CHAPITRE 1
Les vétérans squatteurs (1946-1948)
«M OSCOU ISOLE SON PEUPLE du monde ». Ce titre publiĂ© Ă la une de La Presse du 24 octobre 1946 rĂ©sume bien lâesprit qui domine, un an aprĂšs la fin de la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide nâest pas encore officiellement commencĂ©e, mais le ton monte dangereusement Ă lâĂ©gard de lâUnion soviĂ©tique. La chasse aux communistes, qui avait ralenti aprĂšs le ralliement de lâURSS au camp alliĂ© en 1941, est de nouveau ouverte au Canada comme dans plusieurs autres pays.
Un fait apparemment sans rapport est relatĂ© Ă la page 3 du quotidien montrĂ©alais : « Ă son tour, la mĂ©tropole du Canada a connu sa premiĂšre invasion de âsquattersâ, hier aprĂšs-midi, alors que cinq familles dâanciens combattants de la derniĂšre guerre ont pris dâassaut, avec tout leur ameublement, un Ă©difice de quatre Ă©tages occupĂ© puis Ă©vacuĂ© par une organisation de jeu. »
Un groupe jusque-là inconnu, la Ligue des vétérans sans logis, apparaßt au grand jour. Son porte-parole est Henri Gagnon, un électricien qui fut sergent durant la guerre.
Quelques jours plus tard, le capitaine Jack Ennis de lâescouade municipale contre le communisme qualifie le vĂ©tĂ©ran de « communiste notoire », ajoutant : « Nous possĂ©dons au sujet de Gagnon un dossier judiciaire qui Ă©tablit nettement que son activitĂ© de communiste remonte Ă plusieurs annĂ©es avant la guerre. »
La Ligue des vĂ©tĂ©rans sans logis et le mouvement des familles squatteuses nâont pas fini de faire couler de lâencre. MontrĂ©al vient sâajouter Ă la liste des lieux oĂč se dĂ©roulent de semblables actions, avec Ottawa, Vancouver, Chicago, New York et plusieurs villes de France et de Grande-Bretagne.
De mal en pis
MontrĂ©al est, depuis plusieurs annĂ©es dĂ©jĂ , aux prises avec une trĂšs sĂ©vĂšre pĂ©nurie de logements. La construction rĂ©sidentielle nâa jamais repris aprĂšs la crise Ă©conomique provoquĂ©e par le krach boursier de 1929. En dĂ©cembre 1939, lâOffice dâinitiative Ă©conomique de MontrĂ©al estime que 35 000 logements additionnels seraient nĂ©cessaires. Ă peine quatre ans plus tard, le Service dâurbanisme de MontrĂ©al affirme que ce sont plutĂŽt 50 000 logements qui doivent ĂȘtre construits de toute urgence. La dĂ©tĂ©rioration de la situation est due cette fois Ă lâarrivĂ©e massive de personnes attirĂ©es par les emplois dans les usines dâarmement.
Le gouvernement fĂ©dĂ©ral, qui a commencĂ© Ă sâimpliquer en habitation quelques annĂ©es plus tĂŽt, accroĂźt ses interventions en fĂ©vrier 1941 en mettant sur pied la Wartime Housing Limited, une sociĂ©tĂ© de la Couronne destinĂ©e Ă la construction de logements pour les personnes travaillant dans les usines dâarmement. Un gel des loyers est dâabord dĂ©crĂ©tĂ© par Ottawa en 1940 dans les 15 plus grandes villes canadiennes, dont MontrĂ©al. La mesure sâĂ©tend lâannĂ©e suivante aux autres municipalitĂ©s. Tout cela nâest cependant pas suffisant pour juguler la crise du logement.
La situation se dĂ©tĂ©riore dangereusement au moment du retour massif du front aprĂšs lâarmistice. Une forte proportion des logements sont surpeuplĂ©s. Plusieurs familles y cohabitent. Dâautres sont forcĂ©es de vivre entassĂ©es dans des chambres. Certaines doivent mĂȘme sâabriter dans des garages, des hangars ou des entrepĂŽts. En octobre 1946, les demandes de logement reçues par la Wartime Housing Limited sont au nombre de 6 235 pour la seule rĂ©gion montrĂ©alaise, dont 606 dans le quartier Mercier, situĂ© dans ce qui sâappelle maintenant lâarrondissement Mercier-Hochelaga-Maisonneuve.
Câest dans ce contexte que la Ligue des vĂ©tĂ©rans sans logis voit le jour, en septembre 1946, Ă lâinitiative du Parti ouvrier progressiste (POP). Ben Lubell, membre de la section anglophone du parti au QuĂ©bec, en est nommĂ© prĂ©sident, alors quâHenri Gagnon, qui est son organisateur provincial de langue française, est dĂ©signĂ© vice-prĂ©sident.
