Écrits sur l'Ă©ducation
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Écrits sur l'Ă©ducation

Bertrand Russell

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Écrits sur l'Ă©ducation

Bertrand Russell

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Considéré l'une des plus importantes figures intellectuelles du XXe siÚcle, Bertrand Russell a écrit sur de nombreux sujets, parmi lesquels l'éducation occupe une place de choix. Dans cette anthologie, la premiÚre du genre en français, Normand Baillargeon et Chantal Santerre ont réuni 18 textes qui présentent les principaux aspects de la vision de l'éducation développée par Russell et son rÎle central pour toute société démocratique. Pour Russell, nous devrions éduquer les enfants afin de leur donner le savoir et les habitudes d'esprit nécessaires à la formation d'une opinion indépendante. Favoriser l'esprit de liberté, en respectant la personnalité de l'enfant et en stimulant «l'amour de la pensée aventureuse».

Qu'il soit question des finalités de l'éducation, du curriculum, de rÎle de l'université ou encore des liens de l'éducation avec le politique ou la pensée critique, les écrits rassemblés dans ce recueil reflÚtent la grande cohérence des idées défendues par le célÚbre mathématicien et philosophe anglais. Des décennies plus tard, il est frappant de découvrir la grande pertinence et l'actualité de ses réflexions, que ce soit concernant les pratiques éducatives, la formation de la personnalité des jeunes enfants, l'éducation intellectuelle, la délicate question de la discipline et de l'autorité, la compétition, l'éducation à la sexualité ou encore les rapports entre éducation et économie.

Écrits sur l'Ă©ducation intĂ©ressera autant philosophes et pĂ©dagogues, qui pourront prendre la mesure de l'intĂ©rĂȘt de Russell pour l'Ă©ducation et de son action dans ce domaine, que les personnes simplement intĂ©ressĂ©es par les nombreux et passionnĂ©s dĂ©bats Ă  ce sujet.

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Informations

Année
2019
ISBN
9782897194581

PARTIE 1

Nature et finalitĂ©s de l’éducation

L’éducation (1916)

