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La Petite Poule d'Eau
Gabrielle Roy
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La Petite Poule d'Eau
Gabrielle Roy
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Ă propos de ce livre
Gabrielle Roy, Ă partir du souvenir d'un Ă©tĂ© passĂ© dans une rĂ©gion sauvage du Manitoba, au nord de Winnipeg, un pays situĂ© plus loin que le « fin fond du bout du monde », a imaginĂ© le recommencement de toutes choses: de l'Ă©ducation, de la sociĂ©tĂ©, de la civilisation mĂȘme. Ce pays de grande nature et d'eau chantante, elle l'a peuplĂ© de personnages doux et simples, Ă©pris Ă la fois de solitude et de fraternitĂ© Ă l'Ă©gard de leurs semblables. Ce roman, le deuxiĂšme de Gabrielle Roy, a Ă©tĂ© publiĂ© pour la premiĂšre fois Ă MontrĂ©al, en 1950, puis Ă Paris et Ă New York en 1951.
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Sujet
LetteraturaSous-sujet
ClassiciLâĂ©cole de la Petite Poule dâEau
I
Dans un rayon de cinquante milles autour de la maison de Luzina, il nâexistait en tout que deux Ă©coles du gouvernement. Lâune au nord, comprise dans la rĂ©serve indienne, nâĂ©tait ouverte quâaux enfants de la tribu saulteux1. Lâautre Ă©cole Ă©tait plus loin encore, Ă dix-huit milles de route impossible. Elle Ă©tait situĂ©e au settlement de Portage-des-PrĂ©s. Cette colonie progressait. Sa population comprenant douze enfants, elle avait pu sâassurer une maĂźtresse dâĂ©cole et quelques livres. Lâinspecteur y venait de temps Ă autre, tous les deux ou trois ans, faire sa visite, quand un ensemble tout Ă fait heureux de circonstances lui en permettait lâaccĂšs, au mois de juin autant que possible, sâil nâavait pas plu depuis trois semaines au moins et si son auto rĂ©sistait aux douze derniers milles de la piste. Il fallait que ces vingt et un jours consĂ©cutifs de beau temps requis pour sĂ©cher le chemin de Portage-des-PrĂ©s survinssent avant les vacances de lâinspecteur, qui commençaient au dĂ©but de juillet. Il avait tout de mĂȘme dĂ» les retarder presque Ă chacun de ses voyages Ă Portage-des-PrĂ©s. Mais les avantages de la colonie ne rĂ©glaient pas le problĂšme de lâinstruction dans lâĂźle de la Petite Poule dâEau.
***
Encore une fois les canards prirent leur long vol vers le Sud. Les oies sauvages filĂšrent aussi au-dessus de lâĂźle, venant de retraites encore mieux cachĂ©es au nord ; elles ne nichaient jamais quâĂ dix milles au moins de la plus proche des habitations des hommes ; les sternes, les poules dâeau, les poules des prairies, les sarcelles dĂ©campaient. Le pays Ă©tait sillonnĂ© de voies aĂ©riennes, comme visibles, et toutes occupĂ©es dans le mĂȘme sens. BientĂŽt la Grande Poule dâEau charria des Ăźlots de neige. Elle aussi prit une allure vive, comme pressĂ©e de fuir, Ă cause de ces gros paquets blancs quâelle entraĂźnait et qui permettaient de mesurer la vitesse du courant. Avec tristesse Luzina voyait venir un autre hiver dâengourdissement, toujours sans institutrice et sans classes rĂ©guliĂšres. MĂȘme les enfants des Sauvages Ă©taient mieux partagĂ©s que les siens ; ils avaient une Ă©cole, disait Luzina. Mais ici, comment faire ! Or, un soir, en se berçant dans la cuisine, Hippolyte trouva une solution Ă ce casse-tĂȘte.
