TROISIĂME PARTIE
Ăcologie politique et Ă©cologie sociale
LE PREMIER POINT, et le plus important Ă souligner, au sujet de lâĂ©cologisme, câest quâil diffĂšre de lâenvironnementalisme. Comme lâa Ă©crit Jonathan Porritt, prĂ©sident de Friends of the Earth et principal porte-parole des Verts en Grande-Bretagne: «Il semble bien Ă©vident que si la prĂ©occupation au sujet de lâenvironnement (une caractĂ©ristique fondamentale de lâidĂ©ologie en soi) est un Ă©lĂ©ment essentiel de âlâengagement Vertâ, cela [âŠ] ne suffit pas du tout pour ĂȘtre Vert. La principale diffĂ©rence tient Ă ce que lâĂ©cologisme soutient que le souci de lâenvironnement prĂ©suppose des changements radicaux dans notre relation avec le monde de la nature et dans notre mode de vie social et politique. Lâenvironnementalisme, par contre, approche les problĂšmes environnementaux sous lâangle de la gestion, croyant fermement que ceux-ci peuvent ĂȘtre rĂ©solus sans changements fondamentaux ni dans les valeurs ni dans les modes de production et de consommation actuels.»
Les origines
Au cours des annĂ©es 1960 naissait une Nouvelle gauche qui sâinspirait dâun nouveau cocktail de perspectives philosophiques. Ce mouvement, composĂ© essentiellement de jeunes personnes actives sur divers fronts politiques, allait engendrer quantitĂ© de mouvements sociaux dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1970. Comme nous lâavons dĂ©jĂ mentionnĂ©, ceux-ci comprenaient le pacifisme, le fĂ©minisme, la vie associative et lâĂ©cologie. Les principes fondamentaux et les moyens dâaction qui ont caractĂ©risĂ© ces mouvements jusquâĂ maintenant se sont dĂ©veloppĂ©s dans un fructueux processus dâhybridation mutuelle qui dĂ©passait le cadre des frontiĂšres nationales. Nous ne pouvons examiner ici les nombreuses thĂ©ories et analyses portant sur la crise sociale ni les solutions de rechange mises de lâavant par ces mouvements. (Il existe dĂ©jĂ une abondante documentation descriptive et analytique portant sur les origines et la nature de ces nouveaux mouvements sociaux.) Nous nous contenterons donc dâĂ©numĂ©rer quelques-unes des principales contributions de lâĂ©cologie politique.
Bien que lâĂ©cologie politique critique la science telle quâelle est comprise traditionnellement, elle nâen affirme pas moins que la crise Ă©cologique peut ĂȘtre vĂ©rifiĂ©e scientifiquement. Cependant, Ă lâencontre de lâenvironnementalisme, lâĂ©cologie politique soutient que la science de lâĂ©cologie elle-mĂȘme ne saurait ĂȘtre dissociĂ©e de certaines conceptions politiques et quâelle va jusquâĂ les engendrer. Par exemple, Ă©tant donnĂ© que la crise Ă©cologique touche la Terre tout entiĂšre, les tentatives isolĂ©es pour rĂ©soudre le problĂšme ne peuvent quâĂ©chouer; la coordination des efforts est nĂ©cessaire, et ce, Ă lâĂ©chelle mondiale. Cependant, lâĂ©cologie politique choisit lâaction locale et rĂ©gionale de prĂ©fĂ©rence Ă ce qui a Ă©tĂ© appelĂ© «lâimpĂ©rialisme de lâĂtat». En Europe, les Verts prĂ©conisent la crĂ©ation dâun continent de rĂ©gions remplaçant la prĂ©Ă©minence de lâĂtat-nation et rĂ©clament des gestes concrets de solidaritĂ© envers les peuples de lâhĂ©misphĂšre sud. Un autre thĂšme de lâĂ©cologie politique est celui de la redĂ©finition de la notion de qualitĂ© de la vie par opposition Ă lâidĂ©ologie de la croissance illimitĂ©e et de lâaccumulation sans fin de biens sur laquelle repose lâactuelle sociĂ©tĂ© de consommation.