AUCUNE THÉORIE POLITIQUE n’est complĂšte Ă  moins qu’elle ne soit applicable aux enfants aussi bien qu’aux hommes et aux femmes. La plupart des thĂ©oriciens n’ont pas d’enfants ou, s’ils en ont, ils se tiennent soigneusement Ă  l’abri du vacarme causĂ© par leur juvĂ©nile turbulence. Quelques-uns d’entre eux ont Ă©crit des livres sur l’éducation, mais sans avoir prĂ©sente Ă  leur esprit, pendant qu’ils Ă©crivaient, la rĂ©alitĂ© d’aucun enfant. Les thĂ©oriciens de l’éducation qui avaient une connaissance effective des enfants, comme les inventeurs des Kindergarten21 ou du systĂšme de Montessori22, n’ont tout de mĂȘme pas tendu suffisamment leur pensĂ©e vers le but ultime de l’éducation, ce qui les empĂȘche de traiter avantageusement de l’instruction supĂ©rieure. Je n’ai pas une connaissance suffisante des enfants et de leur Ă©ducation pour me permettre de supplĂ©er aux lacunes des Ă©crits d’autrui. Mais tout espoir de reconstruction sociale suppose qu’on affronte des questions concernant l’éducation en tant qu’institution politique, et tout programme de reconstruction doit leur donner des rĂ©ponses; mais elles sont gĂ©nĂ©ralement nĂ©gligĂ©es par les thĂ©oriciens de l’éducation. Ce sont ces questions que je veux aborder.
On reconnaĂźt gĂ©nĂ©ralement que l’éducation a un trĂšs grand pouvoir pour former le caractĂšre et l’opinion. La plupart des enfants acquiĂšrent presque inconsciemment les croyances de leurs parents et de leurs maĂźtres, et si mĂȘme plus tard ils s’éloignent de ces croyances, il leur en reste quelque chose de profondĂ©ment implantĂ©, prĂȘt Ă  Ă©merger en pĂ©riode de crise ou de dĂ©tresse. L’éducation est ordinairement la force la plus puissante pesant du cĂŽtĂ© de ce qui est et s’opposant Ă  tout changement profond: les institutions menacĂ©es s’emparent du systĂšme d’éducation pendant qu’elles sont encore puissantes et inculquent le respect de leur propre excellence Ă  l’esprit mallĂ©able de la jeunesse. Les rĂ©formateurs rĂ©pliquent en essayant d’îter Ă  leurs adversaires leur supĂ©rioritĂ©. Aucun des partis ne considĂšre les enfants en eux-mĂȘmes: ils reprĂ©sentent simplement une quantitĂ© de matĂ©riel que l’on doit recruter pour une armĂ©e ou une autre. Si les enfants Ă©taient considĂ©rĂ©s pour eux-mĂȘmes, l’éducateur ne chercherait pas Ă  les enrĂ©gimenter dans un parti spĂ©cial. Il essaierait de les faire penser, non pas Ă  travers leurs maĂźtres, mais avec leur propre cerveau. L’éducation en tant qu’arme politique n’existerait pas si nous respections les droits des enfants. Si nous respections ces droits, nous devrions Ă©duquer les enfants de façon Ă  leur donner le savoir et les habitudes d’esprit nĂ©cessaires Ă  la formation d’une opinion indĂ©pendante; mais l’éducation, en tant qu’arme politique, s’efforce d’installer des habitudes et de diriger le savoir dans un but tellement tendancieux qu’il en rĂ©sultera l’adhĂ©sion Ă  une opinion donnĂ©e.
Les deux principes de justice et de libertĂ© qui tiennent une large part dans un essai de reconstruction sociale ne suffisent pas quand il s’agit d’éducation. La justice, prise dans son sens littĂ©ral d’égalitĂ© de droits, n’est Ă©videmment pas possible quand il est question de l’enfance. Et quant Ă  la libertĂ©, elle est dans ce cas entiĂšrement nĂ©gative: elle ne peut que maintenir une sorte de servage, sans pouvoir toutefois donner un principe constructif. Mais l’éducation est essentiellement constructive et demande une conception positive de ce qui constitue une vie bonne. Et bien qu’elle doive respecter la libertĂ© dans la mesure oĂč cela est compatible avec l’instruction, et qu’elle puisse Ă©largir cette libertĂ© plus qu’on ne le fait sans causer aucun prĂ©judice aux Ă©tudes, il est cependant clair qu’on ne peut tout de mĂȘme pas