Lettre Ă lâami reparti
Mon cher L***,
Ainsi, vous ĂȘtes retournĂ© vivre en France.
Ayant choisi de quitter Paris oĂč vous habitiez depuis vingt-cinq ans et dâimmigrer chez nous en bonne et due forme, vous aurez vĂ©cu Ă MontrĂ©al, tout prĂšs de nous, avec nous, pendant quatre belles annĂ©es, vous intĂ©grant Ă notre milieu dâune maniĂšre exemplaire, vous montrant constamment attentif Ă la vie et Ă la littĂ©rature dâici, gĂ©nĂ©reux de votre temps, ouvert, bĂątissant de solides amitiĂ©s et nous faisant profiter, surtout, de votre culture, de lâinfatigable vivacitĂ© de votre esprit, de votre rire, de votre prĂ©sence Ă la fois stimulante et rĂ©confortante, toutes choses dont nous ne vous remercierons jamais assez. Puis vous avez dĂ©cidĂ© de mettre fin Ă lâexpĂ©rience. Je sais que vous nâavez pas pris cette dĂ©cision de gaietĂ© de cĆur, mais votre dĂ©part mâa dĂ©solĂ©, et vous me manquerez, vous me manquez dĂ©jĂ beaucoup.
Pourquoi Ă©tiez-vous venu vous Ă©tablir ici, je ne lâai jamais trĂšs bien compris. Ă lâĂ©poque oĂč vous prĂ©pariez votre immigration, vous vous en souvenez, je vous prĂ©venais : MontrĂ©al est une ville agrĂ©able, certes, le QuĂ©bec est une terre accueillante, la vie y est calme et gentille, les gens sont adorables, nos tempĂȘtes de neige superbement poĂ©tiques, et lâactivitĂ© culturelle est un feu roulant de fĂȘtes et de spectacles ; mais au point de vue intellectuel, ou en fait de vie littĂ©raire, câest le dĂ©sert ou presque. Au dĂ©but peut-ĂȘtre, cette tranquillitĂ© aurait pour vous quelque chose dâĂ©dĂ©nique, vous reposant de la foire parisienne dont vous me disiez tant de mal, vous donnant le sentiment de vous trouver dans un milieu moins frivole et plus authentique ; mais Ă la longue, tout cela risquerait de vous ramollir, de vous envelopper dans une sorte de demi-coma bienheureux et de vous rendre plus ou moins semblable Ă nous, provinciaux repus et indolents, habituĂ©s Ă se satisfaire de peu et Ă vaincre sans pĂ©ril. JâexagĂ©rais un peu, Ă©videmment, histoire dâĂ©prouver votre rĂ©solution et de vous faire rĂ©flĂ©chir. Mais votre confiance Ă©tait plus forte que mes craintes et vous avez tenu bon, ce dont je vous ai su grĂ©, car en venant vous Ă©tablir chez nous, vous me forciez en quelque sorte Ă me rĂ©concilier avec mon propre milieu et Ă le voir dâun Ćil moins dĂ©primĂ©. Mais il reste que je nâai jamais Ă©tĂ© parfaitement convaincu de la justesse de votre choix â je veux dire : de sa justesse pour vous, car pour nous, votre prĂ©sence parmi nous Ă©tait et nâa jamais cessĂ© dâĂȘtre une bĂ©nĂ©diction.
Câest pourquoi, je peux vous lâavouer maintenant, si votre retour en France me chagrine, il ne me surprend pas vraiment, puisquâil confirme dâune certaine maniĂšre, Ă mes yeux, ce que je vous avais dit de mon pays (auquel pourtant je suis fonciĂšrement, passionnĂ©ment attachĂ©) et de ma sociĂ©tĂ© (pour laquelle je nâĂ©prouve pas du tout le mĂȘme attachement, je dois dire). Je ne vous demande pas si jâavais tort ou raison de vous mettre en garde, ni pour quelles raisons vous avez dĂ©cidĂ© de repartir, car vous me rĂ©pondriez que ce sont des raisons avant tout professionnelles, et je vous croirais, bien sĂ»r, mĂȘme si je soupçonne quâil y a peut-ĂȘtre, quâil y a probablement autre chose⊠Quelque chose que vous ne souhaitez pas me dire, parce que lâamitiĂ©, la discrĂ©tion ou la simple politesse vous en empĂȘchent. Et au fond, il est sans doute prĂ©fĂ©rable quâil en soit ainsi.