On peut tracer un portrait rapide dâune vision dâun monde Vert en faisant un parallĂšle entre les valeurs et les objectifs des Verts et des Ă©lĂ©ments tirĂ©s du systĂšme de valeurs dominant.
1. Capitalisme â privĂ© ou Ă©tatique â industriel | | 1. Structure verte-Ă©cologique de dĂ©veloppement Ă©conomique ou viable |
2. Prédominance de valeurs matérielles | | 2. Recherche de valeurs spirituelles |
3. Analyse rĂ©ductionniste | | 3. Efforts de synthĂšse et dâanalyse organique |
4. Vision dĂ©terministe de lâavenir | | 4. FlexibilitĂ© et accent mis sur lâautonomie personnelle |
5. Individualisme agressif | | 5. Vers une société communautaire et coopérative |
6. Anthropocentrisme | | 6. Humanisme biocentrique |
7. Motivation extérieure | | 7. Motivation et croissance personnelle |
8. Rationalisme | | 8. Raison nourrie par lâintuition |
9. Valeurs patriarcales | | 9. Valeurs féministes |
10. Violence institutionnalisée | | 10. Non-violence à la Gandhi |
11. Croissance économique illimitée | | 11. Qualité de la vie et croissance équilibrée dans les limites de la nature |
12. Production en vue de lâĂ©change commercial sans restriction | | 12. Production utile de biens et de services |
13. Distribution inĂ©gale des revenus | | 13. Ăquilibre des revenus |
14. Libre marché mondial | | 14. Production locale répondant aux besoins locaux; autosuffisance |
15. Stimulation de la demande plutÎt que la protection du consommateur | | 15. Simplicité volontaire |
16. Travailler pour travailler | | 16. Travailler pour le plaisir de travailler |
17. Acceptation inconditionnelle du développement technologique | | 17. Développement social de la science et de la technologie |
18. Centralisation et Ă©conomie Ă grande Ă©chelle | | 18. DĂ©centralisation et Ă©conomie Ă lâĂ©chelle humaine |
19. Structure sociale hiérarchique | | 19. Ordre social non hiérarchique |
20. DĂ©pendance envers les experts | | 20. Participation des citoyens et consultation populaire |
21. Démocratie représentative | | 21. Démocratie directe |
22. Loi et ordre | | 22. Valeurs libertaires |
23. Souveraineté nationale | | 23. Internationalisme et solidarité |
24. Dominer la nature | | 24. Coopérer avec la nature |
25. Environnementalisme | | 25. Ăcologie |
26. Gestion de lâenvironnement | | 26. ComprĂ©hension des limites de lâĂ©cosystĂšme |
27. Ănergie nuclĂ©aire | | 27. Utilisation des sources dâĂ©nergie renouvelable |
28. Grande consommation dâĂ©nergie | | 28. RĂ©duction de la consommation dâĂ©nergie |
29. DĂ©fense nationale et production dâarmement | | 29. DĂ©sarmement et dĂ©fense sociale et civile |
Comme nous lâavons dĂ©jĂ dit, lâobjet de ce livre nâest pas dâapprofondir le sens de ces concepts. Mais il est important de souligner que lâĂ©ventail des idĂ©es Ă©numĂ©rĂ©es plus haut fait partie intĂ©grante de la vision du monde proposĂ©e par les partis Verts dans le monde entier. Ces idĂ©es se sont dĂ©veloppĂ©es en partie aussi bien en tant que critique de lâimpact limitĂ© de lâenvironnementalisme quâen rĂ©action devant lâĂ©chec du marxisme et de la social-dĂ©mocratie Ă transformer la sociĂ©tĂ©. En plus dâintroduire de vĂ©ritables innovations dans leurs programmes, les partis Verts qui ont Ă©mergĂ© partout dans le monde au cours des annĂ©es 1980 se dĂ©marquaient aussi du style politique des partis traditionnels. Mettant lâaccent sur la dĂ©mocratie directe, ils ont voulu nourrir une nouvelle culture politique.
