Les souffrances invisibles
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Les souffrances invisibles

Pour une science du travail à l'écoute des gens

  1. 236 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Les souffrances invisibles

Pour une science du travail à l'écoute des gens

À propos de ce livre

Karen Messing a consacré sa vie à la santé des travailleurs et des travailleuses et à «l'invisible qui fait mal». À travers le récit de son parcours professionnel, d'abord de généticienne puis d'ergonome, l'auteure démontre comment certains environnements de travail rendent les gens malades, en particulier les femmes. Des ouvriers d'usine exposés à des poussières radioactives aux préposées au nettoyage, en passant par les caissières, les serveuses ou les enseignantes, elle s'est employée à porter leur voix dans les cercles scientifiques.

L'écart entre la réalité des scientifiques et celle des travailleurs et travailleuses de statut social inférieur est d'ailleurs à l'origine de graves problèmes de santé qui sont généralement ignorés, soutient l'auteure. Pour combler ce «fossé empathique» qui empêche les scientifiques d'orienter correctement leurs recherches, il est primordial d'écouter attentivement les travailleurs et travailleuses parler de leurs difficultés et de tenir compte de leur expertise. Karen Messing plaide également en faveur d'une pratique scientifique davantage interdisciplinaire.

Lier l'intime au politique, voilà le vaste défi auquel nous invite Karen Messing dans cet essai très personnel qui devrait interpeller autant les employeurs et les scientifiques que les syndicats et le grand public.

«Les souffrances invisibles est un ouvrage important qui nous informe sur combien mal informés et mal avisés nous sommes en regard des problèmes de stress et de pollution vécus par les masses laborieuses, auxquels on pourrait remédier si on les prenait au sérieux et si on se donnait la peine d'écouter ce qu'en disent eux-mêmes les travailleurs et travailleuses.

