HISTOIRE NATURELLE
requiem
Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographiée à mon regard : la lumiÚre, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je partage avec celui ou celle qui a été photographié.
ROLAND BARTHES
La chambre claire
Si je devais filmer le texte, je voudrais que les pleurs sur la mer soient montĂ©s de telle sorte quâon voie le fracas de la blancheur de la mer et le visage de lâhomme presque en mĂȘme temps. Quâil y ait une relation entre la blancheur des draps et celle de la mer. Que les draps soient dĂ©jĂ une image de la mer. Cela Ă titre dâindication gĂ©nĂ©rale.
MARGUERITE DURAS
La maladie de la mort
Jâouvre la boĂźte Ă fantĂŽmes,
le trésor équivoque aux mille visages.
La femme des vagues est la femme du rĂȘve
est la photographie absolue.
Toutes les voyelles sont noires
câest le cinĂ©ma que je dĂ©cris, le drame
suivi dâun bord Ă lâautre (les quatre coins
tenus en laisse), le nom Ă©troit, la couronne
de fumĂ©e quâon porte en terre
ou au pied du lit.
Toutes les voyelles sont noires je
reviens une fois, deux fois, trois fois.
Huit, douze, treize. Vingt-quatre ou quarante.
Quatorze peut-ĂȘtre lâannĂ©e miroir. Le frĂšre
est la chambre froide, la faculté de colÚre
multipliée par dix. Le frÚre dit la force
gĂ©omĂ©trique, lâĂ©cran la peur noire
ou blanche ou bleue comme
toutes toutes toutes
les taches rouges les clefs les lettres
que rien nâefface. Je suis lĂ -bas, couchĂ©
au sol, lâarc ouvert sur la crĂ©ature
impaire derriĂšre la porte
les voyelles noires le rideau tremble
câest un rideau qui tremble câest une image
obscĂšne qui ne me quitte plus.
Je confie mes secrets aux pierres. Je les retourne, je les affole. Elles ne tombent pas seules. Lâaveu leur brĂ»le les mains et elles noient chaque heure comme si câĂ©tait la premiĂšre.
Voici comment tout a commencé.
Mes merveilles Ă©taient peu nombreuses,
je les chĂ©rissais comme dâĂ©tranges fardeaux.
Du sucre, de lâeau et lâamour traĂźnĂ© de force.
Mes soins attentifs ne suffisaient pas à leur pitié.
La folie bouillait en silence, prĂȘte Ă sâendormir,
prĂȘte Ă oublier. Câest lâĆuf qui nâenfantait pas,
la ville nue et ses couloirs de cendre, la chambre
Ă©teinte je suis restĂ© avec la crise jusquâau bout.
Voici le tableau auquel jâai assistĂ© sans en avoir le droit.
Droit de regarder, droit de comprendre ou de parler,
droit dâun cĆur de battre ou dâarrĂȘter de battre,
droit de tomber en miettes sans le regretter.
Chaque nuit lave ma chance. Je ne suis pas bĂ©ni, jâexiste Ă peine.
Toutes les voyelles sont noires je lâavoue le jour est noir la nuit est nue et longue et lente et malgrĂ© tout jâai vu ce que je ne savais pas ĂȘtre capable de voir jâai su ce que je savais pourtant ne jamais pouvoir savoir malgrĂ© tout jâai compris quâil ne me serait jamais possible dâouvrir les yeux en entrant je nâattendais rien je nâattendais rien
Aucune trace ne répond de moi.
Rideau est rideau est la phrase souveraine
lâĂ©cran la phrase au sol la phrase unique
impossible et sans fin (surtout sans fin).
La phrase absolue.
Câest le carrĂ©, la femme seule dans la voiture,
le stationnement, lâattente, la fĂȘte quâon suppose
de lâautre cĂŽtĂ© du mur.
La phrase miroir.
La langue obscure la langue basse
la pudeur les mots qui manquent les mots
qui viennent et qui pourtant manquent.
La phrase fantĂŽme.
La nuit qui tombe, le train
en gare, le mauvais numéro la recherche
de la vérité (la recherche de la joie).
Lâadoration la faute la chambre vide
répétée par trois fois.
La phrase forcée perdue forcée.
La mÚre est la honte pliée en quatre,
la raison retournĂ©e sur elle-mĂȘme, la mĂ©canique
de lâencre poussĂ©e Ă sa vraie limite de chose vraie.
Jâentends la musique, le disque apportĂ© au hasard
dâentre les morts, jâentends une main au piano,
lâautre qui ouvre le thĂ©Ăątre et qui pleure
lâhistoire tenue comme un sexe ouvert.
