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Chapitre 1
UN MOT SUR MOI
Karl Popper, mon maĂźtre Ă penser
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Monsieur Bernard, vous vous dĂ©crivez comme un technicien qui aime la thĂ©orie, mais pas nĂ©cessairement celle des revues savantes. Vous avez nĂ©anmoins des maĂźtres Ă penser, nâest-ce pas ?
Jâaime Ă croire que nous avons tous des maĂźtres Ă penser. Personnellement, jâai amplement profitĂ© de mon sĂ©jour Ă la London School of Economics and Political Science (LSE) pour approfondir un certain nombre de disciplines qui mâont beaucoup aidĂ© dans la suite de ma carriĂšre. Jâavais reçu une bonne formation en droit Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al et, Ă Londres, jâai pu Ă©largir considĂ©rablement mon bagage de connaissances. La LSE est une universitĂ© oĂč sâenseigne lâensemble des sciences humaines. Une fois inscrit, on y a accĂšs Ă des cours de science politique, dâĂ©conomie, de gĂ©ographie, de philosophie, de droit, Ă©videmment. Ce qui mâa permis dâapprofondir certaines disciplines que je connaissais peu, et notamment lâadministration publique, qui mâintĂ©ressait particuliĂšrement. Jâai commencĂ© Ă frĂ©quenter les « bonzes » de la science administrative, Henri Fayol, Herbert A. Simon, Luther Gulick. Câest de cette façon que je me suis familiarisĂ© avec les sciences de lâadministration, y compris la science Ă©conomique, avec Paul A. Samuelson et son fameux manuel.
Câest alors que jâai lu ce qui est devenu mon livre de chevet et la pierre dâassise de ma pensĂ©e politique : La SociĂ©tĂ© ouverte et ses ennemis, de Karl Popper. Popper Ă©tait professeur Ă la LSE, mais ce nâest pas comme enseignant quâil mâa influencĂ©Â ; plutĂŽt comme penseur. De profession, il est Ă©pistĂ©mologiste, mais son livre porte sur la science politique. Jây ai trouvĂ© les grands principes qui ont forgĂ© ma conception de la sociĂ©tĂ©.
Le premier de ces principes est ce quâil appelle la piecemeal social engineering, selon lequel, si on veut amĂ©liorer la sociĂ©tĂ©, il faut y aller pas Ă pas, par amĂ©liorations successives, par la mĂ©thode dâessais et dâerreurs, un peu comme on construit une automobile. Par exemple, quand on compare le modĂšle T de Ford Ă ce quâon trouve maintenant sur le marchĂ©, on voit que ce nâest pas du tout le mĂȘme vĂ©hicule. Mais personne nâa directement conçu lâautomobile quâon achĂšte aujourdâhui. Ce sont des amĂ©liorations progressives, apportĂ©es dâannĂ©e en annĂ©e, qui ont fait quâelle est loin du modĂšle T de Ford. La philosophie de Popper est que, en ce qui concerne la sociĂ©tĂ©, on peut avoir des utopies Ă lâesprit, des objectifs Ă atteindre, mais que la bonne façon dây arriver, câest de partir du prĂ©sent et de voir comment on peut, petit Ă petit, en amĂ©liorer le fonctionnement. Ce principe de la piecemeal social engineering a Ă©tĂ© Ă la base de ma pensĂ©e politique.
La deuxiĂšme idĂ©e qui mâa beaucoup influencĂ© est que, quand on agit dans le secteur public en particulier, il faut dâabord chercher Ă corriger les erreurs, Ă combattre le mal, ou mieux encore Ă lâĂ©viter. Il vaut mieux faire reculer la misĂšre que chercher Ă crĂ©er le paradis sur terre. Cela ne veut pas dire, Ă©videmment, quâon ne peut pas tenter de faire les deux. Mais la premiĂšre action est plus importante que la deuxiĂšme. Câest une attitude qui mâa continuellement inspirĂ©.
La troisiĂšme idĂ©e est que les institutions sont, dans un sens, plus importantes que les individus : si on veut travailler Ă long terme, il vaut mieux chercher Ă amĂ©liorer les institutions que rechercher le sauveur qui transformera la sociĂ©tĂ©. Celle-ci, Ă la longue, progresse davantage grĂące Ă de bonnes institutions quâĂ de bons dirigeants. Dâautant plus que, gĂ©nĂ©ralement, les bonnes institutions attirent les bons dirigeants.
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La derniĂšre idĂ©e que jâai retenue de Popper porte sur la nature, le but de nos institutions dĂ©mocratiques. Lâobjectif principal de la dĂ©mocratie est de permettre le changement pacifique des dirigeants, et non de permettre au peuple de diriger directement la sociĂ©tĂ©. PlutĂŽt que de tĂącher de mettre le pouvoir directement dans les mains du peuple, il faut sâassurer que les dirigeants Ă©lus rendront des comptes au peuple et que celui-ci pourra les changer sans violence. Ce principe a colorĂ© ma rĂ©flexion sur nos institutions dĂ©mocratiques et sur ce quâon peut en attendre.
