PARTIE 1
Nature et finalitĂ©s de lâĂ©ducation
LâĂ©ducation (1916)
AUCUNE THĂORIE POLITIQUE nâest complĂšte Ă moins quâelle ne soit applicable aux enfants aussi bien quâaux hommes et aux femmes. La plupart des thĂ©oriciens nâont pas dâenfants ou, sâils en ont, ils se tiennent soigneusement Ă lâabri du vacarme causĂ© par leur juvĂ©nile turbulence. Quelques-uns dâentre eux ont Ă©crit des livres sur lâĂ©ducation, mais sans avoir prĂ©sente Ă leur esprit, pendant quâils Ă©crivaient, la rĂ©alitĂ© dâaucun enfant. Les thĂ©oriciens de lâĂ©ducation qui avaient une connaissance effective des enfants, comme les inventeurs des Kindergarten ou du systĂšme de Montessori, nâont tout de mĂȘme pas tendu suffisamment leur pensĂ©e vers le but ultime de lâĂ©ducation, ce qui les empĂȘche de traiter avantageusement de lâinstruction supĂ©rieure. Je nâai pas une connaissance suffisante des enfants et de leur Ă©ducation pour me permettre de supplĂ©er aux lacunes des Ă©crits dâautrui. Mais tout espoir de reconstruction sociale suppose quâon affronte des questions concernant lâĂ©ducation en tant quâinstitution politique, et tout programme de reconstruction doit leur donner des rĂ©ponses; mais elles sont gĂ©nĂ©ralement nĂ©gligĂ©es par les thĂ©oriciens de lâĂ©ducation. Ce sont ces questions que je veux aborder.
On reconnaĂźt gĂ©nĂ©ralement que lâĂ©ducation a un trĂšs grand pouvoir pour former le caractĂšre et lâopinion. La plupart des enfants acquiĂšrent presque inconsciemment les croyances de leurs parents et de leurs maĂźtres, et si mĂȘme plus tard ils sâĂ©loignent de ces croyances, il leur en reste quelque chose de profondĂ©ment implantĂ©, prĂȘt Ă Ă©merger en pĂ©riode de crise ou de dĂ©tresse. LâĂ©ducation est ordinairement la force la plus puissante pesant du cĂŽtĂ© de ce qui est et sâopposant Ă tout changement profond: les institutions menacĂ©es sâemparent du systĂšme dâĂ©ducation pendant quâelles sont encore puissantes et inculquent le respect de leur propre excellence Ă lâesprit mallĂ©able de la jeunesse. Les rĂ©formateurs rĂ©pliquent en essayant dâĂŽter Ă leurs adversaires leur supĂ©rioritĂ©. Aucun des partis ne considĂšre les enfants en eux-mĂȘmes: ils reprĂ©sentent simplement une quantitĂ© de matĂ©riel que lâon doit recruter pour une armĂ©e ou une autre. Si les enfants Ă©taient considĂ©rĂ©s pour eux-mĂȘmes, lâĂ©ducateur ne chercherait pas Ă les enrĂ©gimenter dans un parti spĂ©cial. Il essaierait de les faire penser, non pas Ă travers leurs maĂźtres, mais avec leur propre cerveau. LâĂ©ducation en tant quâarme politique nâexisterait pas si nous respections les droits des enfants. Si nous respections ces droits, nous devrions Ă©duquer les enfants de façon Ă leur donner le savoir et les habitudes dâesprit nĂ©cessaires Ă la formation dâune opinion indĂ©pendante; mais lâĂ©ducation, en tant quâarme politique, sâefforce dâinstaller des habitudes et de diriger le savoir dans un but tellement tendancieux quâil en rĂ©sultera lâadhĂ©sion Ă une opinion donnĂ©e.