livrer les enfants entiĂšrement Ă  eux-mĂȘmes si l’on veut qu’ils s’instruisent, sauf dans le cas d’enfants exceptionnellement intelligents, qui peuvent ĂȘtre isolĂ©s de leurs compagnons plus ordinaires. C’est une des raisons qui explique la grande responsabilitĂ© qui incombe aux maĂźtres: les enfants doivent plus ou moins dĂ©pendre de leurs supĂ©rieurs, et ne peuvent se constituer les gardiens de leurs propres intĂ©rĂȘts. L’autoritĂ©, en matiĂšre d’éducation, est presque inĂ©vitable, et les pĂ©dagogues doivent trouver un moyen d’exercer l’autoritĂ© tout en respectant l’esprit de libertĂ©.
OĂč l’autoritĂ© est inĂ©vitable, le respect est nĂ©cessaire. Un homme qui est un bon Ă©ducateur et qui doit veiller Ă  ce que la jeunesse grandisse et atteigne son parfait dĂ©veloppement doit possĂ©der profondĂ©ment le respect de la personnalitĂ©. C’est ce respect de la personnalitĂ© d’autrui qui manque chez ceux qui se font les avocats de ces systĂšmes mĂ©caniques semblables Ă  des moules de fonte: le militarisme, le capitalisme, l’organisation scientifique prĂŽnĂ©e par les Fabian23, et toutes les autres prisons dans lesquelles les rĂ©formateurs et les rĂ©actionnaires essaient d’enfermer l’esprit humain. Le mĂ©pris de la personnalitĂ© de l’enfant est malheureusement universel dans l’éducation actuelle, avec ses rĂšglements Ă©manant d’un cabinet ministĂ©riel, ses grandes classes, son programme d’études fixe, ses professeurs surmenĂ©s, sa dĂ©termination de produire un terne niveau de mĂ©diocritĂ© facile. Ce respect requiert de l’imagination et une chaleur vitale: il en faut d’autant plus quand il s’adresse Ă  ceux qui sont rĂ©ellement dĂ©nuĂ©s de toute puissance. L’enfant est faible et, considĂ©rĂ© superficiellement, quelque peu bĂȘta; le maĂźtre est fort et, au sens ordinaire du terme, plus sage que l’enfant. Le maĂźtre sans respect, ou le bureaucrate sans respect, mĂ©prise facilement l’enfant en raison de ces infĂ©rioritĂ©s extĂ©rieures. Il pense qu’il est de son devoir de mouler l’enfant: en imagination il est le potier devant l’argile. Et ainsi il donne Ă  l’enfant une forme antinaturelle qui s’accentue avec l’ñge, produisant des efforts et un mĂ©contentement de l’esprit desquels naissent la cruautĂ© et l’envie, et la croyance qu’on doit obliger les autres Ă  subir les mĂȘmes dĂ©formations.
L’homme imbu de respect ne pensera pas qu’il a pour devoir de brider la jeunesse dans un moule. Il sent dans tout ce qui vit, mais particuliĂšrement chez les ĂȘtres humains, et par-dessus tout chez l’enfant, quelque chose de sacrĂ©, d’indĂ©finissable, d’illimitĂ©, d’unique et d’étrangement prĂ©cieux, le principe croissant de vie, un fragment personnifiĂ© de l’effort muet du monde. En prĂ©sence d’un enfant, il ressent une humilitĂ© inaccoutumĂ©e, une humilitĂ© qu’on ne peut aisĂ©ment justifier au point de vue rationnel, et qui est cependant plus prĂšs de la sagesse que la facile confiance en soi de la plupart des parents et des maĂźtres. L’impuissance extĂ©rieure de l’enfant, sa dĂ©pendance envers lui le rendent conscient de la responsabilitĂ© de sa charge et du lien de confiance qui l’unit Ă  cet enfant. Son imagination lui montre ce que l’enfant peut devenir dans le bien ou dans le mal, comment ses pulsions peuvent ĂȘtre dĂ©veloppĂ©es ou contrariĂ©es, comment ses espoirs peuvent s’affaiblir et la vie en lui croĂźtre moins vivante, comment sa confiance peut ĂȘtre meurtrie et ses ardents dĂ©sirs remplacĂ©s par une volontĂ© hĂ©sitante. Tout ceci lui fait dĂ©sirer d’aider l’enfant dans ses propres luttes. Il voudrait l’équiper et le fortifier, non en vue d’un but extĂ©rieur proposĂ© par l’État ou par quelque autre autoritĂ© impersonnelle, mais en vue des buts que l’esprit de l’enfant cherche obscurĂ©ment. L’homme qui sent cela peut se servir de l’autoritĂ© d’un Ă©ducateur sans enfreindre le principe de libertĂ©.
