PREMIĂRE PARTIE
LES VOIES DE LA PIRATERIE ĂDUCATIVE
CHAPITRE PREMIER
Lâinvention de lâĂ©cole
Lâesprit humain a rĂ©agi aux accidents de lâhistoire en crĂ©ant des institutions qui nous manipulent. Aujourdâhui on comprend mieux lâesprit humain, ce qui devrait aider lâhomme Ă se protĂ©ger contre ces institutions. Mais encore faut-il profiter de ces nouvelles connaissances pour changer le contenu de lâenseignement scolaire.
â David Premack
Câest lâexistence, dans notre comportement personnel et dans nos propres institutions, de conditions qui ont permis dans les pays Ă©trangers, la victoire de lâautoritĂ© extĂ©rieure, de la discipline, de lâuniformitĂ©, de la dĂ©pendance envers le chef. Par consĂ©quent, le champ de bataille est aussi ici, en nous-mĂȘmes et dans nos institutions.
â John Dewey
DEPUIS QUE LâHUMANITĂ a conscience dâelle-mĂȘme et des enjeux liĂ©s Ă ses moyens de subsistance, elle a cherchĂ© Ă transmettre aux plus jeunes lâexpĂ©rience et les connaissances quâelle jugeait utiles. Dans lâhistoire des peuples, on trouve un grand nombre dâactes individuels et collectifs permettant Ă une culture de se survivre Ă elle-mĂȘme. Les rituels de passage, les cĂ©rĂ©monies et les traditions, mais aussi la participation aux travaux de la vie quotidienne constituent lâexpĂ©rience Ă©ducative la plus rĂ©pandue de cette histoire.
Au dĂ©tour du XXe siĂšcle, se sont cristallisĂ©s des concepts tels que «lâenfance», «lâenseignement» et, plus rĂ©cemment encore, celui de «la professionnalisation de lâacte Ă©ducatif». Ce dernier a rĂ©ussi en moins dâun siĂšcle Ă occuper une place de quasi-monopole dans la prise en charge de lâĂ©ducation et de la vie avant le travail.
Le jeune humain, qui participait autrefois aux travaux de la vie courante tout en occupant le bas de lâĂ©chelle sociale (comme le montrent les termes fantassin, infanterie, garçon de cafĂ©âŠ), entrait dĂ©sormais dans le giron des professionnels de lâĂ©ducation et se voyait ainsi protĂ©gĂ© des abus potentiels de lâautoritĂ© parentale, patronale ou autre. On peut remarquer que durant cette mĂȘme pĂ©riode, ce ne sont pas seulement les enfants qui ont fait lâobjet de «lâattention» des professionnels, mais tous ceux que lâon jugeait improductifs: malades, vieillards, fous, handicapĂ©s et criminels ont Ă©tĂ© confiĂ©s Ă ceux qui ont reçu lâautorisation de diagnostiquer la «maladie» et dây apporter le remĂšde. Au fil de ces dĂ©cennies, de vĂ©ritables corporations professionnelles se sont mises en place, revendiquant le contrĂŽle et parfois lâexclusivitĂ© de lâexercice de leur science. LâĂ©ducation nâa pas Ă©chappĂ© Ă ce phĂ©nomĂšne.
Pourtant, il nâexiste pas de façon «neutre» ou «normale» dâĂ©duquer les enfants. Chaque dĂ©cision, chaque acte, chaque objectif dĂ©coule dâune intention ou dâune conception qui sâinscrit elle-mĂȘme dans un paradigme identifiable. DĂ©jĂ , en 1906, François Guex exprimait cette idĂ©e dans son Histoire de lâinstruction et de lâĂ©ducation: «Tout systĂšme dâĂ©ducation correspond Ă un idĂ©al social quelconque et, partout, la pĂ©dagogie a Ă©tĂ© et sera ce quâa Ă©tĂ© et ce que sera la conception du monde, de lâhomme et de sa destinĂ©e.» Or, le temps de lâinstitutionnalisation de lâĂ©ducation correspond, pour la plupart des pays nord-occidentaux, Ă celui de la course ambitieuse, via lâindustrialisation, pour la constitution et le maintien dâempires coloniaux, qui sont les prĂ©misses au capitalisme gĂ©nĂ©ralisĂ© que nous connaissons aujourdâhui. Ă cette Ă©poque, plusieurs Ătats Ă©taient dâailleurs eux-mĂȘmes en voie de constitution â Italie, 1861; Canada, 1867; Allemagne, 1871; NorvĂšge, 1905; etc. â ou en train dâessayer de stabiliser leurs frontiĂšres et leur identitĂ©, parfois en uniformisant leurs diffĂ©rentes cultures rĂ©gionales. Il fut donc extrĂȘmement tentant de faire de lâĂ©ducation une affaire dâĂtat. Les Ătats-nations ont trĂšs tĂŽt compris lâintĂ©rĂȘt de greffer sur les aspirations humanistes de lâĂ©ducation les instruments utiles Ă lâavĂšnement de leur puissance politico-Ă©conomique. Ainsi, en bĂątissant les savoirs, en faisant de lâacte Ă©ducatif le rĂ©sultat diagnostiquĂ© dâune science Ă©tablie, la sociĂ©tĂ© faisait entrer les enfants dans les classes, sans doute pour leur bien, mais aussi pour celui des Ătats auxquels ils Ă©taient dĂ©sormais redevables.
