă©tĂ© formĂ©s au memento mori, cette pratique qui consiste Ă  mĂ©diter sur la fragilitĂ© et sur la briĂšvetĂ© de la vie, afin de contrer la tendance naturelle Ă  se laisser prendre par la futilitĂ© et la vanitĂ© du monde. Mais, dans cette AmĂ©rique dĂ©chirĂ©e par la guerre et dĂ©cimĂ©e par la maladie, ils rencontrent la mort de tous cĂŽtĂ©s, non comme procĂ©dĂ© imaginatif visant Ă  Ă©lever l’esprit, mais comme rĂ©alitĂ© terrible inscrite dans les corps : des Indiens malades, blessĂ©s et mourants (l’Autre qu’ils Ă©taient venu sauver, maintenant moribond) se prĂ©sentent Ă  tout moment sur leur chemin, alors que des rĂ©cits de jĂ©suites martyrisĂ©s (rappels de la vulnĂ©rabilitĂ© du moi corporel) les horrifient et les fascinent tout Ă  la fois. Les Ă©pidĂ©mies et les affrontements violents qui accompagnent habituellement la colonisation ne sont jamais bien loin quand les missionnaires avancent au mĂȘme rythme que la pĂ©nĂ©tration commerciale et impĂ©riale française le long du Saint-Laurent et jusque dans les Grands Lacs et la vallĂ©e du Mississippi. « Sans doute nous portions avec nous le malheur, admet le pĂšre JĂ©rĂŽme Lalemant, puisque partout oĂč nous mettions le pied, ou la mort, ou la maladie nous suivait5. »
En passant Ă  travers des villages autochtones jadis prospĂšres, soudain transformĂ©s en mouroirs et en charniers, les missionnaires s’empressent de baptiser les mourants6. Quelquefois, ils essaient de guĂ©rir les malades en distribuant du sucre, des raisins et d’autres substances mĂ©dicinales, mais leurs motifs sont franchement stratĂ©giques ; il s’agit de gagner la confiance des AmĂ©rindiens et de battre Ă  leur propre jeu les chamans adorateurs du Diable. Ce qui compte vraiment, c’est la moisson d’ñmes. Pour un jĂ©suite, chaque personne gravement malade est le prix d’un concours dont l’enjeu est le plus Ă©levĂ© qui soit : ou bien elle mourra hors de l’Église et sera plongĂ©e dans des tourments Ă©ternels, ou bien elle confessera ses pĂ©chĂ©s, entrera au bercail et vivra pour toujours dans le bonheur parfait. Sachant par expĂ©rience que les convertis bien portants s’écartent de la voie chrĂ©tienne une fois baptisĂ©s, ce qui reprĂ©sente une issue plus dĂ©plorable que le simple refus du baptĂȘme, les jĂ©suites Ă©prouvent une satisfaction particuliĂšre Ă  baptiser les moribonds. Au dĂ©but de l’histoire de la mission en Nouvelle-France, Jean de BrĂ©beuf exprime des sentiments que d’autres jĂ©suites du XVIIe siĂšcle dĂ©criront Ă  leur tour : « La joie qu’on a quand on a baptisĂ© un Sauvage, qui se meurt peu aprĂšs, et qui s’envole droit au Ciel, pour devenir un ange, certainement c’est une joie qui surpasse tout ce qu’on se peut imaginer : [
] on voudrait avec la souffrance de dix mille tempĂȘtes pouvoir aider Ă  sauver une Ăąme, puisque JĂ©sus-Christ pour une seule Ăąme aurait volontiers rĂ©pandu tout son prĂ©cieux sang7. »
Si les adultes mourants sont particuliĂšrement prisĂ©s, les nouveaux-nĂ©s le sont encore davantage, puisque, contrairement Ă  leurs parents paĂŻens, ils sont trop jeunes pour avoir pĂ©chĂ©. « C’est le fruit le plus assurĂ© que l’on cueille en ce pays », Ă©crit un jĂ©suite chez des Iroquois non convertis, « oĂč il est Ă  souhaiter que les enfants meurent avant l’usage de la raison8 ». Les bĂ©bĂ©s malades exercent un attrait irrĂ©sistible sur ces missionnaires, qui les cherchent partout sur leur chemin. Cependant, les parents non chrĂ©tiens du pays natal de Tekakwitha sont dĂ©terminĂ©s Ă  garder leurs petits hors d’atteinte. Contrairement aux Hurons, Ă©vangĂ©lisĂ©s une gĂ©nĂ©ration plus tĂŽt, les Iroquois ne croient pas nĂ©cessairement que le baptĂȘme cause la mort, mais ils ont certes le sentiment que les missionnaires dĂ©sirent voler les Ăąmes de leurs enfants. Peut-ĂȘtre perçoivent-ils quelque chose dans le comportement de ces hommes capables d’écrire : « Il est Ă  souhaiter que les enfants meurent », Ă©noncĂ© qui donne froid dans le dos. Du point de vue des jĂ©suites, cette rĂ©sistance des parents est un dĂ©fi qu’il faut surmonter grĂące Ă  la ruse ou Ă  l’ingĂ©niositĂ©. Guettant le moment oĂč un nouveau-nĂ© est laissĂ© seul, ils s’arrangent parfois pour le baptiser subrepticement. Lorsque les adultes se mettent Ă  organiser une garde jour et nuit autour de l’enfant, le pĂšre Jean de Lamberville dĂ©cide de cacher dans sa manche un morceau d’éponge humide. Il demeure auprĂšs d’une famille inquiĂšte une journĂ©e entiĂšre et une soirĂ©e, attendant son heure ; puis, pendant que les adultes discutent de la fiĂšvre du petit garçon, Ă©valuant ses chances de guĂ©rison, le missionnaire sort sa main pour toucher le front du malade, tout en marmonnant Ă  voix basse des paroles en latin. En se retirant, et pour expliquer pourquoi le front de l’enfant est humide, il dĂ©clare qu’il « avait une fiĂšvre fort ardente et qu’il Ă©tait tout en sueur ». Sachant que l’enfant est sur le point de mourir et que son Ăąme sera bientĂŽt avec le Christ, Lamberville sourit intĂ©rieurement devant cette victoire durement gagnĂ©e9.