Ce n’est pas avec un tel esprit de respect et de rĂ©vĂ©rence que les États et les Églises, ainsi que les institutions qui en dĂ©pendent, conduisent l’éducation. En Ă©ducation, c’est Ă  peine si l’on considĂšre le garçon ou la fillette, le jeune homme ou la jeune femme, le maintien de l’ordre existant Ă©tant presque toujours, sous quelque forme, la seule chose jugĂ©e importante. Quand on regarde l’individu, c’est presque exclusivement au point de vue de son succĂšs dans le monde: gagner de l’argent ou obtenir une bonne situation. Être mĂ©diocre et acquĂ©rir l’art de rĂ©ussir est l’idĂ©al que l’on propose aux jeunes esprits, exception faite de quelques rares maĂźtres qui ont assez d’énergie pour rompre avec le systĂšme d’aprĂšs lequel on leur demande de travailler. Presque toute l’éducation a un but politique, elle vise Ă  renforcer un groupe national, ou religieux, ou mĂȘme social, en concurrence avec d’autres groupes. C’est principalement ce motif qui dĂ©termine les programmes d’études, la connaissance offerte, la connaissance soustraite, et qui dĂ©cide aussi quelles habitudes d’esprit seront donnĂ©es aux Ă©lĂšves. Presque rien n’est fait pour favoriser le dĂ©veloppement intĂ©rieur de l’intelligence ou de l’esprit; en fait, chez ceux qui ont reçu le plus d’éducation, la vie de l’intelligence et de l’esprit est souvent atrophiĂ©e, dĂ©pourvue de pulsions, et possĂšde seulement certaines aptitudes mĂ©caniques qui tiennent lieu de pensĂ©e vivante.
Certains des buts atteints actuellement par l’éducation devront toujours ĂȘtre poursuivis dans toutes les contrĂ©es civilisĂ©es. Tous les enfants devront continuer d’apprendre Ă  lire et Ă  Ă©crire; et certains devront continuer d’acquĂ©rir les connaissances indispensables pour embrasser certaines professions, mĂ©dicales, juridiques ou de science appliquĂ©e. L’éducation supĂ©rieure requise pour les sciences et les arts est nĂ©cessaire Ă  ceux qui peuvent s’y adonner. Sauf en histoire, en religion et en certains sujets, l’instruction actuelle est davantage incomplĂšte que dangereuse. Elle pourrait ĂȘtre donnĂ©e dans un esprit plus libĂ©ral, en essayant de mieux montrer ses avantages dĂ©finitifs; mais, naturellement, une grande partie de celle-ci est traditionnelle et morte. Mais elle est somme toute nĂ©cessaire, et devrait faire partie de tout systĂšme d’éducation.
C’est sur les questions d’histoire, de religion et autres sujets Ă  controverse que l’instruction actuelle est positivement dangereuse. Ces sujets touchent aux intĂ©rĂȘts qui maintiennent les Ă©coles, et ces intĂ©rĂȘts maintiennent les Ă©coles afin que leurs vues sur ces sujets puissent ĂȘtre prĂ©servĂ©es. L’Histoire, dans chaque pays, est enseignĂ©e de maniĂšre Ă  glorifier ce pays: les enfants apprennent Ă  croire que leur nation a toujours eu raison et a presque toujours Ă©tĂ© victorieuse, qu’elle a produit presque tous les grands personnages, et qu’elle est Ă  tous Ă©gards supĂ©rieure Ă  toutes les autres nations. Comme ces croyances sont flatteuses, elles sont acceptĂ©es facilement, et une connaissance plus fine de ces questions aura peine Ă  les dĂ©loger plus tard.