Lâexemple de Jules Ferry, le pĂšre de lâinstruction publique «gratuite, laĂŻque et obligatoire» en France et fervent dĂ©fenseur de lâempire colonial, est Ă©loquent. LâĂ©ducation devait alors donner Ă la RĂ©publique des reprĂ©sentants soumis et fidĂšles, capables de porter haut les couleurs de la France dans les colonies. Le rapport entre Ă©ducation et Ă©conomie est manifeste dans son discours Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s, en 1885:
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai! Il faut dire ouvertement quâen effet, les races supĂ©rieures ont un droit vis-Ă -vis des races infĂ©rieures. Je rĂ©pĂšte quâil y a pour les races supĂ©rieures un droit, parce quâil y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races infĂ©rieures. [âŠ] La question coloniale, dans les pays comme le nĂŽtre, dont le caractĂšre mĂȘme de lâindustrie est liĂ© Ă des exportations considĂ©rables, est vitale pour la question des marchĂ©s. [âŠ] De ce point de vue, la fondation dâune colonie est la crĂ©ation dâun marchĂ©.
Je ne rĂ©siste pas Ă lâenvie de joindre une partie de la rĂ©ponse de ClĂ©menceau au discours de Ferry, montrant ainsi que de tout temps il y a eu des esprits Ă©clairĂ©s et que les options philosophiques ayant prĂ©valu nâĂ©taient en rien des fatalitĂ©s ou des Ă©vidences dictĂ©es par une Ă©poque ou un prĂ©tendu sens de lâhistoire:
Les races supĂ©rieures ont sur les races infĂ©rieures un droit quâelles exercent, ce droit, par une transformation particuliĂšre, est en mĂȘme temps un devoir de civilisation. VoilĂ en propres termes la thĂšse de M. Ferry, et lâon voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races infĂ©rieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supĂ©rieures, races infĂ©rieures, câest bientĂŽt dit! Pour ma part, jâen rabats singuliĂšrement depuis que jâai vu des savants allemands dĂ©montrer scientifiquement que la France devait ĂȘtre vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est dâune race infĂ©rieure Ă lâAllemand. Depuis ce temps, je lâavoue, jây regarde Ă deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer: homme ou civilisation infĂ©rieurs. Race infĂ©rieure, les Hindous! Avec cette grande civilisation raffinĂ©e qui se perd dans la nuit des temps! Avec cette grande religion bouddhiste qui a quittĂ© lâInde pour la Chine, avec cette grande efflorescence dâart dont nous voyons encore aujourdâhui les magnifiques vestiges! Race infĂ©rieure, les Chinois! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© poussĂ©e tout dâabord jusquâĂ ses extrĂȘmes limites. InfĂ©rieur Confucius!
Aujourdâhui, lâinfluence des sphĂšres politico-Ă©conomiques sur les systĂšmes Ă©ducatifs ne semble pas sâĂȘtre amoindrie. Par exemple, les dĂ©bats entre enseignement laĂŻque et enseignement religieux illustrent bien cette volontĂ© dâinfluencer la sphĂšre Ă©ducative. Dans nombre de sociĂ©tĂ©s, une Ă©ducation qui Ă©chapperait aux contrĂŽles institutionnels nâest pas encouragĂ©e, sinon que trĂšs modestement, par les pouvoirs politiques.