Jamais Hippolyte ne se berçait seul. AussitĂŽt quâil sâinstallait dans la berceuse, trois ou quatre enfants venaient se « faire prendre ». Il en mettait un sur chacun de ses genoux, deux autres sur les bras de la grande chaise, et, ainsi chargĂ©e, ample et solide, la berceuse partait pour une sorte de voyage, car, non seulement elle berçait tous ses passagers, mais encore elle les promenait Ă travers la cuisine. Tout ce temps, Hippolyte fumait, puisque câĂ©tait son heure de dĂ©tente. Naviguant Ă toute allure et entourĂ©e dâune Ă©paisse fumĂ©e, la chaise Ă©tait presque Ă la porte ; Hippolyte rĂ©flĂ©chissait et, tout Ă coup, il entrevit le moyen. Il Ă©tait simple ; il ne sâagissait que dây penser. Hippolyte arrĂȘta quelque peu son voyage ; il enleva sa pipe : la fumĂ©e sâamincit. Hippolyte annonça sans surexcitation la profonde dĂ©couverte qui allait transformer leur existence :
â Mais pour les enfants, la mĂšre, jây pense ; on pourrait Ă©crire au gouvernement !
Ă peine prononcĂ©, le mot introduisit dans la petite maison des Tousignant un rĂ©confort si satisfaisant, si Ă©vident, quâils demeurĂšrent tout Ă©tonnĂ©s dâĂȘtre si longtemps passĂ©s Ă cĂŽtĂ©. Hippolyte eut le plaisir de voir le visage de Luzina rĂ©flĂ©chir Ă son tour, sâabsorber, sâĂ©panouir et, dans le mĂȘme instant, le fĂ©liciter, lui, Hippolyte, de savoir toujours Ă qui sâadresser. Le gouvernement, bien sĂ»r ! Comment ni lâun ni lâautre nây avaient-ils pas encore pensĂ© ! Toutes sortes dâimages imposantes, solides et rassurantes, reprĂ©sentĂšrent en ce moment le gouvernement Ă Luzina.
Il siĂ©geait Ă Winnipeg, la plus belle ville quâelle dĂ©clarait avoir vue. Elle lâavait vue durant son voyage de noces, en route pour la Petite Poule dâEau. Il logeait dans une maison tout en marbre importĂ© dâItalie. Luzina sâĂ©tait laissĂ© dire que la construction avait coĂ»tĂ© plusieurs millions de dollars, et elle le crut absolument Ă cette minute. Il ne devait pas y avoir au monde de Parlement beaucoup mieux logĂ© que celui du Manitoba. Ce Parlement Ă©tait surmontĂ© dâune statue dâhomme qui avait des ailes et venait de France. On y accĂ©dait par un grand escalier, de marbre Ă©galement. Presque tout Ă©tait de marbre dans ce Parlement. De chaque cĂŽtĂ© de lâescalier, deux bisons, grandeur nature, paraissaient prĂȘts Ă charger. Les bisons Ă©taient lâemblĂšme du Manitoba : des bĂȘtes Ă grosse tĂȘte rentrĂ©e directement dans lâĂ©norme bosse du cou, sans encolure ou tout en encolure selon le point de vue, et dont le pied semblait encore gratter furieusement le sol des Prairies. On les avait dĂ©cimĂ©es et, maintenant, elles symbolisaient lâaudace et la croyance au progrĂšs de la province. Mais câĂ©tait par les Ă©coles de Winnipeg que Luzina sâavisait avoir Ă©tĂ© surtout conquise. De grandes Ă©coles Ă plusieurs Ă©tages, tout en fenĂȘtres. Le gouvernement sâen occupait. Le gouvernement qui rĂ©gnait derriĂšre les deux bisons Ă©tait des plus avancĂ©s en matiĂšre dâĂ©ducation. Il avait dĂ©crĂ©tĂ© lâinstruction obligatoire avant quâil nây eĂ»t assez dâĂ©coles pour tous les enfants et des routes pour y aller.
Confiante, Luzina dĂ©chira une feuille de son bloc de papier et elle Ă©crivit au gouvernement. Elle rĂȘva des bisons en bronze. Nulle province au monde ne devait possĂ©der comme emblĂšme des bĂȘtes aussi puissantes. Le Canada lui-mĂȘme nâavait quâun castor. Dans ce rĂȘve de Luzina des bisons fonçaient de partout Ă la fois contre lâignorance des pays arriĂ©rĂ©s. Le lendemain, glace ou non, Hippolyte fut dĂ©pĂȘchĂ© avec la lettre au-delĂ des deux riviĂšres, au long de la piste, sur la terre ferme, Ă la rencontre du facteur. CâĂ©tait le mĂȘme quâautrefois, un vieil original du nom de Nick Sluzick qui, depuis les dix ans quâil annonçait son dĂ©part pour des pays plus tranquilles, moins habitĂ©s, faisait toujours la navette entre le bureau de poste le plus reculĂ© de la province et les derniĂšres maisons du pays, tout juste avant la toundra Ă©ternelle.