Les deux principes de justice et de libertĂ© qui tiennent une large part dans un essai de reconstruction sociale ne suffisent pas quand il sâagit dâĂ©ducation. La justice, prise dans son sens littĂ©ral dâĂ©galitĂ© de droits, nâest Ă©videmment pas possible quand il est question de lâenfance. Et quant Ă la libertĂ©, elle est dans ce cas entiĂšrement nĂ©gative: elle ne peut que maintenir une sorte de servage, sans pouvoir toutefois donner un principe constructif. Mais lâĂ©ducation est essentiellement constructive et demande une conception positive de ce qui constitue une vie bonne. Et bien quâelle doive respecter la libertĂ© dans la mesure oĂč cela est compatible avec lâinstruction, et quâelle puisse Ă©largir cette libertĂ© plus quâon ne le fait sans causer aucun prĂ©judice aux Ă©tudes, il est cependant clair quâon ne peut tout de mĂȘme pas livrer les enfants entiĂšrement Ă eux-mĂȘmes si lâon veut quâils sâinstruisent, sauf dans le cas dâenfants exceptionnellement intelligents, qui peuvent ĂȘtre isolĂ©s de leurs compagnons plus ordinaires. Câest une des raisons qui explique la grande responsabilitĂ© qui incombe aux maĂźtres: les enfants doivent plus ou moins dĂ©pendre de leurs supĂ©rieurs, et ne peuvent se constituer les gardiens de leurs propres intĂ©rĂȘts. LâautoritĂ©, en matiĂšre dâĂ©ducation, est presque inĂ©vitable, et les pĂ©dagogues doivent trouver un moyen dâexercer lâautoritĂ© tout en respectant lâesprit de libertĂ©.
OĂč lâautoritĂ© est inĂ©vitable, le respect est nĂ©cessaire. Un homme qui est un bon Ă©ducateur et qui doit veiller Ă ce que la jeunesse grandisse et atteigne son parfait dĂ©veloppement doit possĂ©der profondĂ©ment le respect de la personnalitĂ©. Câest ce respect de la personnalitĂ© dâautrui qui manque chez ceux qui se font les avocats de ces systĂšmes mĂ©caniques semblables Ă des moules de fonte: le militarisme, le capitalisme, lâorganisation scientifique prĂŽnĂ©e par les Fabian, et toutes les autres prisons dans lesquelles les rĂ©formateurs et les rĂ©actionnaires essaient dâenfermer lâesprit humain. Le mĂ©pris de la personnalitĂ© de lâenfant est malheureusement universel dans lâĂ©ducation actuelle, avec ses rĂšglements Ă©manant dâun cabinet ministĂ©riel, ses grandes classes, son programme dâĂ©tudes fixe, ses professeurs surmenĂ©s, sa dĂ©termination de produire un terne niveau de mĂ©diocritĂ© facile. Ce respect requiert de lâimagination et une chaleur vitale: il en faut dâautant plus quand il sâadresse Ă ceux qui sont rĂ©ellement dĂ©nuĂ©s de toute puissance. Lâenfant est faible et, considĂ©rĂ© superficiellement, quelque peu bĂȘta; le maĂźtre est fort et, au sens ordinaire du terme, plus sage que lâenfant. Le maĂźtre sans respect, ou le bureaucrate sans respect, mĂ©prise facilement lâenfant en raison de ces infĂ©rioritĂ©s extĂ©rieures. Il pense quâil est de son devoir de mouler lâenfant: en imagination il est le potier devant lâargile. Et ainsi il donne Ă lâenfant une forme antinaturelle qui sâaccentue avec lâĂąge, produisant des efforts et un mĂ©contentement de lâesprit desquels naissent la cruautĂ© et lâenvie, et la croyance quâon doit obliger les autres Ă subir les mĂȘmes dĂ©formations.