Aussi, cher ami, au lieu de vous demander pourquoi vous ĂȘtes reparti, jâaimerais plutĂŽt que vous me rappeliez un peu pourquoi vous Ă©tiez venu. Quâaviez-vous en tĂȘte â et dans le cĆur â lorsque vous avez formĂ© la rĂ©solution, aprĂšs plus dâun quart de siĂšcle de vie et de travail Ă Paris, de rompre avec tout ça et de vous embarquer pour notre beau QuĂ©bec ? Pourquoi nous aimiez-vous au point de vouloir si fort vous Ă©tablir chez nous ? Cela nous ferait du bien de le savoir.
Ă moins que vous ne prĂ©fĂ©riez que nous bavardions de choses et dâautres, comme les « accommodements raisonnables » (ce dĂ©bat burlesque auquel vous avez eu droit pendant votre sĂ©jour et qui repart maintenant de plus belle). Ou encore, si vraiment vous ĂȘtes prĂȘt Ă tout, on pourrait discuter du rĂ©chauffement de la planĂšte et du refroidissement de nos Ăąmes.
En tout cas, tĂąchons de garder le contact.
Salut et fraternité (comme disait Péguy).
P.-S. â Depuis votre dĂ©part, je redĂ©couvre une chose que votre prĂ©sence et votre esprit si authentiquement cosmopolite mâavaient un peu fait oublier, soit le provincialisme du petit milieu dans lequel je vis. Ou plutĂŽt, ce que jâappellerais son nĂ©oprovincialisme, car il sâagit dâune forme de provincialisme quâon ne voyait guĂšre autrefois, ni ici ni ailleurs, mais dont le monde actuel a permis lâĂ©closion et offre un grand nombre dâexemples, ici comme ailleurs. Jadis, on disait que la province, par rapport Ă la capitale, Ă©tait plus conservatrice, plus guindĂ©e, rĂ©fractaire aux nouveautĂ©s et aux expĂ©riences, et toujours plus ou moins en retard, avec son attachement au sol, au passĂ©, Ă ce que Michelet appelait ses « prĂ©jugĂ©s envieillis ». Dans les provinces, notait Stendhal, « tout va lentement, tout se fait peu Ă peu, il y a plus de naturel ». Aux yeux des mĂ©tropolitains, cette lenteur Ă©tait gĂ©nĂ©ralement un objet de moquerie ou de pitiĂ©. Mais voilĂ que la vieille opposition sâest inversĂ©e, et que câest maintenant la province, ce sont maintenant les sociĂ©tĂ©s plus ou moins Ă©loignĂ©es du centre et sans grande influence sur le reste du monde qui incarnent le mieux lâavant-garde. On pourrait mĂȘme dire quâelles sont lâavant-garde de toutes les avant-gardes, dans la mesure oĂč les idĂ©es nouvelles, loin dây rencontrer la rĂ©sistance tĂȘtue de jadis, y sont accueillies au contraire avec un enthousiasme (parfois appelĂ© courage ou audace) et une unanimitĂ© quâon ne voit guĂšre au mĂȘme degrĂ© dans les sociĂ©tĂ©s oĂč ces idĂ©es, la plupart du temps, ont Ă©tĂ© inventĂ©es. La province, autrefois, souffrait du complexe de lâarriĂ©rĂ©, du dĂ©modĂ©. Elle est devenue aujourdâhui le terrain par excellence de lâinnovation et de la rupture avec le passĂ©, et câest par lĂ quâon pourrait le mieux la dĂ©finir, je crois : la province est