2011
On ne croit en ce que lâon voit que parce quâon voit ce en quoi on croit.
J.-B. Pontalis, Perdre de vue
Janvier
Ă la patinoire
Un samedi de janvier, autour de quinze heures et demie. Un parc Ă la Bruegel, avec de la neige et des petits personnages arrondis par leurs manteaux, qui patinent ou qui se chamaillent sur la croĂ»te de neige durcie. Un parc avec sa musique, ses lumiĂšres et autres dĂ©corations des FĂȘtes. Jây vais patiner comme pour faire le plein dâhiver avant de bientĂŽt partir quelques semaines en Inde du Sud.
Vers le centre gĂ©omĂ©trique du parc, une espĂšce de bunker menaçant ruine fait office de repaire du prĂ©posĂ© Ă lâentretien de la glace, de chambre des patineurs oĂč chausser ses patins et de coin toilette. Ăa sent fort les mitaines mouillĂ©es. Des pelles de mĂ©tal, qui sont plutĂŽt des poussoirs Ă neige, sont empilĂ©es dans un coin et lorsque le gardien les distribue et donne le signal, des jeunes grattent la patinoire, comme ils disent. Une patinoire rĂ©servĂ©e au patinage libre, les bĂątons de hockey y Ă©tant interdits.
Cette « cabane du gardien », comme tous la surnomment, bien que les services municipaux la nomment « chalet », câest aussi le lieu oĂč reposer son corps extĂ©nuĂ© par le patinage, oĂč rĂ©chauffer ses joues, ses mains et desserrer un moment ses lacets de patins. Moins vingt-quatre degrĂ©s, avec le facteur Ă©olien, dit la radio. Bon pour la glace, mais froid pour le visage et pour les pieds. Des patineurs de tous Ăąges entrent et ressortent continuellement, les mĂȘmes, des nouveaux. La cabane ne dĂ©semplit pas. La senteur de laine mouillĂ©e me devient si agrĂ©able que je reste assis un long moment avant ma sĂ©ance de patinage. On dirait que lâenfance fait retour Ă pleines bouffĂ©es ! Ne manquerait plus que je patine sur la bottine !
Des garçons font Ă©clater un mĂ©lange de vanteries, de fanfaronnades, de crĂąneries ; des filles aux yeux ciliĂ©s de noir se moquent dâeux en sourdine. Un monsieur extĂ©nuĂ© ou transi, difficile Ă dire, peut-ĂȘtre les deux, multiplie les sifflements dâasthmatique. Deux dames plutĂŽt corpulentes sâĂ©changent des vĆux pour lâannĂ©e. Je vous souhaite de vous gratter des numĂ©ros gagnants, de la santĂ©, une job, un beau bonhomme avec un char, des voyages dans le Sud pis ben du bonheur, de lancer lâune. Pas nĂ©cessairement dans lâordre, mais dans lâannĂ©e, ça serait bien, se disent-elles en gloussant des rires de fumeuses. La cabane entiĂšre sourit Ă ces vĆux !
Je sors patiner dans lâaccompagnement monotone dâune foule qui tourne en rond dans le sens contraire des aiguilles dâune montre en subissant les malaxations dâun noroĂźt parfaitement transparent. Câest que la neige autour de la patinoire est si gelĂ©e quâelle ne lĂšve pas en tourbillons. Comme je nâai plus lâĂ©quilibre que jâavais, depuis une rĂ©cente neuronite vestibulaire, communĂ©ment appelĂ©e labyrinthite, je reste prudent dans les dĂ©passements, mais je ne peux mâen empĂȘcher, je mâemballe, slalome, ajoute lâeffort au plaisir, jusquâĂ la douleur dans les cuisses et jusquâau bout du souffle.
Comme je nâai plus lâendurance dâun jeune homme, il me faut passer en mode lenteur et, pour cela, dâabord enrayer lâinfluence des airs de NoĂ«l sur mon rythme de patinage. Câest alors que, peu Ă peu, je me mets Ă observer ceux qui mâentourent, que jusque-lĂ je nâavais pas trop remarquĂ©sâŠ
Ce couple de septuagĂ©naires qui enchaĂźne, bien que de façon hĂ©sitante, de nombreuses figures synchronisĂ©es, avec des Ă©carts et des raccords, on dirait une allĂ©gorie de lâamour sans fin. Ce longiligne ressortissant du sous-continent indien, basanĂ© et enturbannĂ© sous le capuchon, qui chancelle Ă chaque coup de patin, sous les rires aimants de ses grandes filles, qui multiplient les tours de patinoire en se propulsant par la pointe des lames et qui reviennent pĂ©riodiquement faire des ronds autour de lui, câest leur façon nordique dâĂ©treindre ce pĂšre de sable et de chaleur. Ces jeunes gars qui, nâayant pas droit au bĂąton de hockey avec lequel ils ont appris Ă patiner, doivent Ă tout moment assurer leur Ă©quilibre instable sans en avoir lâair, question de fiertĂ©. Ces autres, Ă peine plus ĂągĂ©s, qui cherchent Ă prendre par la taille des patineuses faussement farouches. Ces gamines vacillantes soutenues par des mĂšres stables dans leurs bottes. Ce pĂšre fier de son fiston qui se relĂšve aussi vite quâil tombe. Ce gardien de parc qui allume sa cigarette avec le mĂ©got de la prĂ©cĂ©denteâŠ
Vers dix-sept heures, je mets fin Ă ma sĂ©ance de patinage. AprĂšs mâĂȘtre rĂ©chauffĂ© un moment dans le chalet, je rentre Ă pied dans la froidure du soir tombĂ©, Ă une vitesse de marche qui me semble de tortue. On sâĂ©tonne toujours de sa lenteur aprĂšs une sĂ©ance de patinage ou de vĂ©lo.