Lâhomme imbu de respect ne pensera pas quâil a pour devoir de brider la jeunesse dans un moule. Il sent dans tout ce qui vit, mais particuliĂšrement chez les ĂȘtres humains, et par-dessus tout chez lâenfant, quelque chose de sacrĂ©, dâindĂ©finissable, dâillimitĂ©, dâunique et dâĂ©trangement prĂ©cieux, le principe croissant de vie, un fragment personnifiĂ© de lâeffort muet du monde. En prĂ©sence dâun enfant, il ressent une humilitĂ© inaccoutumĂ©e, une humilitĂ© quâon ne peut aisĂ©ment justifier au point de vue rationnel, et qui est cependant plus prĂšs de la sagesse que la facile confiance en soi de la plupart des parents et des maĂźtres. Lâimpuissance extĂ©rieure de lâenfant, sa dĂ©pendance envers lui le rendent conscient de la responsabilitĂ© de sa charge et du lien de confiance qui lâunit Ă cet enfant. Son imagination lui montre ce que lâenfant peut devenir dans le bien ou dans le mal, comment ses pulsions peuvent ĂȘtre dĂ©veloppĂ©es ou contrariĂ©es, comment ses espoirs peuvent sâaffaiblir et la vie en lui croĂźtre moins vivante, comment sa confiance peut ĂȘtre meurtrie et ses ardents dĂ©sirs remplacĂ©s par une volontĂ© hĂ©sitante. Tout ceci lui fait dĂ©sirer dâaider lâenfant dans ses propres luttes. Il voudrait lâĂ©quiper et le fortifier, non en vue dâun but extĂ©rieur proposĂ© par lâĂtat ou par quelque autre autoritĂ© impersonnelle, mais en vue des buts que lâesprit de lâenfant cherche obscurĂ©ment. Lâhomme qui sent cela peut se servir de lâautoritĂ© dâun Ă©ducateur sans enfreindre le principe de libertĂ©.
Ce nâest pas avec un tel esprit de respect et de rĂ©vĂ©rence que les Ătats et les Ăglises, ainsi que les institutions qui en dĂ©pendent, conduisent lâĂ©ducation. En Ă©ducation, câest Ă peine si lâon considĂšre le garçon ou la fillette, le jeune homme ou la jeune femme, le maintien de lâordre existant Ă©tant presque toujours, sous quelque forme, la seule chose jugĂ©e importante. Quand on regarde lâindividu, câest presque exclusivement au point de vue de son succĂšs dans le monde: gagner de lâargent ou obtenir une bonne situation. Ătre mĂ©diocre et acquĂ©rir lâart de rĂ©ussir est lâidĂ©al que lâon propose aux jeunes esprits, exception faite de quelques rares maĂźtres qui ont assez dâĂ©nergie pour rompre avec le systĂšme dâaprĂšs lequel on leur demande de travailler. Presque toute lâĂ©ducation a un but politique, elle vise Ă renforcer un groupe national, ou religieux, ou mĂȘme social, en concurrence avec dâautres groupes. Câest principalement ce motif qui dĂ©termine les programmes dâĂ©tudes, la connaissance offerte, la connaissance soustraite, et qui dĂ©cide aussi quelles habitudes dâesprit seront donnĂ©es aux Ă©lĂšves. Presque rien nâest fait pour favoriser le dĂ©veloppement intĂ©rieur de lâintelligence ou de lâesprit; en fait, chez ceux qui ont reçu le plus dâĂ©ducation, la vie de lâintelligence et de lâesprit est souvent atrophiĂ©e, dĂ©pourvue de pulsions, et possĂšde seulement certaines aptitudes mĂ©caniques qui tiennent lieu de pensĂ©e vivante.