– David Suzuki, environnementaliste et généticien

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Informations

Année
2016
ISBN de l'eBook
9782897192747
CHAPITRE PREMIER

Les travailleurs d’usine

UN JOUR QUAND J’ÉTAIS PETITE, mon père m’a emmenée passer la matinée à l’usine où il travaillait comme cadre. À ma plus grande joie, il m’a autorisée à m’asseoir à la chaîne de montage pour regarder les femmes assembler les radios en production. Elles devaient souder des fils rouges, bleus et jaunes au bon endroit sur chacun des appareils. Les ouvrières m’ont même laissée jouer avec les fils de couleur tandis que mon père faisait ses affaires. Cela m’a tenue occupée quelque temps, mais ensuite j’ai quitté ma chaise et je suis allée le voir dans son bureau. Une question me trottait dans la tête.
— Est-ce qu’elles ne s’ennuient pas à la longue, à faire la même chose toute la journée?
— Non, m’a-t-il répondu. Elles ne sont pas aussi intelligentes que toi, Karen.
J’étais sans voix. Mon père m’affirmait que ces femmes adultes étaient moins éveillées que moi, une fillette qui avait sa petite idée quant au rang inférieur qu’elle occupait dans la société. Ce qu’il disait paraissait peu plausible, pourtant il avait l’air sûr de lui. J’ai longuement retourné ses propos dans ma tête, et je ne les ai jamais oubliés.
Bien des années plus tard, par un concours de circonstances, j’allais en venir à penser qu’il s’était peut-être trompé sur l’intelligence des ouvrières. À l’âge de 17 ans, j’ai été temporairement exclue de mon université pour une bêtise sans conséquence, et j’allais devoir attendre trois mois avant de reprendre mes cours. J’ai posé ma candidature pour travailler en librairie et dans plusieurs restaurants, avant d’être finalement embauchée comme serveuse dans une cafétéria bien connue pour ses repas express du midi. Je devais fournir à chaque client un plateau, une serviette et des couverts, prendre sa commande et la crier au personnel de cuisine avec le bon nom de code pour chaque préparation, sans en oublier les détails (un spécial pas de vert, un burger New York…). Pour chacune des assiettes proposées, une dizaine environ, je devais servir le bon accompagnement ou les bons condiments. Si le plat avec toutes ses garnitures apparaissait en temps voulu à la fenêtre de la cuisine, je devais l’apporter au bon client. Sinon, je devais négocier avec les commis de cuisine en composant au mieux avec les récriminations du client et l’impatience du chef Henry, un bonhomme pas très rassurant que mes demandes agaçaient.
J’étais une très mauvaise serveuse. Les femmes qui servaient au comptoir depuis plusieurs années arrivaient à gérer les commandes de quatre clients en même temps. Bing bang bing bang! faisaient les plateaux sur le comptoir et les plats et les couverts sur les plateaux. Personnellement, je n’ai jamais su jongler avec plus de deux clients à la fois. Et, humiliation suprême pour une étudiante de l’Ivy League, le plus grand obstacle n’était pas physique, mais mental. J’étais franchement incapable de surmonter le défi cognitif qui consistait à retenir les commandes en détail et à en suivre la progression pour plus de deux personnes en même temps. Beverly, une fille de mon âge recrutée juste avant moi, a été d’un grand réconfort. Elle m’a confié des petits trucs qu’elle avait mis au point, comme d’oublier le persil sur un œuf quand il y avait beaucoup de clients en attente. Et c’est en apprenant à la connaître que mes doutes se sont définitivement envolés sur le fait qu’on pouvait être à la fois de la classe ouvrière et intelligent. Si elle présentait tous les stigmates de la pauvreté (mère seule à 17 ans, elle avait des dents en moins, elle parlait mal, etc.), Beverly était aussi vive d’esprit que moi, sinon plus. Nous nous sommes beaucoup amusées à rire des gérants et des employés de cuisine, jusqu’à ce que je retourne à l’université et que je reprenne ma vie normale.
C’est aussi avec ce travail que j’ai commencé à comprendre les relations de pouvoir entre employeurs et employés. Beverly et moi étions payées un dollar de l’heure, le salaire minimum à l’époque. Pour moi, même en 1960, c’était une somme dérisoire et j’avais du mal à croire que Beverly puisse vivre et faire vivre son enfant avec si peu d’argent. D’autant que notre patron nous faisait payer le nettoyage des uniformes, injustement à mon avis dans la mesure où ils ne nous appartenaient pas. Mais le gérant m’a bien vite fait comprendre que si je voulais ce travail, je devrais payer et me taire. Et quelques clients de la cafétéria m’ont tout aussi clairement laissé entendre que si je voulais garder mon emploi, je ne devais surtout pas me plaindre de leurs remarques condescendantes ou taquines. À condition que je sois généreuse en sourires, ils me laisseraient même un 25 cents sur leur plateau.