LâĂ©cran noir dit
la phrase sacrée est une histoire
dâamour et dâabandon.
je nâattendais rien dâelle ni de moi encore moins de moi de qui je ne pourrai plus jamais rien attendre je nâavais rien Ă dire jâai commencĂ©
La peau la mémoire creuse
dans chaque morceau de paysage
la photographie dâun sourire disparu.
une phrase je lâai commencĂ©e en silence elle est venue ou je suis allĂ© la chercher elle disait quelque chose Ă quelquâun je nâai jamais su sâil mâĂ©tait possible de lâĂ©crire sâil Ă©tait possible que quelquâun entende aussi cette voix
La poussiĂšre sur les meubles, les fruits qui mĂ»rissent peut-ĂȘtre sur la table peut-ĂȘtre pas ici la raison broie le cĆur et sâen va.
cette voix mâa dit dâentrer mâa fait comprendre dâune maniĂšre que je ne comprends pas quâil Ă©tait temps dâentrer quâil me fallait entrer je passais seulement je nâavais aucune intention dâentrer câest cela que je me rĂ©pĂ©tais mĂȘme sâil avait bien fallu que je voie quelque chose que jâarrive par quel miracle Ă ĂȘtre dans ce quartier oĂč elle Ă©tait et oĂč je passais et Ă la faveur de quoi une phrase mâest venue qui me disait dâentrer je suis entrĂ©
DerriĂšre la porte jâai pensĂ©
aux lĂšvres tendues de la catastrophe
et je me suis effondré en silence.
« Rien, rien quâimage, rien dâautre, oubli total. »
(Franz Kafka, fin 1920)
Le temps me sĂ©pare. Ne mâhabite quâimparfaitement. Je pense aux pierres, qui le traversent. Je pense aux pierres qui dansent. Je pense Ă un livre incomprĂ©hensible Ă©crit par des pierres. LâabĂźme derriĂšre chaque mot, la chair marquĂ©e au fer rouge, le dĂ©sastre dans la bouche : chaque fois que je parle je pense que câest la derniĂšre fois.
La forĂȘt vient avec lâĂ©tang, le petit pont
oĂč jâavance, le rĂȘve tenu du bout des doigts.
La pierre tremble et je laisse tomber
les vagues, la maison tendre
et abĂźmĂ©e oĂč
je suis entrĂ© jâai attendu je nâattendais plus rien mourir me suffisait jâai attendu jâai tant attendu quâil ne mâĂ©tait plus permis dâespĂ©rer mĂȘme que lâattente eĂ»t une fin
jâarrĂȘte ici lâenfant sauvage.
La syncope de la joie est un fléau et une grùce.
Voici la scĂšne inaugurale.
Rideau est un trou creusé des deux cÎtés à la fois.
Je vois la chose froide, le triptyque abandonné, les deux tas de terre qui échangent leur raison comme des paradoxes de lumiÚre. Je me replie sur ma propre défaite : je suis le secret et sa révélation, une photographie que je prends à mon insu. Un tableau barré à ciel ouvert ou face contre terre.
Lâaveu est lisse comme la mer, opaque comme un animal, muet comme une planche.
Jâarrive parfois Ă la vie simple et je note la clartĂ© du temps.
Câest le requiem : le chant qui ouvre le calme pour les morts et les vivants.
Une histoire naturelle, dĂ©figurĂ©e dâorigine. Un livre sans visage, plus dur quâune pierre. Un cercle Ă la limite du recueillement et de la priĂšre.
Jâai envie de partir, jâai envie de rester, je nâai envie dâaller nulle part, jâai une envie dâaller nulle part qui me ronge, me tue, mâabat silencieusement, je ne rĂ©siste pas, jâattends, je nâai pas soif, jâattends, je lĂšve les yeux et je vois les souvenirs affichĂ©s au mur (lâinventaire me dĂ©goĂ»te), jâai vu un film et jâen ai gardĂ© une image, un homme affalĂ© dans un fauteuil, au mur, son mur Ă lui, juste en haut du feu le portrait dâune femme (une femme trĂšs belle), lâhistoire du film, la recherche obstinĂ©e dâune rĂ©ponse, la quĂȘte aberrante dâun mystĂšre qui nâexiste pas, des bouts de papier, des images de New York, une ville, une grande ville comme dans les films, des traces qui prouvent que jây suis allĂ©, le billet de train jauni, les images du film, lâhomme dans le fauteuil, lâhomme debout un verre Ă la main, la carte postale de lâhĂŽtel, cet hĂŽtel qui mâa traversĂ©, que jâai habitĂ©, qui est le foyer de tous mes rĂȘves, mes petits rĂȘves, mes rĂȘves qui sont Ă peine des rĂȘves, qui sont des traces que je retourne dans tous les sens, des indices dâune a...