Pour prendre un exemple simple et presque insignifiant: les faits concernant la bataille de Waterloo sont connus avec beaucoup de dĂ©tails et avec une minutieuse exactitude. Mais les faits enseignĂ©s dans les Ă©coles Ă©lĂ©mentaires seront grandement diffĂ©rents en Angleterre, en France et en Allemagne. Le petit garçon Anglais moyen s’imaginera que les Prussiens y jouĂšrent Ă  peine un rĂŽle; le petit Allemand, que Wellington24 Ă©tait pratiquement dĂ©fait quand la victoire fut gagnĂ©e par la vaillance de BlĂŒcher25. Si on enseignait exactement les faits dans les deux pays, l’orgueil national ne serait pas poussĂ© au mĂȘme degrĂ©, et ni l’une ni l’autre nation ne se sentirait si certaine de la victoire en cas de guerre: le dĂ©sir de combattre serait ainsi diminuĂ©. C’est ce dernier rĂ©sultat que l’on devrait chercher Ă  atteindre. Or, chaque État veut susciter l’orgueil national et a conscience que cela ne peut ĂȘtre fait que par l’enseignement partial de l’histoire. Les enfants sans dĂ©fense sont instruits au moyen de dĂ©formations, de suppressions, de suggestions. Les idĂ©es fausses concernant l’histoire du monde qui sont enseignĂ©es dans les diffĂ©rents pays sont de nature Ă  encourager les querelles et Ă  maintenir vivace un nationalisme fanatique. Si l’on voulait arriver Ă  de bonnes relations entre États, une des premiĂšres mesures devrait ĂȘtre de soumettre tout enseignement historique Ă  une commission internationale qui produirait des livres neutres exempts de tout l’esprit chauvin qui est exigĂ© actuellement26.
La mĂȘme chose s’applique exactement Ă  la religion. Les Ă©coles Ă©lĂ©mentaires sont toujours pratiquement entre les mains d’un corps religieux ou d’un État qui a une certaine attitude vis-Ă -vis de la religion. Un corps religieux existe du fait que ses membres partagent tous certaines croyances dĂ©finies Ă  propos de sujets dont on ne peut affirmer la vĂ©ritĂ©. Les Ă©coles dirigĂ©es par des corps religieux doivent empĂȘcher les enfants, qui sont souvent curieux par nature, de dĂ©couvrir que ces croyances dĂ©finies sont en opposition avec d’autres qui ne sont pas plus dĂ©raisonnables, et que la plupart des hommes les mieux qualifiĂ©s pour en juger pensent qu’il n’y a aucune preuve vĂ©ritable en faveur de l’une ou l’autre de ces croyances. Quand l’État est d’une irrĂ©ligion militante, comme en France, les Ă©coles de l’État deviennent aussi dogmatiques que celles qui sont entre les mains des Églises (on me dit que le mot «Dieu» ne doit pas ĂȘtre mentionnĂ© dans une Ă©cole primaire française). Le rĂ©sultat est identique dans tous ces cas: on met obstacle au libre examen, et sur la question la plus importante du monde, l’enfant rencontre le dogme ou un silence glacĂ©.
Ce n’est pas seulement dans l’éducation Ă©lĂ©mentaire que ces maux existent. Dans une Ă©ducation plus avancĂ©e, ils prennent des formes plus subtiles, on essaie davantage de les cacher, mais ils sont toujours lĂ . Les collĂšges d’Eton et d’Oxford donnent une certaine empreinte Ă  l’esprit d’un homme, tout comme le fait un collĂšge de JĂ©suites. On peut Ă  peine dire que les collĂšges d’Eton et d’Oxford ont un but conscient, mais ils ont un but qui n’en est pas moins fort et rĂ©el, bien que non formulĂ©. Chez presque tous ceux qui y ont passĂ©, ils ont produit une adoration pour les convenances, qui est aussi nuisible Ă  la vie et Ă  la pensĂ©e que l’Église mĂ©diĂ©vale. Cette «convenance» est tout Ă  fait compatible avec une largeur d’idĂ©es superficielle, une promptitude Ă  entendre tous les partis et une certaine urbanitĂ© envers les adversaires. Mais elle n’est pas compatible avec une rĂ©elle largeur d’idĂ©es, ou une volontĂ© profonde de choisir un parti. Son essence est l’assurance que ce qui est le plus important, c’est un certain maintien, maintien qui rĂ©duira au minimum les chocs entre Ă©gaux et convaincra dĂ©licatement les subordonnĂ©s de leurs carences. En tant qu’arme politique pour prĂ©server les privilĂšges des riches dans une dĂ©mocratie snob, son efficacitĂ© ne peut ĂȘtre dĂ©passĂ©e. Comme moyen de crĂ©er un milieu social agrĂ©able pour ceux qui ont de l’argent et n’ont ni fortes convictions ni dĂ©sirs rares, cela a bien quelque mĂ©rite. Sous tous les autres rapports, c’est abominable.
