Je suis devenu de plus en plus grave â ma voix littĂ©raire, mes phrases et leur construction [âŠ], et mes thĂšmes, tout cela de plus en plus sombre. Pour la plupart de mes personnages, la vie Ă©tait une affaire sacrĂ©ment ennuyeuse et sans doute embrouillĂ©e, Ă travers laquelle on avançait en pataugeant. Pareille attitude risque Ă©videmment dâaboutir Ă un cynisme terrible, dâautant que je savais que la vie ne ressemblait pas Ă cela â mais quâelle Ă©tait beaucoup plus intĂ©ressante.
RICHARD FORD
Un week-end dans le Michigan
Je suis Ă la recherche dâun livre Ă lire. Câest un livre trĂšs spĂ©cial. Je lâimagine comme un visage sans traits. Je nâen connais ni le titre ni lâauteur. Qui sait, parfois je me dis que je suis Ă la recherche dâun livre que jâaurais moi-mĂȘme Ă©crit. Je ne sais pas. Mais je me raconte tant dâhistoires Ă propos de ce livre inconnu, que jâaime dĂ©jĂ si profondĂ©ment. Une de ces histoires se lit comme suit : je serais en train de lire et, soudain, au dĂ©tour dâune phrase, les larmes aux yeux, je mâexclamerais dâextase, de douleur et de libĂ©ration : « Mais, mon Dieu, câest que je ne savais pas que tout est possible! »
CLARICE LISPECTOR
A descoberta do mundo
Les quatre derniers sont arrivĂ©s par la poste rĂ©cemment, dâaussi loin quâAtlanta en GĂ©orgie ou Elon en Caroline du Nord : One Day; The Man Who Was There; War Games; Willâs Boy. Wright Morris est maintenant lâauteur dont je possĂšde le plus de livres, au-delĂ de vingt volumes. Surtout des romans. Quelques essais et les deux premiers tomes de son autobiographie. Il a dĂ©passĂ© en nombre Vladimir Nabokov, mon grand amour de jeunesse.
Je me souviens dâavoir dĂ©couvert Nabokov chez mon ami Laurent. La salle de lecture de ses parents Ă©tait extraordinaire. Il y avait de tout lĂ -dedans : du James A. Michener aussi bien que du Virginia Woolf, du Marguerite Yourcenar et du Yukio Mishima. Les parents de Laurent me restent en mĂ©moire pour deux raisons principales, qui ont Ă voir avec lâamour des livres. Dâabord, je me souviens quâun soir, sur le chemin de retour de la bibliothĂšque oĂč ils Ă©taient venus nous chercher en voiture, son pĂšre sâĂ©tait retournĂ© vers moi : « Lovecraft? Ouache! Câest mauvais. Câest tellement mauvais que ça ne vaut mĂȘme pas la peine de lâĂ©peler correctement : mauvais, M-O-V-E-T. » Et il venait de mâapprendre quelque chose de dĂ©terminant : si des millions de livres extraordinairement bons attendaient que je les lise, certains dâentre eux Ă©taient assez mauvais pour engendrer une telle rĂ©action viscĂ©rale. Le pĂšre de Laurent haĂŻssait H. P. Lovecraft. Ăa en disait long sur son amour de la littĂ©rature, ça mâen disait long sur ce qui allait devenir la passion de mon existence.
Ensuite, et il sâagit lĂ dâun Ă©pisode plus ou moins glorieux dont je pourrais Ă jamais taire la rĂ©surgence dans mon esprit, mais que je chĂ©ris, je me souviens dâun matin oĂč, comme dâhabitude, jâĂ©tais parti de chez moi pour me rendre Ă pied chez Laurent, qui habitait Ă quelques rues. En arrivant sur le pas de la porte, jâavais sonnĂ©, et la mĂšre de Laurent Ă©tait venue mâouvrir, tout sourire, et mâavait dit : « Viens, jâai une surprise pour toi », avant de me guider vers la toilette du rez-de-chaussĂ©e, minuscule piĂšce dissimulĂ©e entre la salle de lavage et la porte qui menait au sous-sol. Elle a appuyĂ© sur lâinterrupteur et la lumiĂšre sâest allumĂ©e, rĂ©vĂ©lant les toutes nouvelles tablettes installĂ©es sur le mur surplombant la cuvette, remplies de livres, remplies Ă craquer de dos de livres, de titres Ă la verticale, certains qui se lisaient de haut en bas, dâautres de bas en haut. La mĂšre de Laurent observait ma rĂ©action, heureuse de me voir heureux, parce quâelle me connaissait bien : cette nouvelle salle de lecture quâils venaient de crĂ©er, elle Ă©tait, jusquâĂ un certain point, pour moi. « Tu as vu ça? On a mis des livres dans la salle de bain. On a pensĂ© Ă toi. On a mis des livres pour quand tu vas aux toilettes. » Ils avaient pensĂ© Ă moi, effectivement. Ils sâĂ©taient demandĂ© quoi faire avec le surplus de livres, ils manquaient de place, ils avaient pensĂ© Ă des concepts comme retraite, sanctuaire, solitude, recueillement, et ils avaient pris la bonne dĂ©cision.