Dans les années qui ont suivi, j’ai su bien me tenir et j’ai prolongé mes études universitaires jusqu’au doctorat. Mes rapports avec les employés à faible revenu se limitaient aux échanges entre cliente et commis de magasin; ce n’est qu’une fois embauchée à l’UQAM (l’Université du Québec à Montréal) comme professeure de biologie que j’ai vécu des rencontres d’un tout autre genre.
En 1978, un problème est survenu dans une raffinerie de phosphate près de Montréal. Les travailleurs avaient entendu dire que le minerai traité à l’usine était contaminé par des poussières radioactives. La raffinerie avait vendu ses scories à la province pour le remblayage de la chaussée. Un technicien avait constaté une émission radioactive sur les routes traitées, et il s’inquiétait des risques d’exposition pour les usagers qui passaient par là pour aller au travail. C’est en lisant le journal que les ouvriers ont appris qu’ils manipulaient une matière radioactive dangereuse pour la santé. Ils ont appelé la centrale syndicale, qui a appelé le service aux collectivités de l’université, lequel à son tour m’a contactée. J’étais la seule personne ressource qui s’y connaissait un peu en radiations et en dommages génétiques. Par une journée froide, la conseillère en santé-sécurité et moi nous sommes donc rendues en voiture sur la rive sud du Saint-Laurent pour y rencontrer l’exécutif syndical de la raffinerie, dans le petit local de l’organisation. Il y avait avec lui six hommes dans la trentaine et dans la quarantaine, qui travaillaient tous depuis des années à l’usine. Ils nous ont dit que non seulement les installations étaient saturées de poussières radioactives, mais qu’en plus les ouvriers avaient rapporté chez eux les résidus de l’usine pour s’en servir comme engrais phosphaté dans leur jardin. Je ne connaissais pas grand-chose aux effets des radiations sur les humains, mais j’ai donné à ces hommes un cours d’introduction en génétique et radiations: l’énergie émise peut abîmer les chromosomes et par le fait même altérer les gènes. Les gènes mutés fonctionnent moins bien, ce qui peut causer des problèmes de santé. D’un ton dégagé, j’ai aussi mentionné que les dommages pouvaient se transmettre d’une génération à l’autre, voire au-delà.
— Alors le problème de ma fille pourrait venir de mon travail?, a demandé le président du syndicat, «Jean-Jacques».
Sa question m’a brutalement fait comprendre que je n’étais pas dans une salle de classe et que j’aurais dû faire preuve de plus de tact. Trop tard: j’avais provoqué un choc. Sur les six hommes assis à la table, cinq d’entre eux étaient mariés et quatre avaient des enfants, et chacun de ces quatre pères avait un enfant atteint d’un problème de santé grave, comme une fente palatine ou un pied bot. La femme du cinquième homme marié était enceinte: lui et soudain moi aussi, nous nous sommes inquiétés pour son futur enfant. Et effectivement, plusieurs mois plus tard, sa petite fille est née avec une grave déficience, une fistule trachéo-œsophagienne, c’est-à-dire un trou entre le conduit respiratoire et le tube digestif qui va de la bouche à l’estomac.
Je ne savais pas du tout comment aborder la génétique humaine dans une perspective professionnelle, mais il m’apparaissait évident que quelqu’un devait faire quelque chose pour éclaircir la situation à la raffinerie. J’ai alors vécu une période de frustration et d’incompréhension, durant laquelle j’ai tenté de contacter des personnes qualifiées, des professeurs d’université et des chercheurs en médecine, afin qu’elles viennent en aide à cette centaine d’hommes exposés à des sources de radiation, et ce, pour qu’on comprenne ce qui leur arrivait à eux et à leurs familles. Je parle d’incompréhension parce que, pour une raison ou une autre, aucun de ces spécialistes qu’il était logique de contacter n’a manifesté le moindre intérêt à s’impliquer dans cette situation, qui m’interpellait autant d’un point de vue humain qu‘elle me fascinait comme scientifique. J’ai d’abord appelé un chercheur en génétique d’un hôpital pour enfants de Montréal et, naïve comme j’étais, je suis partie du mauvais pied.
— Je m’appelle Karen Messing, je suis professeure de biologie à l’UQAM. Nous avons passé une entente avec un syndicat pour lui fournir de l’information sur les risques en santé-sécurité au travail, et nous aurions besoin d’un expert en génétique humaine.
— Non, je ne veux pas travailler pour un syndicat, a répondu le chercheur.
— Je ne voulais pas dire que le syndicat allait vous engager, ai-je expliqué. C’est simplement que ces ouvriers sont exposés à des sources de radiation et que leurs enfants sont atteints de malformations. Je n’ai pas l’expertise requise pour établir que cette radioexposition est la cause du problème.
— Non, je ne veux pas travailler pour un syndicat, a répété mon interlocuteur.
L’un des dirigeants syndicaux dont l’enfant était né avec une déficience a été orienté vers un conseiller génétique de l’hôpital voisin, que j’appellerai le Dr Tremblay6.