Les inconvĂ©nients de la convenance viennent de deux sources: la parfaite assurance de l’excellence de son droit et la croyance que les bonnes maniĂšres sont plus dĂ©sirables que l’intelligence, la crĂ©ation artistique, l’énergie vitale ou toute autre source de progrĂšs dans le monde. La parfaite confiance en soi suffit Ă  dĂ©truire tout progrĂšs de l’esprit. Et quand elle est mĂȘlĂ©e au mĂ©pris de la gaucherie et de la maladresse que l’on rencontre presque invariablement chez les grands esprits, elle devient une source de destruction pour tout ce qui est mis en contact avec elle. La convenance est en elle-mĂȘme morte et incapable de dĂ©veloppement et, par son attitude envers eux, elle contamine ceux qui ne la connaissent pas et tend Ă  atrophier chez eux les principes de vie. Le mal qu’elle cause Ă  certaines classes anglaises et aux hommes dont elles ont daignĂ© remarquer les capacitĂ©s est incalculable.
Le libre examen sera entravĂ© aussi longtemps que l’éducation se proposera de produire la croyance plutĂŽt que la pensĂ©e et obligera la jeunesse Ă  avoir des opinions positives sur des questions incertaines, plutĂŽt que de la laisser hĂ©siter devant le doute en encourageant son indĂ©pendance d’esprit. L’éducation devrait favoriser le dĂ©sir d’arriver Ă  connaĂźtre la vĂ©ritĂ©, plutĂŽt que la conviction qu’un credo particulier est la vĂ©ritĂ©. Mais ce sont les credos qui unissent les hommes dans les organisations de combat: les Églises, les États, les partis politiques. C’est l’intensitĂ© de la foi en une croyance qui produit l’efficacitĂ© de la lutte: la victoire vient Ă  ceux qui sentent la plus absolue certitude concernant des questions au sujet desquelles le doute est la seule attitude rationnelle. Pour obtenir cette intensitĂ© de la croyance et cette efficacitĂ© du combat, on gauchit la nature de l’enfant, on entrave sa libertĂ© de jugement en faisant valoir des interdictions qui mettent en Ă©chec le dĂ©veloppement des idĂ©es nouvelles. Chez les ĂȘtres dont l’esprit n’est pas trĂšs actif, il en rĂ©sulte une toute-puissance des prĂ©jugĂ©s, pendant que ceux dont la pensĂ©e ne peut pas ĂȘtre entiĂšrement mise Ă  mort deviennent cyniques, sans espoir de dĂ©veloppement intellectuel: stĂ©riles critiques essayant de dĂ©montrer que tout ce qui est vivant est folie, incapables d’avoir eux-mĂȘmes des pulsions crĂ©atrices et les dĂ©truisant chez les autres.
Le succĂšs obtenu dans ce combat et qui supprime la libertĂ© de pensĂ©e est rapide mais sans valeur. À la longue, la vigueur de l’esprit est aussi essentielle au succĂšs qu’elle l’est Ă  une vie complĂšte. La conception de l’éducation considĂ©rĂ©e comme une sorte de gymnastique, comme un moyen de produire l’unanimitĂ© par l’esclavage, est trĂšs rĂ©pandue et pour la dĂ©fendre on objecte qu’elle mĂšne Ă  la victoire. Ceux qui aiment les parallĂšles tirĂ©s de l’histoire ancienne montreront, pour renforcer leur thĂšse, la victoire de Sparte sur AthĂšnes. Mais c’est AthĂšnes qui a eu le pouvoir sur les pensĂ©es et l’imagination des hommes, et non pas Sparte: si chacun de nous pouvait renaĂźtre dans une Ă©poque passĂ©e, il voudrait ĂȘtre AthĂ©nien plutĂŽt que Spartiate. Et dans le monde moderne, il faut tant d’intelligence pour les affaires pratiques, que c’est l’intelligence plutĂŽt que la docilitĂ© qui remportera plus probablement la victoire. L’éducation basĂ©e sur la crĂ©dulitĂ© conduit rapidement Ă  la dĂ©cadence mentale: c’est seulement en maintenant vivant l’esprit de libre examen qu’on peut obtenir ce minimum indispensable par lequel le progrĂšs peut ĂȘtre obtenu.