Câest le pĂšre de Laurent qui mâa mis La mĂ©prise de Vladimir Nabokov dans les mains, en me disant quelque chose comme : « On nâen revient pas, de celui-lĂ . » En effet, je nâen suis jamais vraiment revenu. Comment revenir de ça :
Si je nâĂ©tais parfaitement sĂ»r de mon talent dâĂ©crivain et de ma merveilleuse habiletĂ© Ă exprimer les idĂ©es avec une grĂące et une vivacitĂ© suprĂȘmes⊠Ainsi, plus ou moins, avais-je pensĂ© commencer mon rĂ©cit. Plus loin, jâaurais attirĂ© lâattention du lecteur sur le fait que, si je nâavais pas eu en moi ce talent, cette habiletĂ©, etc. non seulement je me serais abstenu de dĂ©crire certains Ă©vĂ©nements rĂ©cents, mais encore il nây aurait rien eu Ă dĂ©crire car, gentil lecteur, rien du tout ne serait arrivĂ© .
Il nây avait pas de livre de Wright Morris dans la salle de lecture des parents de Laurent. MĂȘme pas dans les toilettes.
2
Ă la cent soixante-quatriĂšme page de Solo: An American Dreamer in Europe, 1933 â 1934, Morris Ă©crit :
Dans le jardin du Luxembourg je me suis affaissĂ© sur un banc qui faisait face Ă lâĂ©tang et aux cris des enfants. JâĂ©tais Ă Paris. Le crĂ©puscule mauve semblait mâenvelopper comme une musique. Avant de me remettre sur mes pieds, je nâavais pas remarquĂ© les trous dans mes bas et deux ampoules crevĂ©es.
Dans un hĂŽtel prĂšs de la Sorbonne on a fait une exception pour le client qui ne resterait quâune seule nuit. Deux jeunes AmĂ©ricaines qui jouaient au ping-pong dans le vestibule mâont rĂ©veillĂ©. Afin de mâĂ©loigner de celle que jâentendais hululer, je suis parti loin de la Sorbonne et de la foule des Ă©tudiants et jâai trouvĂ© une chambre derriĂšre le cimetiĂšre du Montparnasse prĂšs de lâintersection de la rue de la GaĂźtĂ© et de lâavenue du Maine. Ma chambre donnait sur un des paliers de lâescalier, oĂč la plupart des locataires sâarrĂȘtaient pour craquer leur allumette. Jâavais une fenĂȘtre du cĂŽtĂ© de la rue, une chaise sur laquelle dĂ©poser mes vĂȘtements, un matelas qui avait environ dix centimĂštres de moins que moi. [âŠ] Ce nâĂ©tait pas lâidĂ©e que je me faisais de la vie bohĂšme, mais les enfants jouaient dans la rue sous ma fenĂȘtre et, juste en face, un bel homme noir et trĂšs grand vivait avec une petite femme blanche et rondelette. Je les entendais se crier dessus, mais je perdais lâessentiel de leur propos, puisquâils le faisaient en français .
Au moment des faits racontĂ©s, Wright Morris a vingt-trois ans et il vient de revenir en France aprĂšs un sĂ©jour de plusieurs mois en Autriche et en Italie, oĂč il a connu des aventures dignes du journal dâErnest Hemingway et dont il a tirĂ© des leçons dignes dâun opus de Horatio Alger. Le ton est, comme câest le cas dans tout son travail autobiographique, celui de la douce ironie du sage regardant se dĂ©mener son double immature qui, aux prises avec une image un peu figĂ©e de la vie bohĂšme, est conscient au fond de lui que câest exactement de ça quâil sâagit : des murs sales, un lit trop petit, un couple mixte qui sâengueule en face.
Et moi, Ă trente-cinq ans, sans le savoir, jâĂ©tais logĂ© Ă quelques minutes de marche de la chambre quâil occupait durant la DĂ©pression. Ă cette Ă©poque, Morris Ă©tait pauvre comme Job, il avait sur le dos le seul complet quâil possĂ©dait, il ne fumait pas vraiment et il ne couchait pas avec des prostituĂ©es parce quâil avait une amoureuse, lĂ -bas, across the pond, qui lâattendait.
Câest dans une bordĂ©lique librairie dâoccasion, Ă proximitĂ© du ThĂ©Ăątre de lâOdĂ©on, que jâai trouvĂ© mon exemplaire de ce rĂ©cit autobiographique publiĂ© en 1983. Je me baladais dans la capitale française en plein mois de juin. Ce nâĂ©tait pas un pĂšlerinage, mais pourquoi ne le verrais-je pas ainsi plusieurs mois plus tard, par la lorgnette de mon expĂ©rience accumulĂ©e, ajoutant Ă mon voyage de jeune Ă©crivain une dimension sacrale, celle du bon vieux clichĂ© dâavoir marchĂ© dans les pas dâun autre? Quand on est un lecteur, on est toujours en pĂšlerinage. Quand on est Ă©crivain, on nâest jamais bien loin du clichĂ©.
Dans ce coin-lĂ , le sixiĂšme arrondissement, se trouvent les bureaux de la maison dâĂ©dition Flammarion, qui a achetĂ© les droits francophones hors AmĂ©riques de mon roman LâannĂ©e la plus longue. JâĂ©tais Ă Paris pour la promotion du livre, qui ne paraĂźtrait que deux mois plus tard, mais quâil fallait dâores et dĂ©jĂ prĂ©senter aux libraires en vue de la rentrĂ©e littĂ©raire, sorte de folie des grandeurs du milieu du livre français qui a lieu chaque mois de septembre. On mâavait logĂ© dans un petit hĂŽtel rue Monsieur-le-Prince, Ă deux pas des jardins du Luxembourg, oĂč je me suis promenĂ© quelques heures, chaussĂ© de bas propres et de souliers confortables. Les enfants criaient et pleuraient toujours autant, je les voyais faire leu...