le lieu oĂč les idĂ©es nouvelles fleurissent et se rĂ©alisent avec le moins de retenue, de la maniĂšre la plus pĂ©remptoire et la plus assurĂ©e qui soit, favorisĂ©es par le besoin gĂ©nĂ©ral (câest-Ă -dire lâobligation) dâaller toujours plus vite, de se trouver toujours en avance, Ă©mancipĂ©, libre de tout ce qui pourrait ressembler Ă un tabou ou Ă une hĂ©sitation, et prĂȘt Ă toutes les aventures, surtout dans le domaine moral et symbolique. Câest un peu tout cela, dâailleurs, qui fait les petits et grands bonheurs de la vie de provinceâŠ
Praline et les hassidim
Je voudrais proposer aux faiseurs de dictionnaires lâintroduction dans notre belle langue française de deux mots nouveaux, aux sens voisins mais diffĂ©rents : murayen (ou murayien ; jâhĂ©site encore sur lâorthographe) et murayesque. Le premier, qui sâemploierait uniquement comme adjectif, renverrait soit Ă la singularitĂ© des livres de Philippe Muray (on parlerait du style murayen, de lâhumour murayen, voire de lâĆuvre murayenne), soit, dans un sens plus large, Ă un certain regard sur les choses, Ă une certaine attitude de lâesprit et de la sensibilitĂ© dont les Ă©crits de Muray offrent jusquâici lâunique exemple. Dire de quelquâun quâil a une vision murayenne du monde, ou dâun livre quâon y perçoit des accents murayens, ce serait dire de lâun ou de lâautre que sa maniĂšre de considĂ©rer lâexistence ou la sociĂ©tĂ© se caractĂ©rise par une luciditĂ© impitoyable, le refus de toute compromission comme de tout attendrissement, un mĂ©pris souverain de toutes les formes de bĂȘtise, et surtout un humour aussi irrĂ©sistible que dĂ©vastateur. Mais il est Ă craindre, dans le monde oĂč nous sommes et oĂč Philippe Muray nâest plus, que ce mot ne tombe rapidement en dĂ©suĂ©tude.
Ce qui nâest pas du tout le cas du vocable murayesque, promis au contraire Ă un trĂšs bel avenir. FormĂ© sur le modĂšle de quelques autres termes maintenant admis par lâusage, comme « dantesque », « moliĂ©resque », « donquichottesque », « ubuesque » ou mĂȘme « rocambolesque », ce nouveau mot pourrait sâemployer aussi bien comme adjectif (« Cette scĂšne est murayesque ») que comme substantif (« Le murayesque nâest pas absent de cette scĂšne »). En guise de dĂ©finition, je proposerais ceci : Digne de figurer dans un roman, un essai ou un poĂšme de Philippe Muray. Le murayesque, en dâautres mots, dĂ©signerait cette catĂ©gorie de lâexistence et de la sociĂ©tĂ© contemporaines dont lâauteur de LâEmpire du Bien, des Exorcismes spirituels et dâAprĂšs lâhistoire a Ă©tĂ© le dĂ©couvreur et lâinfatigable explorateur. On pourrait donc dire, pour formuler autrement notre dĂ©finition et en faire voir lâextension quasi illimitĂ©e : le murayesque, câest, dans le monde qui nous entoure, ce qui dĂ©clencherait la verve et lâhilaritĂ© de Philippe Muray.