Le POP lui-mĂȘme est apparu officiellement en aoĂ»t 1943 lorsque le Parti communiste canadien a dĂ©cidĂ© de changer de nom et de programme pour pouvoir sortir de la clandestinitĂ©. Le mĂȘme mois, lors dâĂ©lections fĂ©dĂ©rales partielles, il avait fait Ă©lire le seul dĂ©putĂ© de son histoire, Fred Rose, dans la circonscription montrĂ©alaise de Cartier, englobant un secteur situĂ© Ă lâouest de ce quâon appelle aujourdâhui le Plateau Mont-Royal. En plus de la promotion de lâeffort de guerre, la campagne du POP avait mis lâaccent sur « une action immĂ©diate pour balayer les taudis de Cartier et construire des maisons saines, Ă loyer bon marchĂ© ».
« Logements contre barbottes »
DĂšs ses dĂ©buts, la Ligue des vĂ©tĂ©rans sans logis fait le choix dâoccuper des maisons de jeu et dâautres endroits qui ont Ă©tĂ© ou sont encore utilisĂ©s Ă des fins illicites. Cette stratĂ©gie a lâavantage de mettre les propriĂ©taires des lieux dans lâembarras, tout en renforçant la lĂ©gitimĂ© des actions.
Câest le 2054 avenue McGill College qui est choisi pour la premiĂšre occupation, le 23 octobre 1946. Henri Gagnon, qui habitait jusque-lĂ en chambre avec sa famille, est lâun des squatteurs. Il explique aux mĂ©dias accourus sur les lieux que les vĂ©tĂ©rans et leurs familles sont de plus en plus impatients devant « lâinsouciance et la lenteur dâaction des autoritĂ©s gouvernementales ». Il prĂ©sente les revendications de la Ligue des vĂ©tĂ©rans sans logis : « mettre immĂ©diatement Ă la disposition des anciens combattants tous les locaux capables dâabriter les familles sans logis » et « passer Ă lâapplication dâun plan de construction de logements Ă prix modique, afin quâil soit possible Ă chacun de se loger ». Il fait visiter lâimmeuble aux journalistes pour dĂ©montrer quâil abritait bel et bien une maison de jeu. Il prĂ©cise que les vĂ©tĂ©rans squatteurs sont prĂȘts Ă payer le loyer et les frais dâĂ©lectricitĂ©.
MalgrĂ© cela, lâoccupation est rapidement judiciarisĂ©e Ă la suite de plaintes du propriĂ©taire, Henry Joseph. DĂšs le 29 octobre, Henri Gagnon, devenu entretemps prĂ©sident de la Ligue, comparaĂźt en justice en compagnie de deux autres squatteurs qui, eux, ne sont pas membres du POP. Ils sont accusĂ©s, en vertu du Code criminel, dâĂȘtre entrĂ©s de force dans lâimmeuble. Gagnon dĂ©clare : « Câest maintenant Ă la justice de dĂ©cider qui, des vĂ©tĂ©rans ou des âgamblersâ, ont le droit de demeurer dans la ville. On aura aussi Ă dĂ©cider si les MontrĂ©alais devront vivre entassĂ©s comme des sardines, tandis quâenviron 500 maisons et logis vacants sont cadenassĂ©s. »
La veille, la Ligue des vĂ©tĂ©rans sans logis a ouvert un nouveau squat au troisiĂšme Ă©tage dâun immeuble situĂ© au 4509 rue Saint-Denis. Trois familles de vĂ©tĂ©rans, au total 12 personnes dont 5 enfants, sây sont installĂ©es. Un seul des vĂ©tĂ©rans, Roland Dinel, est membre du POP. Les lieux appartiennent Ă une compagnie du nom de Building Trades Club inc. Au cours des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, lâimmeuble qui sert lui aussi de maison de jeu a fait lâobjet de plusieurs raids policiers et a mĂȘme Ă©tĂ© cadenassĂ© en mars 1946.
Cette fois, lâoccupation bĂ©nĂ©ficie de lâaide dâune douzaine de membres de lâUnion des marins canadiens. Ils sont venus sĂ©curiser les lieux pour que les familles squatteuses puissent y demeurer, mais aussi pour quâHenri Gagnon se saisisse de plusieurs dossiers compromettants qui sây trouvent et que la Ligue entend remettre Ă Pacifique « Pax » Plante, procureur spĂ©cial de la police de MontrĂ©al. Au mĂȘme moment, des chauffeurs de taxi bloquent la circulation au coin de la rue Saint-Denis et de lâavenue du Mont-Royal en signe de solidaritĂ©.
Henri Gagnon dĂ©clare que les squatteurs sont prĂȘts Ă se dĂ©fendre devant les tribunaux, invoquant lâordre 9439, dit Emergency Shelter Regulation, qui donne Ă la nouvelle SociĂ©tĂ© centrale dâhypothĂšques et de logement (SCHL) le pouvoir de rĂ©quisitionner tous les endroits disponibles pour loger des familles sans logis. Selon lui, les maisons de jeu entrent dans cette catĂ©gorie.