Six semaines plus tard, au mĂȘme endroit, Nick Sluzick en grognant tira dâun des sacs postaux une lettre adressĂ©e aux Tousignant. Pierre-Emmanuel-Roger, qui Ă©tait envoyĂ© en reconnaissance tous les vendredis, la trouva dans leur boĂźte aux lettres, au creux dâun vieil arbre gelĂ© Ă mort. Dans un coin de lâenveloppe il y avait un bison surmontĂ© dâune croix, le tout gravĂ© en relief noir sur blanc et trĂšs impressionnant. Tout de suite Pierre en comprit lâimportance. Il fit Ă la course le trajet de la boĂźte aux lettres Ă la maison, un peu plus dâun mille. Il aurait bien pu enfoncer dans la Petite Poule dâEau, tant il nĂ©gligeait dâexaminer si la glace sous ses pieds Ă©tait assez bien prise. Luzina lâattendait sur le seuil, par un froid de trente au-dessous de zĂ©ro, les joues en feu.
â Y a le buffalo1, lui apprit Pierre.
â Le buffalo !
Elle entrevoyait lâĂ©normitĂ© de la puissance Ă laquelle elle sâĂ©tait adressĂ©e. La belle enveloppe que convoitait Pierre vola en petits bouts. « Dear Mrs. Tousignant », commença de lire Luzina. Elle ne comprenait pas beaucoup lâanglais, mais assez pour saisir les bonnes nouvelles. Il lui sembla comprendre que le gouvernement sâexcusait dâabord dâavoir fait attendre si longtemps sa rĂ©ponse. Il disait que, ne connaissant presque pas le français, il avait dĂ» faire appel Ă son collĂšgue quĂ©bĂ©cois, Jean-Marie Lafontaine, au service des Titles and Land, lequel lâavait aidĂ© Ă traduire la lettre de Luzina.
CâĂ©tait bien de la confusion apportĂ©e au gouvernement par sa faute, et Luzina en rougit quelque peu. De plus, expliquait le gouvernement, la lettre de Luzina adressĂ©e au Gouvernement de lâInstruction avait mis beaucoup de temps Ă trouver les bureaux du Department of Education et, entre tous ces bureaux, celui de Mr. Evans qui sâoccupait justement des requĂȘtes telles que Luzina en avait prĂ©sentĂ©. CâĂ©tait donc lui qui rĂ©pondait Ă Luzina. Elle examina la signature et vit en effet quâelle correspondait avec les caractĂšres Ă©crits plus bas, beaucoup plus lisibles, Ă la machine Ă Ă©crire. Mais tout cela nâĂ©tait que des prĂ©liminaires, si aimables fussent-ils. Luzina arriva Ă lâessentiel dans le deuxiĂšme paragraphe.
Dans ce deuxiĂšme paragraphe de sa lettre, le gouvernement exposait Ă Luzina quâelle ne sâĂ©tait pas trompĂ©e en lâestimant trĂšs intĂ©ressĂ© Ă lâĂ©ducation. Il se disait dĂ©solĂ© dâapprendre quâen des rĂ©gions telles quâen habitait Luzina, il y avait apparemment de futurs citoyens privĂ©s dâĂ©cole. Tout cela Ă©tait Ă changer le plus rapidement possible, et tout cela changerait, promettait le gouvernement, car câĂ©tait bien par lâĂ©ducation quâune nation sâĂ©levait. En consĂ©quence, il se disait prĂȘt Ă envoyer une institutrice dans lâĂźle de la Petite Poule dâEau Ă partir du mois de mai, pour quatre ou six mois, selon que la tempĂ©rature et les routes le permettraient, Ă deux conditions :
PremiĂšrement, quâil y eĂ»t une petite bĂątisse ou tout au moins une piĂšce de la maison qui servirait dâĂ©cole. DeuxiĂšmement, que le nombre des Ă©coliers fĂ»t au moins de six ayant tous atteint lâĂąge de lâinscription scolaire.