Certains des buts atteints actuellement par lâĂ©ducation devront toujours ĂȘtre poursuivis dans toutes les contrĂ©es civilisĂ©es. Tous les enfants devront continuer dâapprendre Ă lire et Ă Ă©crire; et certains devront continuer dâacquĂ©rir les connaissances indispensables pour embrasser certaines professions, mĂ©dicales, juridiques ou de science appliquĂ©e. LâĂ©ducation supĂ©rieure requise pour les sciences et les arts est nĂ©cessaire Ă ceux qui peuvent sây adonner. Sauf en histoire, en religion et en certains sujets, lâinstruction actuelle est davantage incomplĂšte que dangereuse. Elle pourrait ĂȘtre donnĂ©e dans un esprit plus libĂ©ral, en essayant de mieux montrer ses avantages dĂ©finitifs; mais, naturellement, une grande partie de celle-ci est traditionnelle et morte. Mais elle est somme toute nĂ©cessaire, et devrait faire partie de tout systĂšme dâĂ©ducation.
Câest sur les questions dâhistoire, de religion et autres sujets Ă controverse que lâinstruction actuelle est positivement dangereuse. Ces sujets touchent aux intĂ©rĂȘts qui maintiennent les Ă©coles, et ces intĂ©rĂȘts maintiennent les Ă©coles afin que leurs vues sur ces sujets puissent ĂȘtre prĂ©servĂ©es. LâHistoire, dans chaque pays, est enseignĂ©e de maniĂšre Ă glorifier ce pays: les enfants apprennent Ă croire que leur nation a toujours eu raison et a presque toujours Ă©tĂ© victorieuse, quâelle a produit presque tous les grands personnages, et quâelle est Ă tous Ă©gards supĂ©rieure Ă toutes les autres nations. Comme ces croyances sont flatteuses, elles sont acceptĂ©es facilement, et une connaissance plus fine de ces questions aura peine Ă les dĂ©loger plus tard.
Pour prendre un exemple simple et presque insignifiant: les faits concernant la bataille de Waterloo sont connus avec beaucoup de dĂ©tails et avec une minutieuse exactitude. Mais les faits enseignĂ©s dans les Ă©coles Ă©lĂ©mentaires seront grandement diffĂ©rents en Angleterre, en France et en Allemagne. Le petit garçon Anglais moyen sâimaginera que les Prussiens y jouĂšrent Ă peine un rĂŽle; le petit Allemand, que Wellington Ă©tait pratiquement dĂ©fait quand la victoire fut gagnĂ©e par la vaillance de BlĂŒcher. Si on enseignait exactement les faits dans les deux pays, lâorgueil national ne serait pas poussĂ© au mĂȘme degrĂ©, et ni lâune ni lâautre nation ne se sentirait si certaine de la victoire en cas de guerre: le dĂ©sir de combattre serait ainsi diminuĂ©. Câest ce dernier rĂ©sultat que lâon devrait chercher Ă atteindre. Or, chaque Ătat veut susciter lâorgueil national et a conscience que cela ne peut ĂȘtre fait que par lâenseignement partial de lâhistoire. Les enfants sans dĂ©fense sont instruits au moyen de dĂ©formations, de suppressions, de suggestions. Les idĂ©es fausses concernant lâhistoire du monde qui sont enseignĂ©es dans les diffĂ©rents pays sont de nature Ă encourager les querelles et Ă maintenir vivace un nationalisme fanatique. Si lâon voulait arriver Ă de bonnes relations entre Ătats, une des premiĂšres mesures devrait ĂȘtre de soumettre tout enseignement historique Ă une commission internationale qui produirait des livres neutres exempts de tout lâesprit chauvin qui est exigĂ© actuellement.