— Ce sont des choses qui arrivent, et que nous ne comprendrons jamais, lui a dit le médecin. Mais elles n’ont rien à voir avec votre travail.
Quand on m’a raconté ce qu’il avait dit, j’ai voulu prendre contact avec le Dr Tremblay pour savoir comment il en arrivait à exclure tout rapport avec le travail. Je lui ai laissé plusieurs messages, avant d’en laisser à ses collègues du même service, mais personne ne m’a rappelée. Et les choses ont continué comme cela, même si je me suis bien gardée par la suite de mentionner le syndicat dans mes appels téléphoniques. Aucune de ces personnes dont c’était le travail, aucun de ces chercheurs dont c’était l’expertise n’a voulu rencontrer le groupe de travailleurs ni se pencher sur leur cas. Le simple fait d’entrevoir un conflit potentiel avec un employeur suffisait à dissuader mes confrères qui, si je veux être juste, n’avaient pas rencontré ces pères bouleversés avec lesquels, bien sincèrement, il valait peut-être mieux ne pas discuter. Je me souviens encore du visage de cet homme qui m’a dit:
— J’ai travaillé toute ma vie dans cette usine minable pour que ma famille soit en sécurité et en bonne santé, et maintenant vous me dites que j’ai peut-être donné son problème cardiaque à mon fils.
Je n’ai pas non plus oublié la fois où la future épouse d’un salarié m’a expliqué qu’elle avait rompu leurs fiançailles parce qu’elle voulait des enfants et qu’elle craignait pour eux des lésions causées par les radiations.
À l’époque, je venais d’intégrer le département de biologie et mon programme de recherche en génétique visait à développer un champignon et à le rendre assez fort pour qu’il soit capable d’éradiquer les moustiques. J’avais obtenu une subvention avec deux de mes collègues, des entomologistes qui savaient comment s’y prendre pour tuer des moustiques, et nos recherches avançaient rondement. J’avais recruté des étudiantes qui s’affairaient à cultiver le champignon sur des béchers en plastique et à faire flotter ses spores à la surface de l’eau, là où vivent les larves de l’insecte. Mon département était heureux de m’avoir embauchée parce que j’avais prouvé que je pouvais décrocher des subventions auprès de sources tant fédérales que provinciales.
Que devais-je faire pour les travailleurs de la raffinerie? J’en ai parlé avec Micheline Cyr, Ana María Seifert et Claire Marien, trois jeunes et très brillantes étudiantes de premier cycle en biologie qui cherchaient un sujet d’étude pour leur travail de fin d’études, et elles ont proposé d’examiner ce cas de radioexposition avec moi. Semaine après semaine, nous avons lu sur les radiations et envisagé différentes façons d’aborder la situation à l’usine, à la fois dans ses dimensions humaines et scientifiques. Nous nous sentions très mal parce que nous n’avions aucun moyen de savoir si c’était l’emploi des ouvriers qui causait les problèmes de leurs enfants, et personne ne voulait nous aider à éclaircir les choses. Devait-on rassurer la fiancée ou compatir avec elle?
Nos craintes ont redoublé quand nous en avons appris un peu plus sur les conditions de travail à la raffinerie. Un ouvrier d’expérience nous a dit qu’il y avait de la poussière partout et nous a expliqué que lorsque les travailleurs devaient recevoir des soins dentaires, le dentiste les mettait en arrêt plusieurs semaines avant l’intervention parce qu’il craignait d’endommager leurs mâchoires, trop affaiblies par l’exposition au phosphore présent dans la poussière. (Un an plus tard, quand l’employeur nous a autorisées à visiter la raffinerie pour la première fois, toutes les surfaces étaient couvertes de poussière. Au bout de quelques minutes seulement dans l’usine, nous nous sentions nous-mêmes poussiéreuses, à l’intérieur comme à l’extérieur.)
Le syndicat a organisé un petit-déjeuner un dimanche matin avec les hommes et leurs familles pour qu’ils remplissent un questionnaire sur leur historique de reproduction, afin qu’on sache s’il y avait trop de fausses couches, de morts à la naissance ou de malformations chez les enfants des employés. Micheline, Ana María, Claire et moi nous sommes présentées dans le sous-sol d’une petite église où les épouses nous ont alors servi des crêpes, des œufs et du bacon. J’ai expliqué l’effet des radiations sur la santé. Malgré mes efforts ce jour-là pour me montrer plus délicate, l’atmosphère était tendue dans l’auditoire, à juste titre. Mais les femmes étaient heureuses de pouvoir poser leurs nombreuses questions. La plupart des ouvriers étant trop jeunes pour avoir des enfants, 30 femmes seulement ont rempli le questionnaire. Leurs réponses pouvaient confirmer qu’il y avait un problème, sans que nous puissions en être certaines en raison de la taille réduite de l’échantillon.