Câest en Nouvelle-ZĂ©lande, en 1972, que fut fondĂ© le premier parti politique de genre Vert, sous le nom de Values Party (Parti des valeurs). En 1973 naissait en Grande-Bretagne un petit parti politique appelĂ© The People (Le Peuple); il allait plus tard prendre le nom de Ecology Party (Parti de lâĂ©cologie) avant dâĂȘtre rebaptisĂ© Green Party (Parti Vert), en 1985. Des partis Verts virent le jour dans presque tous les pays europĂ©ens et, plus rĂ©cemment, en Europe centrale et en Europe de lâEst Ă©galement. Il en existe aussi au Japon et au Mexique. Les partis europĂ©ens sont reliĂ©s entre eux grĂące Ă un organisme international de coordination sis Ă Bruxelles et par la coopĂ©ration des Verts Ă©lus au Parlement europĂ©en de Strasbourg. Depuis le Sommet de la Terre de Rio, les partis Verts du monde entier ont tissĂ© des liens Ă lâĂ©chelle internationale.
Au Canada, il existe un petit parti Vert sur la scĂšne fĂ©dĂ©rale et plusieurs Ă lâĂ©chelle provinciale. Aux Ătats-Unis, The Greens (USA) [Les Verts] ne se sont originellement pas concentrĂ©s sur les Ă©lections nationales, bien que les partis Verts de certains Ătats prĂ©sentent des candidats. Ce nâest que plus tard quâils allaient investir lâarĂšne prĂ©sidentielle avec des figures comme Ralph Nader et Jill Stein lors des Ă©lections de 2016. Parmi les Verts de notre continent, on retrouve ceux qui voient la ville et ses arrondissements comme Ă©tant le lieu exclusif de lâaction politique. Ils prennent au pied de la lettre le slogan vert «Penser globalement, agir localement» et il leur apparaĂźt plus rĂ©aliste et souhaitable sur le plan historique de tenter de crĂ©er des villes vertes que de chercher Ă obtenir le pouvoir Ă lâĂ©chelle nationale.
Ce nâest que dans les pays dont le systĂšme politique comprend la reprĂ©sentation proportionnelle que les Verts ont rĂ©ussi Ă faire Ă©lire des reprĂ©sentants dans les parlements nationaux; ailleurs des Verts nâont Ă©tĂ© Ă©lus que dans des instances municipales et dans divers corps lĂ©gislatifs rĂ©gionaux. Câest la montĂ©e de la formation politique Die GrĂŒnen (Les Verts) en Allemagne de lâOuest et le premier succĂšs parlementaire de ce parti en 1983 qui portĂšrent le mot «Vert» Ă lâattention politique mondiale. Die GrĂŒnen publia un programme de changements radicaux qui Ă©tait une synthĂšse des idĂ©es les plus originales et les plus crĂ©atrices des nouveaux mouvements sociaux des annĂ©es 1960 et 1970. Le parti proposait une approche intĂ©grĂ©e aux actuelles crises Ă©cologique, Ă©conomique et politique qui, insistait-il, sont toutes liĂ©es et mondiales.
Les Verts ne se soucient pas seulement de la crise environnementale, bien quâils sây attaquent avec insistance. Ils prĂ©conisent une approche multidisciplinaire et prĂŽnent lâaction politique dans des partis Verts indĂ©pendants, en Ă©troite relation avec divers mouvements sociaux. Cependant, le spectre des points de vue Verts sâĂ©tend du «Vert pĂąle» (principalement, les rĂ©formateurs qui prĂŽnent le compromis et lâĂ©lectoralisme pour «changer le monde») au «Vert foncé» (les fondamentalistes, les Verts rouges et les anarcho-Verts qui mettent lâaccent sur le militantisme populaire â associĂ© Ă une participation sĂ©lective aux Ă©lections, comprise avant tout comme activitĂ© Ă©ducative â et qui font la synthĂšse de la politique radicale, du fĂ©minisme et du pacifisme).