Au mĂȘme moment, une autre famille, celle du vĂ©tĂ©ran RomĂ©o Mongeau qui vivait depuis 1945 dans un hangar de lâavenue dâOrlĂ©ans, accepte lâinvitation dâHenri Gagnon et se joint aux squatteurs de lâavenue McGill College.
Le 31 octobre, le quotidien La Patrie raconte que la police de MontrĂ©al fait le guet devant des maisons de jeu susceptibles dâĂȘtre occupĂ©es par la Ligue. Ce serait notamment le cas dâune demeure situĂ©e rue de la Montagne. Ces prĂ©cautions nâempĂȘchent pas lâouverture, le 4 novembre, dâun nouveau squat au 5169 boulevard DĂ©carie. Trois familles sây installent, 22 personnes qui vivaient jusque-lĂ dans des conditions misĂ©rables. Aucune nâest liĂ©e au Parti ouvrier progressiste. Elles indiquent que câest Henri Gagnon qui les a approchĂ©es en leur offrant un logement. MĂȘme si les vĂ©tĂ©rans avaient des emplois, ils se faisaient sans cesse refuser des logements parce que leurs revenus nâĂ©taient pas assez Ă©levĂ©s pour rassurer les propriĂ©taires sur leur capacitĂ© Ă payer le loyer.
Cible de nombreuses attaques
Les succÚs de la Ligue des vétérans sans logis lui valent de nombreuses attaques.
Certains journaux qui Ă©taient au dĂ©part plutĂŽt sympathiques Ă ses actions tentent maintenant de la discrĂ©diter, en insistant sur lâappartenance communiste dâHenri Gagnon, mais aussi en parvenant Ă arracher des dĂ©clarations Ă certaines familles participant aux squats, particuliĂšrement celles du boulevard DĂ©carie. Câest le cas de La Presse qui, dans son Ă©dition du 5 novembre 1946, publie un article dont le titre est « Des vĂ©tĂ©rans devenus squatters malgrĂ© eux ». Le texte cite des personnes qui affirment quâelles sont lĂ contre leur grĂ© et quâelles ne sont pas heureuses des conditions offertes. Le 7, au lieu de considĂ©rer comme une victoire le relogement par les autoritĂ©s de cinq familles squatteuses (quatre en hĂ©bergement temporaire Ă lâhĂŽtel Viger et la cinquiĂšme dans un logement de la Wartime Housing Limited), La Presse prĂ©sente lâĂ©vĂ©nement comme une preuve que les familles « semblent se dissocier » dâHenri Gagnon.
La LĂ©gion royale canadienne, un organisme sans but lucratif crĂ©Ă© pour venir en aide aux vĂ©tĂ©rans et Ă leurs familles, condamne Ă rĂ©pĂ©tition les actions de la Ligue. Ă la suite dâune rĂ©union dâurgence du commandement provincial de la LĂ©gion, son directeur gĂ©nĂ©ral, Basil Price, dĂ©clare au sujet des squats que « de pareilles tactiques feront plus de tort que de bien aux vĂ©tĂ©rans Ă qui lâon croit venir en aide ». Il doit toutefois admettre que les actions ont au moins permis de convaincre les autoritĂ©s politiques de lâurgence du problĂšme du logement. Deux sections locales de la LĂ©gion, celles de Snowdon et dâOutremont, prennent par ailleurs parti en faveur de la Ligue. La premiĂšre en paie lourdement le prix, puisquâelle est suspendue par la direction qui lâaccuse dâavoir violĂ© sa charte en appuyant les squats et dâĂȘtre infiltrĂ©e par des communistes.
Le premier ministre du QuĂ©bec, Maurice Duplessis, qualifie pour sa part le mouvement de « campagne communiste dirigĂ©e par Moscou, pour surprendre la bonne foi des ouvriers et instaurer au Canada la doctrine bolchevique qui rĂ©pugne Ă nos principes et Ă notre mentalitĂ© ». Il menace dâimposer la « loi du cadenas » aux squats. Il nâen fera cependant rien.
Par ailleurs, les squatteurs doivent se dĂ©fendre les uns aprĂšs les autres devant les tribunaux. Le 5 novembre, les familles de lâavenue McGill College se voient sommer de quitter les lieux dans les trois jours. « Sâil fallait admettre ces violations de domicile, dĂ©clare le juge T.-A. Fontaine, cela serait une nĂ©gation du droit de propriĂ©tĂ© et nous conduirait infailliblement Ă lâanarchie⊠» Ă la date fatidique, constatant que les familles poursuivent leur occupation, le juge exige un cautionnement de 2 000 dollars Ă Henri Gagnon qui se voit, par l...