Le gouvernement se prĂ©tendait obligĂ© de se montrer assez sĂ©vĂšre sur ce dernier point : Ă moins de six Ă©lĂšves qui ne seraient ni trop vieux ni trop jeunes, il ne pouvait, Ă son grand regret, quâencourager Luzina Ă attendre dâavoir plus dâenfants ou quelques voisins qui auraient aussi des enfants. Si ces conditions Ă©taient satisfaites, il enverrait une institutrice et il paierait lui-mĂȘme, de sa propre bourse, le traitement du school teacher. Eux, les Tousignant, auraient Ă fournir lâabri, la nourriture, lâhospitalitĂ©.
LâhospitalitĂ©, pensez-vous ! La mine affairĂ©e, les yeux brillants, Luzina Ă©tait dĂ©jĂ prĂȘte Ă tout renverser pour recevoir sa maĂźtresse dâĂ©cole quâelle voyait presque arrivĂ©e, dĂ©bouchant des roseaux, sa petite valise Ă la main.
Elle vit aussi Ă quel point elle avait Ă©tĂ© bien inspirĂ©e de ne pas sâarrĂȘter une seule annĂ©e de mettre au monde de futurs Ă©coliers. Aurait-elle eu besoin dâencouragement que ce dernier rĂšglement de lâinstruction touchant le nombre des Ă©lĂšves nâaurait pas eu pour effet de ralentir Luzina.
Ă lâheure quâil Ă©tait, elle put rĂ©pondre au gouvernement quâelle avait cinq enfants en Ăąge dâaller Ă lâĂ©cole, quâun sixiĂšme, JosĂ©phine-Yolande Tousignant, aurait six ans dĂšs le mois de juin, et quâil lui semblait Ă elle, Luzina, que le gouvernement pourrait passer sur une aussi lĂ©gĂšre infraction aux rĂšglements, vu que JosĂ©phine serait tellement proche de ses six ans quand la classe ouvrirait. Elle espĂ©rait bien, Ă©crivit-elle, ne pas ĂȘtre obligĂ©e dâattendre toute une autre annĂ©e, rien que par la faute de JosĂ©phine. Quant Ă espĂ©rer une autre famille assez prĂšs de chez elle, elle disait que cela les retarderait encore bien plus que JosĂ©phine.
1. Lâune des tribus indiennes, autrefois nomade, des Prairies, qui vit actuellement, ainsi que toutes les autres tribus ayant conclu un traitĂ© avec le gouvernement canadien, en des rĂ©gions isolĂ©es oĂč elles jouissent de droits exclusifs de pĂȘche et de chasse. LâaccĂšs des rĂ©serves est gĂ©nĂ©ralement dĂ©fendu aux Blancs.
1. Le bison est improprement appelĂ© buffalo dans lâOuest canadien.
II
La lettre Ă peine partie, Luzina aurait voulu voir Hippolyte Ă la construction de lâĂ©cole. Plus vite ils auraient rempli les conditions du gouvernement et moins, Ă son avis, celui-ci pourrait les envoyer promener. Ă sa confiance toujours trĂšs grande envers le pouvoir du gouvernement sâajoutait, maintenant quâil lui devenait plus familier, une certaine petite dose de mĂ©fiance quant Ă la rĂ©alisation des promesses. « Ils ne pourront pas se dĂ©dire si on se met en frais de bĂątir une Ă©cole », avait calculĂ© Luzina. Mais rien ne pressait tellement, au dire dâHippolyte. Il fallait tout de mĂȘme attendre que la neige disparĂ»t. Que la terre fĂ»t mĂȘme un peu dĂ©gelĂ©e. La mĂšre nâavait pas Ă se tracasser, promit-il, lâĂ©cole irait vite dĂšs quâil pourrait sây mettre. Elle, cependant, affirmait quâelle ne dormirait pas tranquille tant que la charpente ne serait pas montĂ©e. On ne savait jamais ; il pourrait y avoir des Ă©lections provinciales, des changements de gouvernement. Ce bon et sympathique Mr. Evans lui-mĂȘme pourrait ĂȘtre remplacĂ©. Le caractĂšre de Luzina, sous lâinfluence de lâambition, des hauts et des bas quâelle introduisait dans son cĆur, d...