VoilĂ comment Karl Popper est devenu mon maĂźtre Ă penser.
Chapitre 2
LA RĂVOLUTION TRANQUILLE
La nature de la RĂ©volution tranquille
Selon vous, le changement doit ĂȘtre graduel. Vous vous dĂ©finissez comme un rĂ©formiste. Cela dit, une pĂ©riode quâon a appelĂ©e la RĂ©volution tranquille a eu lieu. MĂȘme si certains ont prĂ©tendu quâil ne sâagissait pas dâune vĂ©ritable rĂ©volution, on a quand mĂȘme changĂ© lâordre des choses, lâordre Ă©tabli, ne serait-ce quâen dĂ©classant un pouvoir important, lâĂglise catholique. La RĂ©volution tranquille reprĂ©sente une prise en main de notre destin par lâintermĂ©diaire de lâappareil Ă©tatique, qui est lâinstitution par laquelle les choses arriveront. En mobilisant lâĂtat, câest-Ă -dire le gouvernement, le Parlement et lâadministration, on a pu maĂźtriser dâautres secteurs, comme le culturel et le social. Cette RĂ©volution tranquille que vous avez vĂ©cue, quel bilan en faites-vous ? Ce qui fait quâĂ mon sens la RĂ©volution tranquille a Ă©tĂ© une vraie rĂ©volution, câest quâil y a eu rupture avec le passĂ©, tandis que dans une simple rĂ©forme, on cherche Ă amĂ©liorer ce qui existe en en conservant les caractĂ©ristiques principales. Lors de la RĂ©volution tranquille, le QuĂ©bec a vraiment coupĂ© les liens avec son passĂ©. Je lâai dâailleurs moi-mĂȘme vĂ©cu. JâĂ©tais alors au dĂ©but de la vingtaine, et je peux vous assurer que câĂ©tait le jour et la nuit entre lâesprit qui animait le QuĂ©bec aprĂšs la RĂ©volution tranquille et celui qui animait les forces en place auparavant. Cela a Ă©tĂ© une vraie libĂ©ration et, de ce point de vue, câĂ©tait une vĂ©ritable rĂ©volution. On dit quâelle Ă©tait tranquille, car il nây a pas eu de violence. Elle ne sâest pas faite dans le sang comme la RĂ©volution française. Mais câĂ©tait une cassure. Dâailleurs, certains la regrettent et croient quâon a mis de cĂŽtĂ© des choses valables, quâon aurait pu, au lieu de faire tabula rasa, ĂȘtre plus rĂ©formistes.
La nĂ©cessitĂ© dâune rĂ©volution
Pourquoi cette rĂ©volution a-t-elle eu lieu chez nous ? Les institutions Ă©taient-elles devenues si inadĂ©quates dans les annĂ©es 1950 ? Vous qui prĂ©conisez les changements graduels, ne pensez-vous pas que certaines choses auraient pu ĂȘtre conservĂ©es ? Si on pense quâon peut avoir en mĂȘme temps le beurre et lâargent du beurre, peut-ĂȘtre ; mais, dans les circonstances, ce nâĂ©tait pas possible. Il fallait rompre avec le passĂ© pour repartir. On ne pouvait pas faire autrement. Est-ce que, malgrĂ© tout, on a pu sauvegarder un certain nombre de choses essentielles ? Je le pense. Nous sommes restĂ©s catholiques, mais pas avec le mĂȘme catholicisme quâautrefois. Nous avons continuĂ© Ă parler le français ; on y a mĂȘme accordĂ© une importance plus grande. Nous avons conservĂ© le parlementarisme britannique, tout en lâadaptant Ă notre rĂ©alitĂ©. Donc, beaucoup de choses ont finalement Ă©tĂ© conservĂ©es. Cela dit, quand nous nous sommes mis en marche, nous avons surtout fait du rattrapage, et nous nous sommes grandement inspirĂ©s de ce que nous voyions de mieux chez nos voisins. Prenons lâexemple de la fonction publique. Nous avons dĂ©cidĂ© dâavoir une fonction publique de carriĂšre plutĂŽt quâune fonction publique purement discrĂ©tionnaire comme celle qui existait auparavant. Mais cette fonction publique de carriĂšre existait au fĂ©dĂ©ral, en Ontario, ailleurs. Nous lâavons importĂ©e, si vous voulez, en lâadaptant Ă nos besoins. Beaucoup dâautres choses, comme la prĂ©sence de lâĂtat dans le domaine s...