En outre, les Ătats et les grands acteurs du secteur Ă©conomique ont souvent des intĂ©rĂȘts communs qui les mĂšnent Ă entretenir une sorte de relation incestueuse. Ă titre dâexemples, on peut citer la richissime famille Bush, magnat du pĂ©trole Ă la tĂȘte des Ătats-Unis durant des annĂ©es, ou Silvio Berlusconi, industriel assumant jusquâĂ tout rĂ©cemment encore les plus hautes responsabilitĂ©s de la rĂ©publique italienne. Pourtant, point de complot Ă lâĆuvre: seulement lâincorrigible habitude humaine des privilĂ©giĂ©s Ă maintenir le systĂšme dans lequel ont Ă©tĂ© acquis leurs privilĂšges.
Lâenfance est donc aujourdâhui plongĂ©e dans lâexpĂ©rience paradoxale qui consiste, Ă des fins dâĂ©mancipation, Ă superposer le contrĂŽle de lâĂtat Ă celui des parents. La problĂ©matique exposĂ©e dans ce livre est dâabord nĂ©e de lâinconfort de considĂ©rer comme Ă©vidents les bienfaits de ce dĂ©placement de responsabilitĂ© Ă©ducative des parents vers lâinstitution. Cet inconfort, alimentĂ© par lâĂ©tude de plusieurs grands auteurs, provient dâun sentiment dâinjustice envers le rĂŽle dĂ©volu au fil du dernier siĂšcle aux parents â en lien avec leur communautĂ© â pour fournir Ă leurs enfants les conditions favorables Ă leur Ă©mancipation. Si leur rĂŽle nâest pas niĂ© par lâĂ©cole, les parents semblent ĂȘtre considĂ©rĂ©s dans le meilleur des cas comme des «partenaires» du projet scolaire, ce qui les place paradoxalement dans une position pĂ©riphĂ©rique quant Ă lâĂ©ducation de leurs propres enfants.
Je me propose donc, dans un premier temps, de porter un regard critique sur lâinstitutionnalisation de lâĂ©ducation et, dans un deuxiĂšme temps, de prĂ©senter quelques expĂ©riences dâĂ©ducation alternatives Ă ce systĂšme, rĂ©sultat dâune douzaine dâannĂ©es de recherche. Il importe de prĂ©ciser que les termes «éducation Ă domicile» ou «école Ă la maison» sont utilisĂ©s ici pour dĂ©signer la prise en charge Ă temps plein par les parents non seulement de lâĂ©ducation familiale, mais Ă©galement de lâinstruction et de la socialisation des enfants.
Je tenterai de montrer en quoi le systĂšme scolaire, malgrĂ© sa diversitĂ© interne, ses rĂ©ussites et ses apports, nâa pas parfaitement tenu ses promesses Ă©mancipatoires, notamment Ă cause de la discipline quâexigeait la gestion des masses. Ăducation pour tous peut-elle rimer avec Ă©ducation pour chacun?
Cette partie de lâouvrage dĂ©crit de quelles façons lâĂ©cole se dresse en obstacle entre lâenfant et son environnement naturel et familial. Ici est remis en cause le fait quâun Ătat arrime Ă sa chaise un enfant durant six ou sept heures par jour, cinq jours par semaine, pendant une quinzaine dâannĂ©es. Cependant, affirmer une telle chose ne veut pas dire que toute tentative dâĂ©ducation collective est vouĂ©e Ă lâĂ©chec (voir Ă ce sujet la merveilleuse expĂ©rience de lâĂ©cole des Amanins, en France) ni que chaque enseignant est un «ravisseur» dâenfants. Cela ne veut pas dire non plus que la famille est nĂ©cessairement mieux placĂ©e pour rĂ©ussir une telle tĂąche de par sa seule ascendance familiale. Le lecteur attentif pourra donc observer deux constantes:
Je nâadresse en aucun cas de critiques aux enseignants, non que je pense que chacun dâeux accomplisse son travail Ă la perfection, mais parce que je les tiens pour seuls remparts Ă lâimplacable traitement scolaire. Et si un Ă©lĂšve a une chance dâapprĂ©cier lâĂ©cole, ce sera le plus souvent Ă lâenseignant et Ă lâĂ©quipe pĂ©dagogique quâil le devra, non au caractĂšre institutionnel de lâĂ©cole.
Il nây a dans ces lignes aucun «chĂšque en blanc» attribuĂ© aux familles. Les cas de familles dĂ©faillantes sont lĂ©gion, et lâexercice de lâoppression nâa pas attendu sa forme Ă©tatisĂ©e pour se dĂ©p...