Sur le sentier, un homme portant deux paires de patins Ă lâĂ©paule, des blancs et des noirs, tend lâĆil et lâoreille vers des craquements venant de lâombre. Puis une femme surgit de broussailles de hautes graminĂ©es couvertes de givre, qui porte quelques inflorescences en bouquet dans sa mitaine et qui peste contre le froid, la noirceur, la croĂ»te de neige glacĂ©e, tandis que lâhomme rit de bon cĆur en feignant de crier Au voleur ! Je reconnais mes patineurs de fantaisie qui, aprĂšs quelques mots de courtoisie, sâĂ©loignent en maintenant une harmonieuse cadence de pas. On dirait que chez eux la concordance prime tout le reste.
Mars
Le tandem
Lâaffaire a lieu aux toutes premiĂšres promesses de beaux jours, alors que la communautĂ© entiĂšre, Ă tort ou Ă raison, mord Ă la pulpe dâun jour printanier de la fin mars ! Mais que jâouvre plutĂŽt lâanecdote par lâidĂ©e de planificationâŠ
Ă la ville correspond en effet une matĂ©rialitĂ© planifiĂ©e par des urbanistes, des architectes, des politiciens ; mais aussi, parfois, une matĂ©rialitĂ© improvisĂ©e, qui relĂšve du vivre-ensemble. Dans les parcs, cette matĂ©rialitĂ© planifiĂ©e sâappelle pelouse, bancs, sentiers⊠Mais il arrive que les usagers crĂ©ent leurs propres sentiers, Ă force de pas rĂ©pĂ©tĂ©s dans le mĂȘme axe, gĂ©nĂ©ralement par souci de raccourci. Un sentier planifiĂ© est un fait dâurbanitĂ© apprĂ©ciable ; un sentier improvisĂ© par des passants anonymes est pour moi le rĂ©sultat dâun acte de paysage voisin de la poĂ©sie.
De tels sentiers improvisĂ©s, on en voit surtout lâhiver, dans les ruelles, dans les terrains vagues, dans les parcs ; mais il en est dâautres, vestiges dâannĂ©es prĂ©cĂ©dentes, qui ressurgissent vers la fin de lâhiver et que les habituĂ©s sont heureux de retrouver, bien quâen cette saison la boue les rende impraticables. Ă moins de vouloir en confirmer le tracé⊠Pour cela, certains doivent y traĂźner les bottes, ce Ă quoi sâadonnent des gamins et jeunes gens en manque de transgression. Sauf quâici, en cet aprĂšs-midi, câest un corpulent vieil homme qui traverse le parc en diagonale et qui semble empĂȘchĂ© dâavancer sur un sentier clandestin imbibĂ© de neige fondue et parsemĂ© de plaques de glace. Câest Ă se demander si le gros homme nâest pas coincĂ© lĂ depuis assez longtemps pour que son ombre ait eu le temps de faire le tour de lui !
Je le rejoins, non sans difficultĂ©, et lui offre mon aide. Il vous faudrait des voyages de zĂ©ro trois-quarts, me lance-t-il avec son accent dâEurope centrale. Je ne pose pas de question, devinant bien quâil me reçoit par son cĂŽtĂ© moqueur. Du gravier, vous savez⊠Je lui prĂ©sente plutĂŽt le bras, Vous permettez ? auquel il sâaccroche volontiers, et nous faisons dĂ©jĂ quelques pas ensemble entre des orniĂšres glacĂ©es. Vous ĂȘtes sĂ»r que vous voulez passer par lĂ ? Il rĂ©pond par une brusque poussĂ©e du menton vers lâavant. Ăa ne semble pas nĂ©gociable ! Si ça se trouve, il fait partie de ces marcheurs dont lâidĂ©e de sentier obnubile lâesprit jusquâĂ lâhypnose, et qui le suivent comme le train ses rails.
AprĂšs une minute de marche, jâessaie dâamorcer une conversation avec ce gros homme dont le cĆur bat sous des pelures de vestes, de blousons et de foulards : Vous habitez le quartier ? Vous ĂȘtes un habituĂ© du parc ? mais il ne rĂ©pond jamais que par le mĂȘme geste du menton qui signifie en avant toute ! Et il multiplie ses petits pas hasardeux avec lâapplication de qui sait ce quâil fait. Je nâai bientĂŽt plus dâautre choix que de me taire et de marcher au bras de ce parangon de retenue â une retenue qui, chez lui, me semble tenir lieu dâĂ©lĂ©gance.