La mĂȘme chose sâapplique exactement Ă la religion. Les Ă©coles Ă©lĂ©mentaires sont toujours pratiquement entre les mains dâun corps religieux ou dâun Ătat qui a une certaine attitude vis-Ă -vis de la religion. Un corps religieux existe du fait que ses membres partagent tous certaines croyances dĂ©finies Ă propos de sujets dont on ne peut affirmer la vĂ©ritĂ©. Les Ă©coles dirigĂ©es par des corps religieux doivent empĂȘcher les enfants, qui sont souvent curieux par nature, de dĂ©couvrir que ces croyances dĂ©finies sont en opposition avec dâautres qui ne sont pas plus dĂ©raisonnables, et que la plupart des hommes les mieux qualifiĂ©s pour en juger pensent quâil nây a aucune preuve vĂ©ritable en faveur de lâune ou lâautre de ces croyances. Quand lâĂtat est dâune irrĂ©ligion militante, comme en France, les Ă©coles de lâĂtat deviennent aussi dogmatiques que celles qui sont entre les mains des Ăglises (on me dit que le mot «Dieu» ne doit pas ĂȘtre mentionnĂ© dans une Ă©cole primaire française). Le rĂ©sultat est identique dans tous ces cas: on met obstacle au libre examen, et sur la question la plus importante du monde, lâenfant rencontre le dogme ou un silence glacĂ©.
Ce nâest pas seulement dans lâĂ©ducation Ă©lĂ©mentaire que ces maux existent. Dans une Ă©ducation plus avancĂ©e, ils prennent des formes plus subtiles, on essaie davantage de les cacher, mais ils sont toujours lĂ . Les collĂšges dâEton et dâOxford donnent une certaine empreinte Ă lâesprit dâun homme, tout comme le fait un collĂšge de JĂ©suites. On peut Ă peine dire que les collĂšges dâEton et dâOxford ont un but conscient, mais ils ont un but qui nâen est pas moins fort et rĂ©el, bien que non formulĂ©. Chez presque tous ceux qui y ont passĂ©, ils ont produit une adoration pour les convenances, qui est aussi nuisible Ă la vie et Ă la pensĂ©e que lâĂglise mĂ©diĂ©vale. Cette «convenance» est tout Ă fait compatible avec une largeur dâidĂ©es superficielle, une promptitude Ă entendre tous les partis et une certaine urbanitĂ© envers les adversaires. Mais elle nâest pas compatible avec une rĂ©elle largeur dâidĂ©es, ou une volontĂ© profonde de choisir un parti. Son essence est lâassurance que ce qui est le plus important, câest un certain maintien, maintien qui rĂ©duira au minimum les chocs entre Ă©gaux et convaincra dĂ©licatement les subordonnĂ©s de leurs carences. En tant quâarme politique pour prĂ©server les privilĂšges des riches dans une dĂ©mocratie snob, son efficacitĂ© ne peut ĂȘtre dĂ©passĂ©e. Comme moyen de crĂ©er un milieu social agrĂ©able pour ceux qui ont de lâargent et nâont ni fortes convictions ni dĂ©sirs rares, cela a bien quelque mĂ©rite. Sous tous les autres rapports, câest abominable.
Les inconvĂ©nients de la convenance viennent de deux sources: la parfaite assurance de lâexcellence de son droit et la croyance que les bonnes maniĂšres sont plus dĂ©sirables que lâintelligence, la crĂ©ation artistique, lâĂ©nergie vitale ou toute autre source de progrĂšs dans le monde. La parfaite confiance en soi suffit Ă dĂ©truire tout progrĂšs de lâesprit. Et quand elle est mĂȘlĂ©e au mĂ©pris de la gaucherie et de la maladresse que lâon rencontre presque invariablement chez les grands esprits, elle devient une source de destruction pour tout ce qui est mis en contact avec elle. La convenance est en elle-mĂȘme morte et incapable de dĂ©veloppement et, par son attitude envers eux, elle contamine ceux qui ne la connaissent pas et tend Ă atrophier chez eux les principes de vie. Le mal quâelle cause Ă certaines classes anglaises et aux hommes dont elles ont daignĂ© remarquer les capacitĂ©s est incalculable.