Certaines habitudes mentales sont ordinairement inculquĂ©es par ceux qui s’occupent d’éducation: l’obĂ©issance et la discipline, la cruautĂ© dans le combat en vue d’un succĂšs mondain, le mĂ©pris pour les groupes auxquels on est opposĂ©s, une crĂ©dulitĂ© aveugle et une acceptation passive de la sagesse du maĂźtre. Toutes ces habitudes sont contre la vie: au lieu de l’obĂ©issance et de la discipline, on devrait inculquer l’indĂ©pendance et la passion. L’éducation devrait essayer de dĂ©velopper le sentiment de la justice dans les jugements, au lieu de la duretĂ© de cƓur. Au lieu du mĂ©pris, elle devrait inculquer le respect et inspirer le dĂ©sir de comprendre; envers les opinions d’autrui, elle devrait produire, non pas un acquiescement servile, mais une opposition raisonnĂ©e et une comprĂ©hension nette des causes d’opposition. Au lieu de la crĂ©dulitĂ©, on devrait se proposer de stimuler le doute constructif, l’amour des aventures de l’esprit, le sentiment de mondes Ă  conquĂ©rir par l’entreprise et la tĂ©mĂ©ritĂ© de la pensĂ©e. Par suite de l’indiffĂ©rence qu’on apporte aux choses de l’esprit, l’acquiescement au statu quo et la soumission de l’élĂšve dans l’acceptation des buts politiques sont les causes immĂ©diates de ces maux. Mais au-dessous de ces causes, il y en a une plus fondamentale, celle qui consiste Ă  regarder l’éducation comme un moyen d’acquĂ©rir un pouvoir sur l’élĂšve et non de favoriser son dĂ©veloppement futur. C’est en cela que se manifeste le manque de respect; et c’est seulement par plus de respect qu’on peut effectuer une rĂ©forme devenue essentielle.
On suppose que l’obĂ©issance et la discipline sont indispensables si l’on veut maintenir l’ordre dans une classe pendant les leçons. C’est vrai dans une certaine mesure, mais beaucoup moins que ne le pensent ceux qui regardent l’obĂ©issance et la discipline comme dĂ©sirables en elles-mĂȘmes. L’obĂ©issance, l’abandon de sa propre volontĂ© Ă  une direction extĂ©rieure, est la contrepartie de l’autoritĂ©. Toutes deux peuvent ĂȘtre nĂ©cessaires en certains cas. Les enfants rebelles, lunatiques, pervers ou criminels, ont besoin de l’autoritĂ© et doivent ĂȘtre contraints d’obĂ©ir. Mais c’est une triste nĂ©cessitĂ©: ce que l’on doit dĂ©sirer, c’est le libre choix des buts oĂč il n’est pas nĂ©cessaire d’intervenir. Et les rĂ©formateurs de l’éducation ont montrĂ© que la chose est beaucoup plus possible que nos pĂšres ne l’auraient jamais cru27.
Ce qui fait que l’obĂ©issance semble nĂ©cessaire dans les Ă©coles, ce sont les classes nombreuses et le surmenage qu’on impose aux maĂźtres pour de fausses Ă©conomies. Ceux qui n’ont aucune expĂ©rience de l’enseignement sont incapables d’imaginer la dĂ©pense cĂ©rĂ©brale exigĂ©e par une vĂ©ritable instruction. Ils pensent qu’on peut raisonnablement demander aux professeurs de travailler autant d’heures que des employĂ©s de banque. Il en rĂ©sulte une fatigue intense, une irritabilitĂ© nerveuse, et la nĂ©cessitĂ© absolue de faire mĂ©caniquement son devoir quotidien. Mais le travail ne peut ĂȘtre fait d’une façon mĂ©canique qu’en imposant une stricte obĂ©issance.
Si nous prenions l’éducation au sĂ©rieux, et si nous considĂ©rions aussi important de maintenir l’esprit des enfants alerte que d’assurer la victoire dans la guerre, nous dirigerions cette Ă©ducation de façon toute diffĂ©rente: nous ferions le nĂ©cessaire pour arriver Ă  nos fins, mĂȘme si nous devions dĂ©penser cent fois plus que maintenant. Pour beaucoup d’hommes et de femmes, donner un lĂ©ger enseignement est un plaisir, et ils et elles peuvent s’y livrer avec une ferveur nouvelle et un entrain qui maintiennent l’intĂ©rĂȘt des enfants sans qu’il soit besoin de discipline. Les enfants distraits pourraient ĂȘtre sĂ©parĂ©s des autres et recevoir un autre genre d’instruction. Un professeur ne devrait pas excĂ©der ses forces, pour Ă©viter de cultiver le dĂ©goĂ»t de son travail et l’indiffĂ©rence vis-Ă -vis des besoins intellec...

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