Dix minutes plus tard, une fois Ă lâangle du parc, le gros homme se rapetisse sur un banc. Ăa me semble sa maniĂšre dâĂ©tablir ce retranchement provisoire qui lui sert de pause. Soudain, Ă le voir de face, je le perçois autrement : moins comme un donneur dâordres que comme un solitaire enfoncĂ© dans un marais dâidĂ©es fixes. Il roule des yeux rouges derriĂšre ses lunettes aux verres Ă©pais, on dirait des hublots, et lui un poisson. Il affecte un dĂ©faut de prononciation, comme si un hameçon lui Ă©tait restĂ© dans le palais ! Je lui demande sâil habite tout prĂšs. Câest que⊠On dirait que les souvenirs rupestres se sont effacĂ©s dans la grotte de son cerveau. Câest que⊠Ses regards partent alors au vent et vont sâemmĂȘler Ă la neige qui virevolte au milieu du parc. Câest que⊠chez nous, câest par lĂ , dit-il en pointant lâautre bout du sentier.
Non, ce nâest pas moi qui lâai guidĂ© dans la direction opposĂ©e Ă son appartement, sa marche le menait bel et bien Ă ce banc. Oui, je le raccompagnerai et il va de soi que nous ferons plutĂŽt le tour du parc par les trottoirs. Non, je ne lui ferai pas la morale. Et oui, la dĂ©marche libre, il me racontera toute une histoire, celle dâune vie de migrant ne sâĂ©tant fixĂ© quâavec la fatigue de lâĂąge. Sâen Ă©tonnera-t-on ?
Avril
Une solitude Ă plusieursâŠ
Ă lâheure de midi, je mâimmisce en spectateur plus discret que distrait dans un parc de quartier peu amĂ©nagĂ©, que le nouveau millĂ©naire semble avoir Ă©garĂ© sur le chemin du progrĂšs. Or, il arrive souvent, dans ce genre de lieu favorable Ă une forme de solitude Ă plusieurs, que, par lâeffet dâune perception aussi foudroyante quâexclusive, un Ă©vĂ©nement presque inapparent se dĂ©tache de ce qui lâentoure et se voit ainsi confĂ©rer une aura exceptionnelle.
Comme lâĂ©pisode de cette ado de peut-ĂȘtre seize ans, portant une veste de jean sans manches agrĂ©mentĂ©e de broderies, maquillĂ©e pour la sortie en discothĂšque et affichant une moue dâennui, qui passe prĂšs de moi et qui se dirige vers une table oĂč sa famille la reçoit avec effusion â pĂšre, mĂšre, petite sĆur et petit frĂšre. Au milieu de cette mĂȘlĂ©e qui jase, rigole et se chatouille, elle accepte dâabsorber un aliment du bout des lĂšvres, sâembrume un moment, puis y va dâune autre fourchetĂ©e, je ne dirais pas de bon cĆur, mais câest tout juste. Elle participe peu Ă peu Ă la conversation, sourit presque. Soudain, sa mĂšre lâagrippe tendrement par lâĂ©paule et la retient un long moment contre elle. Lâado est sur le bord de cĂ©der au bonheur de se sentir bien parmi les siens lorsque la mĂšre, fine psychologue, relĂąche son Ă©treinte et lui rend sa libertĂ©.
Sans que je sache ni comment ni pourquoi, le reste, autour, tombe dans lâopacitĂ© rĂ©siduelle des arriĂšre-fonds. Il me devient impossible de rĂ©sister Ă lâattrait de ce tableau vivant, qui doit alors transiter par mes mots â si jâarrive Ă mettre la langue dessus â, comme si, pour moi, voir en mots signifiait voir plus et mieux et mĂȘme enfin voir vraiment ! Mais nâest-ce pas le fait de tout Ă©crivain, de tout artiste, que de chercher le langage par lequel les choses peuvent lui parlerâŠ
Dans un autre angle du parc se dĂ©ploie la prĂ©sence dâun obĂšse morbide, qui revendique lâespace vital de tout un banc et qui fait figure de dĂ©laissĂ© au cĆur de lâanimation du midi. Nul ne lâapproche que le chien miniature quâil porte sur le bras. On dirait quâil est si bien appliquĂ© Ă survivre dans son volume quâil en oublie tout souci de bien paraĂźtre ; il se dĂ©voile en effet attifĂ© Ă la diable, la tignasse Ă©bouriffĂ©e et, comme chacun en fait le constat, mĂȘme pas zippĂ© lĂ oĂč il le faudrait. Soudain, lâhomme prend haleine, se lĂšve de son banc comme sâil soulevait un rĂ©frigĂ©rateur et part par un sentier avec son mystĂšre et sa petite bĂȘte. Sur son parcours, ce dĂ©placement suscite des hochements de tĂȘte et des rictus, qui sont soit des sourires ou des grimaces, câest selon, et Ă la mesure des restes de compassion de chacun. ...