PREMIĂRE PARTIE
Fondateurs du nĂ©olibĂ©ralisme, consensus de Washington, pannes du rĂ©gime dâaccumulation, mise au pas du monde du travail, montĂ©e des droites
CHAPITRE PREMIER
Lâacte de naissance du nĂ©olibĂ©ralisme
Vous, les dirigeants politiques, vous devez savoir que vous ĂȘtes dĂ©sormais sous le contrĂŽle des marchĂ©s financiers.
M. Hans Tietmeyer
CES PAROLES DU PRĂSIDENT dâune des banques centrales â les banquiers des banques â les plus influentes de la planĂšte, la Bundesbank, capturent on ne peut mieux lâair du temps: la domination de la finance sur la politique et la subordination croissante de la vie aux impĂ©ratifs du marchĂ©. Ces propos tenus Ă lâoccasion du Forum Ă©conomique de Davos en 1996 devant 350 ministres et premiers ministres, avec toute lâassurance et lâarrogance que confĂšrent la puissance et la richesse, illustrent bien les prioritĂ©s du nĂ©olibĂ©ralisme.
Câest en invoquant la primautĂ© de la propriĂ©tĂ© â des moyens de production et de distribution â que le nĂ©olibĂ©ralisme considĂšre toute forme de partage des revenus comme du vol. Selon Milton Friedman, le principe qui doit rĂ©gler la distribution des fruits du travail social est la possession dâactifs et de talents: «à chacun selon ce que produisent lui-mĂȘme et les instruments quâil possĂšde.» Une sociĂ©tĂ© juste rĂ©partit bienfaits et obligations dans le respect des titres de propriĂ©tĂ© lĂ©gitime et dâaprĂšs Friedrich Hayek, la justice sociale est une idĂ©e frauduleuse dont le but est dâattiser «lâanimositĂ© envers les gens beaucoup plus aisĂ©s», un «concept vide de sens». La primautĂ© de la propriĂ©tĂ© justifie le rejet des droits Ă©conomiques et sociaux, tels le droit Ă des soins de santĂ© et le droit au travail. Tant que les droits de propriĂ©tĂ© ne sont pas violĂ©s, il nây a rien dâinjuste.
Ă lâorigine, le libĂ©ralisme est fondĂ© sur une philosophie et une Ă©thique qui se rĂ©clament du «naturalisme». Ce vieux naturalisme prĂ©tend que les principales institutions sociales obĂ©issent Ă des lois naturelles ou quasi naturelles (chapitre 9). La sociĂ©tĂ© serait plus ou moins rĂ©glĂ©e comme le mouvement des planĂštes; elle Ă©chappe pratiquement Ă tout contrĂŽle humain et Ă toute tentative de lâorienter et de la diriger. Le mĂ©canisme de coordination de la rĂ©alitĂ© sociale est le marchĂ© dont les lois sont aussi inflexibles que celles de la nature. Tel un chef dâorchestre, si ce nâest Dieu en personne, il harmonise les intĂ©rĂȘts divergents, coordonne la production, distribue les ressources efficacement et en toute justice et constitue le fondement de la libertĂ©. Il en dĂ©coule que toute forme dâinterventionnisme Ă©conomique (mĂ©decine sociale, salaire minimum, sĂ©curitĂ© du travail) est superflue et nocive puisque le marchĂ© gĂ©nĂšre spontanĂ©ment lâordre, la justice et la prospĂ©ritĂ©.
Aux relations sociales rĂ©elles, aux rapports humains, modifiables, transitoires et historiques, on substitue des abstractions et des lois Ă©ternelles. Ă lâinstar du ciel, le marchĂ© serait pratiquement un fait de nature, une sorte de kosmos comme Hayek le dĂ©crit. Lâeffondrement du pseudo-communisme soviĂ©tique, la dĂ©route de la social-dĂ©mocratie et de lâinterventionnisme keynĂ©sien ne sont-ils pas la preuve quâil nây a point de salut hors du marchĂ©? Francis Fukuyama concluait mĂȘme que la dĂ©mocratie libĂ©rale, fondĂ©e sur le marchĂ©, reprĂ©senterait la fin de lâhistoire, lâhorizon indĂ©passable de lâhumanitĂ©.
Lâinternationale nĂ©olibĂ©rale: les travailleurs de lâombre
Câest Ă Paris, en 1938, au cours du colloque Walter Lippman, que les premiers balbutiements de lâavant-garde nĂ©olibĂ©rale se font entendre. Deux ans aprĂšs la publication de lâouvrage de Keynes, La thĂ©orie gĂ©nĂ©rale, qui le consacrait comme figure incontournable en Ă©conomie, une trentaine dâintellectuels se rĂ©unissent Ă lâinitiative de lâĂ©conomiste autrichien Friedrich Hayek (1899-1992), dans le but de rĂ©pliquer à «la dĂ©rive Ă©tatiste de lâOccident» et «au socialisme rampant». Hayek, futur prix Nobel dâĂ©conomie en 1974, enseigne alors Ă la London School of Economics depuis 1931. Le modĂšle Ă©conomique et social keynĂ©sien commence dĂ©jĂ Ă supplanter le modĂšle libĂ©ral traditionnel discrĂ©ditĂ© par la Grande DĂ©pression de 1929. De plus, la montĂ©e du fascisme et la consolidation du rĂ©gime soviĂ©tique, de mauvais augure pour le libĂ©ralisme, exigent une riposte vigoureuse.