Lâune de leurs principales faiblesses, non seulement des Verts allemands, mais de la majoritĂ© des partis Verts, câest quâils nâont pas rĂ©ussi Ă Ă©laborer une critique suffisamment approfondie des limites de la dĂ©mocratie libĂ©rale et du parlementarisme. Par consĂ©quent, ils ne comprennent pas la dynamique du pouvoir politique de lâĂtat et la capacitĂ© du prĂ©sent systĂšme de rĂ©cupĂ©rer les forces de lâopposition. Nous reviendrons plus loin sur cette question cruciale.
Vers une nouvelle culture politique
Chaque Ătat-nation possĂšde sa propre culture nationale officielle qui joue le rĂŽle de force institutionnelle et psychologique dâintĂ©gration et de socialisation. Elle contribue Ă inculquer aux individus les valeurs et les modes de comportement dominants. Cependant, ces valeurs dominantes ne sont jamais acceptĂ©es par tous, tout le temps; plus particuliĂšrement, dans les sociĂ©tĂ©s oĂč existe un certain pluralisme peuvent apparaĂźtre de nouvelles cultures politiques qui fermentent chez les marginaux.
ConfrontĂ©s aux traditions dominantes, les Ă©cologistes politiques ont consacrĂ© tous leurs efforts Ă Ă©tablir une nouvelle culture politique. Les Ă©cologistes ont donc forgĂ© leurs propres mythes et symboles tout autant que leurs propres pratiques politiques et culturelles, bref, une identitĂ© autonome. Il reste Ă voir si cette culture dâopposition peut rĂ©sister aux pressions de la cooptation.
LâĂtat se dĂ©crit lui-mĂȘme comme le protecteur du peuple. Cependant, les Ă©cologistes considĂšrent ce mythe obsolĂšte et destructeur et ont proposĂ© une vision alternative. Ils maintiennent que le pouvoir devrait rĂ©sider dans le contrĂŽle citoyen au niveau local. Donc, la rĂ©gion, la ville ou le village deviennent le lieu privilĂ©giĂ© pour mener lâaction politique. En mĂȘme temps, et plutĂŽt que sâen remettre Ă lâĂtat-nation uniquement, ils voient la planĂšte comme un tout, comme lâobjectif ultime de la transformation sociale et politique. DâoĂč lâadage «penser globalement, agir localement». Cette vision alternative de la lutte politique est couplĂ©e Ă une prĂ©fĂ©rence pour le dĂ©veloppement Ă©conomique Ă petite Ă©chelle, en sâappuyant sur le «Small is beautiful» dâabord exprimĂ© par E.F. Schumacher. Ainsi, les Ă©cologistes rĂ©sistent aux solutions technocratiques et aux projets pharaoniques. Ils se mĂ©fient de tout ce qui dĂ©passe lâĂ©chelle humaine. Les raisons de la prĂ©occupation insistante des Verts Ă propos de lâĂ©chelle ont Ă©tĂ© bien mises en Ă©vidence par Jonathan Porritt lorsquâil Ă©crit:
Ă lâapproche de diverses contraintes environnementales et biologiques sur la croissance, nous atteignons aussi certaines limites institutionnelles imposĂ©es par lâincompĂ©tence croissante et la baisse du rendement de nos bureaucraties. Les niveaux dâinterdĂ©pendance et la complexitĂ© sont maintenant si grands dans plusieurs bureaucraties que mĂȘme les plus compĂ©tents des dĂ©cideurs en leur sein sont tout Ă fait dĂ©passĂ©s. Les coĂ»ts de coordination de cette complexitĂ© sont considĂ©rables. Plus une organisation ou une bureaucratie devient grande, plus elle devient rigide et inflexible tout en laissant moins dâespace pour la crĂ©ati...