En passant en revue les rĂ©alisations des missions iroquoises de l’annĂ©e, la Relation de 1679 rapporte qu’« ils ont mis au ciel plus de 200 Ăąmes d’enfants, et d’adultes malades, tous morts aprĂšs le baptĂȘme10 ». Bien sĂ»r, les jĂ©suites dĂ©siraient ardemment baptiser des personnes en bonne santĂ© afin de poser sur terre les fondations d’une sociĂ©tĂ© autochtone catholique, tout en continuant de peupler le ciel par « dĂ©pĂŽt direct ». Mais chaque fois que nous sommes tentĂ©s de considĂ©rer ces missionnaires uniquement comme des agents de l’assimilation culturelle europĂ©enne, il faut nous rappeler qu’ils avaient tendance Ă  Ă©valuer leur succĂšs sur un tout autre plan.
La mort de l’AmĂ©rindien est l’un des thĂšmes majeurs des Ă©crits des jĂ©suites de Nouvelle-France ; tout comme la mort du missionnaire — rĂ©elle, anticipĂ©e, apprĂ©hendĂ©e et dĂ©sirĂ©e. Avant mĂȘme que le pĂšre Isaac Jogues devienne le premier martyr jĂ©suite, lorsque les Agniers le tuent en 1646, les Relations des jĂ©suites s’attardent sur les dangers de vivre dans un pays dĂ©chirĂ© par la guerre, au milieu de peuples que leurs auteurs estiment « barbares ». Le Canada apparaĂźt comme une terre de « croix », oĂč les autochtones rĂ©sistent au message de l’évangile et oĂč les missionnaires doivent affronter des Ă©preuves continuelles et le danger omniprĂ©sent d’une mort dans la souffrance, le sang et les flammes. VoilĂ  ce qui le rend attrayant aux yeux des hommes enclins au mysticisme : une occasion de renoncer Ă  soi-mĂȘme pour participer aux souffrances du Christ. En 1633, au dĂ©but de l’histoire des missions de Nouvelle-France, le pĂšre Paul Le Jeune, rendant compte du meurtre d’un Français par un Algonquin, fait remarquer : « VoilĂ  comme nos vies sont peu assurĂ©es parmi ces Barbares : mais nous trouvons lĂ -dedans une puissante consolation, qui nous met hors de toute crainte, c’est que mourant de la main des Barbares en venant procurer leur salut, c’est imiter en quelque façon notre bon MaĂźtre, Ă  qui ceux-lĂ  mĂȘme donnĂšrent la mort, auxquels il venait apporter la vie11. » Quelque temps avant d’ĂȘtre brĂ»lĂ©, torturĂ© et exĂ©cutĂ© par les conquĂ©rants Iroquois, Jean de BrĂ©beuf mĂ©dite sur la mort dans son journal intime : « Je sens en moi un grand dĂ©sir de mourir pour jouir de Dieu. Je sens une grande aversion de toutes les choses crĂ©Ă©es qu’il faudra quitter Ă  la mort. C’est en Dieu seul que repose mon cƓur12. »
L’historien Philippe AriĂšs soutient que le christianisme europĂ©en de cette Ă©poque, dans sa version protestante comme dans la catholique, a engendrĂ© une nouvelle façon d’apprĂ©hender la mort et le fait de mourir. Alors que la culture chrĂ©tienne du Moyen Âge embrassait la vie et la chair, tenait la mort en horreur et cherchait plutĂŽt Ă  prĂ©parer les mourants Ă  quitter la vie et tous ses plaisirs, la nouvelle sensibilitĂ© se caractĂ©rise par la prĂ©sence envahissante de la mort dans la vie : « La mort est donc fondue dans l’ĂȘtre fragile et vain des choses tandis qu’au Moyen Âge elle venait du dehors13. » AriĂšs brosse un portrait lugubre de cette sombre Ă©poque, soutenant que les auteurs religieux craignaient la vie et l’existence corporelle davantage que la mort et que leur mĂ©lancolie menaçait constamment de les entraĂźner au fond du prĂ©cipice, dans le nĂ©ant existentiel14. Il est certain que Jean de BrĂ©beuf a connu la tentation du dĂ©sespoir, d’un dĂ©sespoir devant lequel la mort est un soulagement. Claude ChauchetiĂšre, lui aussi, a connu des moments de dĂ©solation, durant lesquels sa vie lui a paru insensĂ©e et coupĂ©e de Dieu. L’un et l’autre trouveront dans la mort une issue Ă  ce tourment intĂ©rieur : dans le cas de ChauchetiĂšre, c’est la mort d’une Iroquoise qui lui appo...

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