Le libre examen sera entravĂ© aussi longtemps que lâĂ©ducation se proposera de produire la croyance plutĂŽt que la pensĂ©e et obligera la jeunesse Ă avoir des opinions positives sur des questions incertaines, plutĂŽt que de la laisser hĂ©siter devant le doute en encourageant son indĂ©pendance dâesprit. LâĂ©ducation devrait favoriser le dĂ©sir dâarriver Ă connaĂźtre la vĂ©ritĂ©, plutĂŽt que la conviction quâun credo particulier est la vĂ©ritĂ©. Mais ce sont les credos qui unissent les hommes dans les organisations de combat: les Ăglises, les Ătats, les partis politiques. Câest lâintensitĂ© de la foi en une croyance qui produit lâefficacitĂ© de la lutte: la victoire vient Ă ceux qui sentent la plus absolue certitude concernant des questions au sujet desquelles le doute est la seule attitude rationnelle. Pour obtenir cette intensitĂ© de la croyance et cette efficacitĂ© du combat, on gauchit la nature de lâenfant, on entrave sa libertĂ© de jugement en faisant valoir des interdictions qui mettent en Ă©chec le dĂ©veloppement des idĂ©es nouvelles. Chez les ĂȘtres dont lâesprit nâest pas trĂšs actif, il en rĂ©sulte une toute-puissance des prĂ©jugĂ©s, pendant que ceux dont la pensĂ©e ne peut pas ĂȘtre entiĂšrement mise Ă mort deviennent cyniques, sans espoir de dĂ©veloppement intellectuel: stĂ©riles critiques essayant de dĂ©montrer que tout ce qui est vivant est folie, incapables dâavoir eux-mĂȘmes des pulsions crĂ©atrices et les dĂ©truisant chez les autres.
Le succĂšs obtenu dans ce combat et qui supprime la libertĂ© de pensĂ©e est rapide mais sans valeur. Ă la longue, la vigueur de lâesprit est aussi essentielle au succĂšs quâelle lâest Ă une vie complĂšte. La conception de lâĂ©ducation considĂ©rĂ©e comme une sorte de gymnastique, comme un moyen de produire lâunanimitĂ© par lâesclavage, est trĂšs rĂ©pandue et pour la dĂ©fendre on objecte quâelle mĂšne Ă la victoire. Ceux qui aiment les parallĂšles tirĂ©s de lâhistoire ancienne montreront, pour renforcer leur thĂšse, la victoire de Sparte sur AthĂšnes. Mais câest AthĂšnes qui a eu le pouvoir sur les pensĂ©es et lâimagination des hommes, et non pas Sparte: si chacun de nous pouvait renaĂźtre dans une Ă©poque passĂ©e, il voudrait ĂȘtre AthĂ©nien plutĂŽt que Spartiate. Et dans le monde moderne, il faut tant dâintelligence pour les affaires pratiques, que câest lâintelligence plutĂŽt que la docilitĂ© qui remportera plus probablement la victoire. LâĂ©ducation basĂ©e sur la crĂ©dulitĂ© conduit rapidement Ă la dĂ©cadence mentale: câest seulement en maintenant vivant lâesprit de libre examen quâon peut obtenir ce minimum indispensable par lequel le progrĂšs peut ĂȘtre obtenu.