Les participants au colloque soutiennent que la planification Ă©conomique est incompatible avec la libertĂ©, car elle «implique lâĂtat totalitaire». Amalgamant des rĂ©alitĂ©s diffĂ©rentes, ils sâopposent Ă toutes les dĂ©viations «collectivistes» qui, dans leur optique, comprennent aussi bien le keynĂ©sianisme que les rĂ©gimes fascistes et soviĂ©tique.
JusquâĂ ce jour, le nom de Hayek est pratiquement inconnu, sauf dans des cercles restreints, mais son influence dans les coulisses du pouvoir est inversement proportionnelle Ă son degrĂ© de notoriĂ©tĂ© auprĂšs du grand public. En 1950, Milton Friedman lâinvite Ă dispenser son enseignement Ă lâUniversitĂ© de Chicago, place forte du nĂ©olibĂ©ralisme naissant.
Ce colloque nâaura pas de suites immĂ©diates en raison de la guerre. Ce nâest que partie remise. En 1947, Ă lâinitiative de Hayek encore une fois, plusieurs des participants Ă la confĂ©rence de Paris et des intellectuels prestigieux, notamment le philosophe Karl Popper, assistent Ă une rencontre en Suisse, au mont PĂšlerin. Parmi les participants Ă la confĂ©rence inaugurale, des Ă©conomistes qui seront couronnĂ©s du «Nobel» dâĂ©conomie: Maurice Allais, Milton Friedman, Friedrich Hayek. (Rappelons que contrairement aux autres Nobel, ce prix nâest pas dĂ©cernĂ© par la fondation Ă©ponyme. Câest en quelque sorte un faux, car il est parrainĂ© par la Banque de SuĂšde.) Des journalistes de Fortune Magazine, Newsweek, Time and Tide et Readerâs Digest sont au rendez-vous pour assurer un dĂ©bouchĂ© mĂ©diatique aux idĂ©es nĂ©olibĂ©rales. Lâacte de naissance du nĂ©olibĂ©ralisme est signĂ© avec la mise sur pied de la SociĂ©tĂ© du Mont-PĂšlerin. Le but de cette sociĂ©tĂ© savante, dont les idĂ©es sont tout Ă fait marginales Ă lâĂ©poque, est de changer le climat dâopinion en faveur dâun libĂ©ralisme tous azimuts, fondĂ© sur les prĂ©tendues vertus de lâĂ©conomie de marchĂ©. Pendant longtemps, ses membres travailleront dans lâombre et Ă contre-courant.
La SociĂ©tĂ© du Mont-PĂšlerin recrute parmi lâĂ©lite politique, Ă©conomique et universitaire. Elle compte des hommes dâaffaires, des reprĂ©sentants de ces fameuses boĂźtes Ă idĂ©es (think tanks), plusieurs anciens ministres et politiciens venus de presque tous les coins du monde. Elle organise des rencontres tous les deux ans, la derniĂšre sâĂ©tant tenue Ă Miami en 2016.
La SociĂ©tĂ© a reçu au fil du temps le soutien dâimportants hommes dâaffaires, tel le milliardaire suisse Hunold, et de fondations privĂ©es, telle la William Volker Fund. Le financier Sylvio Berlusconi, membre dâune loge maçonnique dâextrĂȘme droite et un temps premier ministre italien, qui a dĂ©jĂ envisagĂ© la privatisation des monuments de Rome, prĂ©sida aux destinĂ©es de la SociĂ©tĂ© de 1988 Ă 1990.
Ă partir de 1947, les membres et sympathisants de la SociĂ©tĂ© du Mont-PĂšlerin tisseront une vĂ©ritable toile dâaraignĂ©e qui sâĂ©tendra partout Ă travers le monde.