Mais trĂȘve de gĂ©nĂ©ralitĂ©s. Rien ne vaut une illustration concrĂšte pour bien saisir le sens dâun mot. En voici une :
Soit une grande ville multiculturelle dâAmĂ©rique du Nord. Pour faire court, appelons-la MontrĂ©al. Soit, dans cette ville comme dans toutes les villes multiculturelles du monde, un gymnase situĂ© au milieu dâun quartier dans lequel le nombre dâartistes ou dâintellectuels par kilomĂštre carrĂ©, la quantitĂ© de livres par appartement et le niveau de conscientisation idĂ©ologique (donc dâagnosticisme) sont parmi les plus Ă©levĂ©s de la ville. Dans ce gymnase, deux ou trois fois par semaine, des clients, trĂšs majoritairement de sexe fĂ©minin et dont la moyenne dâĂąge avoisine les cinquante ans, viennent suer sang et eau en rĂ©pĂ©tant pendant des heures des mouvements qui nâont aucune utilitĂ© dans la vie, comme pĂ©daler Ă fond de train sur des vĂ©los immobiles, courir sur des tapis qui roulent en direction inverse de leur course, soulever et abaisser des poids qui reprennent aussitĂŽt leur position initiale, ou chevaucher toutes sortes dâappareils compliquĂ©s qui nâont dâautre fonction connue que dâĂȘtre chevauchĂ©s. Elles disent, les usagĂšres du gymnase, quâelles font cela pour des raisons de santĂ©, histoire de garder la forme, dâassouplir les muscles, dâamĂ©liorer le cardio, bref, dâĂȘtre mieux dans leur peau et, ainsi, de rester des citoyennes productives, aimables et autonomes. Mais il ne faut pas ĂȘtre grand clerc pour comprendre que ce qui motive aussi leurs gesticulations, ainsi que les autres souffrances volontaires que sâinfligent tant dâautres femmes du mĂȘme Ăąge, comme le jeĂ»ne, lâĂ©pilation par Ă©lectrolyse ou les chirurgies plastiques, ce sont au fond des choses aussi simples et peu branchĂ©es que le dĂ©sir de maigrir et la nĂ©cessitĂ© de raffermir des chairs en voie dâaffaissement accĂ©lĂ©rĂ©, câest-Ă -dire le besoin de rester belles et dĂ©sirables malgrĂ© les ans. On ne saurait le leur reprocher, bien sĂ»r, dâautant que ces efforts, la plupart du temps, restent vains, ce qui les rend encore plus mĂ©ritoires.
Mais revenons Ă notre ville multiculturelle. Soit, donc, juste Ă cĂŽtĂ© dudit gymnase dont il nâest sĂ©parĂ© que par une ruelle large dâĂ peine cinq mĂštres, un bĂątiment servant Ă la fois de synagogue, de lieu de rencontre et de salle dâĂ©tude pour la communautĂ© hassidique des environs, une communautĂ© liĂ©e au courant dit Satmar, lequel se distingue par son refus acharnĂ© du changement et une mĂ©fiance inconditionnelle Ă lâĂ©gard des idĂ©es et des mĆurs modernes, que celles-ci soient le fait de Juifs ou de gentils. Ătablie dans le quartier depuis des gĂ©nĂ©rations, cette communautĂ© rĂ©ussit Ă vivre dans une autarcie presque complĂšte, fermement repliĂ©e sur elle-mĂȘme et contente de son sort. Il sâest Ă©tabli entre elle et son voisinage non hassidique une sorte dâentente cordiale basĂ©e sur ce que des Ă©diles vertueux appellent respect ou tolĂ©rance, mais qui est en fait une parfaite ignorance mutuelle, exempte de part et dâautre de toute hostilitĂ© (au moins dĂ©clarĂ©e) comme de toute vellĂ©itĂ© de rapprochement. Pendant que la vie du quartier, autour des hassidim, bat son plein comme si ceux-ci nâexistaient pas, on les voit, eux, vĂȘtus comme des nobles polonais du dix-neuviĂšme siĂšcle, coiffĂ©s de leur shtreimel dâoĂč pendent les pĂ©ote soigneusement frisĂ©es, se diriger tranquillement vers la synagogue, accompagnĂ©s de leurs Ă©pouses au port modeste et de leur innombrable et pĂąle progĂ©niture, faisant eux aussi comme si le monde qui les entoure nâexistait pas. Quand un hassid croise un goy, il baisse la tĂȘte ou regarde ailleurs ; et le goy fait de mĂȘme. Dans son for intĂ©rieur, sans doute, chacun dĂ©plore la vie et lâallure de lâautre, mais nâen dit mot, sauf Ă ses proches. Entre les deux communautĂ©s, celle des hassidim et celle des citoyens modernes, la pa...