Certaines habitudes mentales sont ordinairement inculquĂ©es par ceux qui sâoccupent dâĂ©ducation: lâobĂ©issance et la discipline, la cruautĂ© dans le combat en vue dâun succĂšs mondain, le mĂ©pris pour les groupes auxquels on est opposĂ©s, une crĂ©dulitĂ© aveugle et une acceptation passive de la sagesse du maĂźtre. Toutes ces habitudes sont contre la vie: au lieu de lâobĂ©issance et de la discipline, on devrait inculquer lâindĂ©pendance et la passion. LâĂ©ducation devrait essayer de dĂ©velopper le sentiment de la justice dans les jugements, au lieu de la duretĂ© de cĆur. Au lieu du mĂ©pris, elle devrait inculquer le respect et inspirer le dĂ©sir de comprendre; envers les opinions dâautrui, elle devrait produire, non pas un acquiescement servile, mais une opposition raisonnĂ©e et une comprĂ©hension nette des causes dâopposition. Au lieu de la crĂ©dulitĂ©, on devrait se proposer de stimuler le doute constructif, lâamour des aventures de lâesprit, le sentiment de mondes Ă conquĂ©rir par lâentreprise et la tĂ©mĂ©ritĂ© de la pensĂ©e. Par suite de lâindiffĂ©rence quâon apporte aux choses de lâesprit, lâacquiescement au statu quo et la soumission de lâĂ©lĂšve dans lâacceptation des buts politiques sont les causes immĂ©diates de ces maux. Mais au-dessous de ces causes, il y en a une plus fondamentale, celle qui consiste Ă regarder lâĂ©ducation comme un moyen dâacquĂ©rir un pouvoir sur lâĂ©lĂšve et non de favoriser son dĂ©veloppement futur. Câest en cela que se manifeste le manque de respect; et câest seulement par plus de respect quâon peut effectuer une rĂ©forme devenue essentielle.
On suppose que lâobĂ©issance et la discipline sont indispensables si lâon veut maintenir lâordre dans une classe pendant les leçons. Câest vrai dans une certaine mesure, mais beaucoup moins que ne le pensent ceux qui regardent lâobĂ©issance et la discipline comme dĂ©sirables en elles-mĂȘmes. LâobĂ©issance, lâabandon de sa propre volontĂ© Ă une direction extĂ©rieure, est la contrepartie de lâautoritĂ©. Toutes deux peuvent ĂȘtre nĂ©cessaires en certains cas. Les enfants rebelles, lunatiques, pervers ou criminels, ont besoin de lâautoritĂ© et doivent ĂȘtre contraints dâobĂ©ir. Mais câest une triste nĂ©cessitĂ©: ce que lâon doit dĂ©sirer, câest le libre choix des buts oĂč il nâest pas nĂ©cessaire dâintervenir. Et les rĂ©formateurs de lâĂ©ducation ont montrĂ© que la chose est beaucoup plus possible que nos pĂšres ne lâauraient jamais cru.
Ce qui fait que lâobĂ©issance semble nĂ©cessaire dans les Ă©coles, ce sont les classes nombreuses et le surmenage quâon impose aux maĂźtres pour de fausses Ă©conomies. Ceux qui nâont aucune expĂ©rience de lâenseignement sont incapables dâimaginer la dĂ©pense cĂ©rĂ©brale exigĂ©e par une vĂ©ritable instruction. Ils pensent quâon peut raisonnablement demander aux professeurs de travailler autant dâheures que des employĂ©s de banque. Il en rĂ©sulte une fatigue intense, une irritabilitĂ© nerveuse, et la nĂ©cessitĂ© absolue de faire mĂ©caniquement son devoir quotidien. Mais le travail ne peut ĂȘtre fait dâune façon mĂ©canique quâen imposant une stricte obĂ©issance.
Si nous prenions lâĂ©ducation au sĂ©rieux, et si nous considĂ©rions aussi important de maintenir lâesprit des enfants alerte que dâassurer la victoire dans la guerre, nous dirigerions cette Ă©ducation de façon toute diffĂ©rente: nous ferions le nĂ©cessaire pour arriver Ă nos fins, mĂȘme si nous devions dĂ©penser cent fois plus que maintenant. Pour beaucoup dâhommes et de femmes, donner un lĂ©ger enseignement est un plaisir, et ils et elles peuvent sây livrer avec une ferveur nouvelle et un entrain qui maintiennent lâintĂ©rĂȘt des enfants sans quâil soit besoin de discipline. Les enfants distraits pourraient ĂȘtre sĂ©parĂ©s des autres et recevoir un autre genre dâinstruction. Un professeur ne devrait pas excĂ©der ses forces, pour Ă©viter de cultiver le dĂ©goĂ»t de son travail et lâindiffĂ©rence vis-Ă -vis des besoins intellec...