La littérature scientifique ne nous a pas été d’un grand secours, parce que les chercheurs n’y traitaient que de rayonnements radioactifs externes. Les textes foisonnaient de calculs sur les doses reçues par exposition à des sources externes de rayons X ou gamma, mais je ne trouvais rien sur les effets causés par l’absorption de poussières radioactives. Combien de temps restaient-elles dans l’organisme? Les éléments radioactifs se concentraient-ils dans certains organes? Dans la mesure où les radiations n’émanaient pas de l’extérieur, tous les calculs mentionnés dans la littérature sur la distance du corps humain à la source radioactive ne me servaient à rien. Il fallait qu’on trouve un moyen de vérifier si la radioexposition était à l’origine des problèmes de santé observés.
J’avais étudié avec Abby Lippman, devenue professeure à l’Université McGill et docteure en conseil génétique. Grâce à elle, j’ai rencontré une clinicienne spécialisée dans l’observation des chromosomes humains, Naomi Fitch, qui m’a gentiment proposé de me montrer comment faire mes propres analyses, et je me suis rendue à son laboratoire dans cet objectif de perfectionnement professionnel. (C’était à une époque où les institutions scientifiques étaient moins rigides; aujourd’hui, aucun département ni bailleur de fonds n’autoriserait une professeure nouvellement embauchée à explorer d’autres domaines de recherche que sa spécialité.) Les représentants des ouvriers de la raffinerie sont parvenus à mobiliser des fonds en vertu de l’accord UQAM-syndicats, grâce auxquels j’ai pu affecter Micheline, Ana María et Claire à la recherche sur les chromosomes. Nous avons recueilli des prélèvements sanguins auprès d’un petit échantillon de travailleurs et préparé des lames de microscope avec une coloration spéciale qui rendrait visibles les chromosomes. Après les avoir examinées (combinées à des prélèvements d’autres individus afin de garantir un test «à l’insu»), les étudiantes et moi en avons pensé que les échantillons des travailleurs présentaient des signes de lésions bien plus nombreux que ceux des individus n’étant pas à l’emploi de la raffinerie.
Lorsque nous avons remis notre rapport au syndicat et à l’employeur, d’autres généticiens se sont enfin intéressés à l’affaire. En fait, j’ai reçu un appel du président de la Société de génétique du Canada qui a demandé à voir nos lames; il avait été contacté par la direction de l’usine et souhaitait effectuer une contre-expertise (un avis contraire moyennant paiement). Par ailleurs, après plus d’un an de silence, le conseiller en génétique, le Dr Tremblay, m’a finalement rappelée: l’employeur lui aussi l’avait contacté et, à la demande de ce dernier, il m’a brandi la menace d’une poursuite en justice. On m’intimait d’abandonner l’étude.
Mon initiation aux rouages de la science nord-américaine n’était pas terminée. Toujours préoccupées par notre manque d’expérience dans l’analyse de cellules humaines, mes étudiantes et moi désirions obtenir une confirmation indépendante de nos résultats auprès d’une personne non associée au syndicat ni à l’employeur. L’ami d’un ami était un expert réputé en santé au travail aux États-Unis, professeur dans une grande école de santé publique. Lorsque nous l’avons contacté, il a proposé de refaire notre étude, à notre plus grande joie puisque nous cherchions à confirmer les cas de lésions sur les chromosomes des travailleurs. Le «Professeur Ivy» est venu collecter les échantillons de sang, mais ensuite, il n’a plus donné de nouvelles. Quelques mois plus tard, tous les ouvriers (francophones) de l’usine ont reçu une lettre en anglais sur laquelle figurait l’en-tête de sa prestigieuse université, les avisant que les tests chromosomiques étaient négatifs et qu’ils étaient en bonne santé. Nous n’en avons pas obtenu copie, toutefois le syndicat nous a contactées par téléphone pour nous dire que nos résultats étaient erronés. Quand j’ai appelé le Professeur Ivy pour vérifier l’affaire avec lui, il m’a dit qu’une secrétaire avait envoyé la lettre par erreur et qu’il n’avait pas encore examiné les prélèvements, parce qu’il était occupé à obtenir sa titularisation. Il m’a proposé d’envoyer une lettre aux ouvriers pour rectifier le tir, mais sans donner suite à cette offre non plus, ce qui n’a fait qu’ajouter à la confusion. Cela dit, durant notre conversation téléphonique, il m’a demandé l’autorisation de reproduire dans un manuel qu’il dirigeait la photographie des prélèvements sanguins d’un des employés, parce qu’il n’avait encore jamais vu de telles lésions chromosomiques chez un t...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Les souffrances invisibles
  3. Crédits
  4. Avant-propos
  5. 1. Les travailleurs d’usine
  6. 2. Le monde invisible du nettoyage
  7. 3. Debout immobiles
  8. 4. Le cerveau des travailleurs à bas salaire
  9. 5. Le travail d’équipe, une réalité invisible
  10. 6. Violation de domicile
  11. 7. Des enseignantes et des chiffres
  12. 8. Devenir une scientifique
  13. 9. Sur les crabes, la douleur et le scepticisme des chercheurs
  14. 10. Les orteils d’un statisticien et le fossé empathique dans la littérature scientifique
  15. 11. Des chercheurs à l’écoute?
  16. Index
  17. Notes