La multiplication des think tanks néolibéraux
Pour les intellectuels nĂ©olibĂ©raux, lâexportation des idĂ©es est aussi vitale que lâexportation des capitaux et des marchandises. Sous le patronage de la SociĂ©tĂ© du Mont-PĂšlerin, une kyrielle de boĂźtes Ă idĂ©es nĂ©olibĂ©rales voient le jour. Un des membres fondateurs et soutiens financiers de la SociĂ©tĂ©, le milliardaire britannique Antony Fisher, a fait fortune dans lâĂ©levage industriel des poulets. Fervent admirateur de Hayek, il devient le principal bailleur de fonds de lâInstitute of Economic Affairs (IEA), crĂ©Ă© en 1955 en Grande-Bretagne. LâIEA est la premiĂšre boĂźte Ă vulgariser les thĂšses de Hayek et Friedman. Elle organise des sĂ©minaires et des dĂ©jeuners pour diffuser la bonne parole aux hommes dâaffaires et aux journalistes. Plusieurs membres de lâentourage de Margaret Thatcher font partie de lâIEA. LâInstitut publie des documents sur la politique Ă©conomique keynĂ©sienne, les errements de lâĂtat-providence, les «privilĂšges» syndicaux, lâinefficacitĂ© du secteur public, et fait lâĂ©loge du «marchĂ© dans tous les domaines de la vie Ă©conomique et sociale».
Fisher essaime. En 1975, il devient codirecteur du Fraser Institute de Vancouver; sa mission consiste Ă recueillir des fonds pour cette boĂźte. Le Fraser a Ă©tĂ© fondĂ© un an plus tĂŽt par lâhomme dâaffaires canadien Pat Boyle. En vĂ©ritable croisĂ©, Fisher contribue Ă la crĂ©ation dâorganisations semblables en Australie, Ă San Francisco et Ă New York. Les documents officiels de la nouvelle organisation new-yorkaise sont signĂ©s par Bill Casey, qui deviendra directeur de la CIA.
Infatigable, Fisher participe aussi Ă la fondation de lâAtlas Institute, dont la mission est de crĂ©er des think tanks nĂ©olibĂ©raux Ă travers le monde. Lâune de ces organisations, lâAdam Smith Institute (ASI), qui voit le jour aux Ătats-Unis en 1976, se distingue par son prosĂ©lytisme et son intransigeance. Deux anciens Ă©tudiants de lâUniversitĂ© St. Andrews, en Ăcosse, dont Madsen Pirie, fondent une branche de lâASI en Grande-Bretagne. Hayek en devient le prĂ©sident dâhonneur, alors que Friedman et le prix Nobel dâĂ©conomie James Buchanan en inspirent les travaux. Ce dernier, qui sâest joint Ă la SociĂ©tĂ© du Mont-PĂšlerin, a fait partie du «Conseil scientifique» de lâInstitut Ă©conomique de MontrĂ©al. Les confĂ©rences annuelles de lâASI sur la privatisation sont courues, notamment par les dirigeants des pays de lâancien bloc soviĂ©tique. LâInstitut publie des pamphlets et des manuels destinĂ©s Ă promouvoir la dĂ©rĂ©glementation et la privatisation. Pirie, lâun des auteurs du Manuel de privatisation (1989), a fait ses premiĂšres armes au sein de lâinfluente Heritage Foundation, aux Ătats-Unis. Une semaine aprĂšs la victoire de Reagan en 1980, Heritage publie Mandate for Leadership, le manifeste nĂ©olibĂ©ral du prĂ©sident. Lâorganisation a rĂ©cemment jouĂ© un rĂŽle clĂ© dans la mise sur pied de lâĂ©quipe de transition du prĂ©sident Trump, afin de doter son administration de personnel idoine.
Des antennes à Montréal
Lâinternationale nĂ©olibĂ©rale a ses antennes Ă MontrĂ©al: il sâagit du St. Lawrence Institute et de lâInstitut Ă©conomique de MontrĂ©al (IEDM), dont les activitĂ©s ont dĂ©butĂ© en juin 1999. LâIEDM se prĂ©sente comme un institut de recherche «indĂ©pendant» qui Ă©tudie le «fonctionnement des marchĂ©s» et qui Ćuvre Ă la «promotion de lâapproche Ă©conomique dans lâĂ©tude des politiques publiques». Câest le fruit de lâinitiative commune dâentrepreneurs, dâuniversitaires et dâĂ©conomistes de MontrĂ©al. Il a le mĂȘme statut quâun organisme charitable et ne reçoit aucun financement public â lire aucun financement direct â, puisque les contributions aux organisations charitables sont dĂ©ductibles dâimpĂŽt.
LâIEDM organise des confĂ©rences et des sĂ©minaires. Il diffuse de nombreuses publications. En juin 2000, son site Internet rend compte dâune confĂ©rence prononcĂ©e par un professeur dâĂ©conomie Ă©tatsunien et intitulĂ©e: «La taille de lâĂtat et la richesse des nations». Le confĂ©rencier soutient que si les gouvernements sâen tenaient Ă leurs activitĂ©s de base, ni plus ni moins que le programme prĂ©conisĂ© par celui qui est considĂ©rĂ© par le pĂšre de lâĂ©conomie libĂ©rale, Adam Smith (dĂ©fense, ordre public, routes, un minimum dâĂ©ducation), les dĂ©penses gouvernementales seraient rĂ©duites Ă 15% du PIB. Fin du filet de protection sociale.
Plusieurs cadres de la Banque de Montréal assistaient à la rencontre et le président de la banque remit un chÚqu...