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Le saut
Ou comment les agents pathogĂšnes passent dâune espĂšce Ă lâautre
à la recherche du lieu de naissance de nouveaux agents pathogÚnes, je suis partie par une journée pluvieuse et fraßche de ce début de 2011 pour trouver un marché humide à Guangzhou (anciennement Canton), la capitale de la province du Guangdong, dans le sud de la Chine.
Les marchĂ©s humides sont des marchĂ©s urbains en plein air oĂč les vendeurs vendent aux consommateurs, entre autres, des animaux vivants capturĂ©s dans la nature pour lâabattage et la consommation. Ils satisfont le goĂ»t des Chinois pour ce quâon appelle yewei, ou cuisine «sauvage», dans laquelle les animaux exotiques allant des serpents aux tortues et aux chauves-souris sont prĂ©parĂ©s dans des plats spĂ©ciaux22.
Câest dans un marchĂ© humide de Guangzhou quâest nĂ© le virus qui a failli causer une pandĂ©mie en 2003. Ce virus particulier vivait normalement Ă lâintĂ©rieur des rhinolophes. CâĂ©tait une sorte de coronavirus, une famille de virus qui causent surtout des maladies respiratoires bĂ©nignes (chez les humains, ils sont responsables dâenviron 15 % de tous les cas du rhume). Mais le virus qui a Ă©clos au marchĂ© humide de Guangzhou Ă©tait diffĂ©rent23.
Des rhinolophes, il sâĂ©tait propagĂ© Ă dâautres animaux sauvages dans des cages Ă proximitĂ©, dont des chiens viverrins, des blaireaux-furets, des serpents et des civettes palmistes. Ă mesure que le virus se propageait, il mutait. Et, en novembre 2003, une forme mutante du virus de la rhinolophe a commencĂ© Ă infecter les gens.
Comme dâautres coronavirus, le virus a colonisĂ© les cellules qui tapissent les voies respiratoires. Mais contrairement Ă ses frĂšres plus bĂ©nins, le nouveau virus trafiquait le systĂšme immunitaire humain, perturbant la capacitĂ© des cellules infectĂ©es Ă avertir les cellules voisines de lâintrusion virale. En consĂ©quence, dans environ un quart des personnes infectĂ©es, ce qui a commencĂ© comme ce qui ressemblait Ă une grippe a rapidement dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en pneumonie potentiellement mortelle: les poumons infectĂ©s se remplissaient de liquide et privaient le corps dâoxygĂšne. Au cours des mois suivants, le virus (qui sera connu sous le nom de SRAS â syndrome respiratoire aigu sĂ©vĂšre) a rendu malades plus de 8 000 personnes. Parmi elles, 774 personnes ont pĂ©ri24.
Le virus du SRAS a ensuite disparu. Comme une Ă©blouissante Ă©toile filante, il a utilisĂ© tout son carburant disponible, tuant les gens trop vite pour se propager davantage. AprĂšs que des experts scientifiques eurent montrĂ© que les marchĂ©s humides Ă©taient les Ă©closeries oĂč Ă©tait nĂ© lâĂ©trange nouvel agent pathogĂšne, les autoritĂ©s chinoises ont sĂ©vi contre ceux-ci. Beaucoup ont fermĂ©. Mais alors, quelques annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es et les marchĂ©s humides sont revenus, quoique sous une forme rĂ©duite et plus furtive.
On nous avait dit quâil y avait un marchĂ© humide quelque part autour de Zengcha Road, une route Ă quatre voies embouteillĂ©e qui passe sous une autoroute polluĂ©e Ă Guangzhou. AprĂšs avoir tournĂ© en rond un certain temps, nous nous sommes arrĂȘtĂ©s pour demander le chemin Ă un garde en uniforme. Il eut un triste sourire. Le marchĂ© humide a Ă©tĂ© fermĂ© il y a six ans, dit-il, aprĂšs lâĂ©pidĂ©mie du SRAS. Mais il a alors, au mĂȘme moment, attrapĂ© et tirĂ© la manche dâun travailleur passant par-lĂ , nous incitant Ă poser notre question Ă nouveau, mais cette fois au travailleur. Nous lâavons fait et cet individu a tenu un autre discours: contournez cet immeuble, dit-il, tandis que le garde Ă©coutait avec approbation. Nous «pourrions» trouver «certaines personnes» vendant «certaines choses».
En tournant le coin, câest lâodeur qui a dâabord frappĂ©: piquante, musquĂ©e et humide. Le marchĂ© humide se composait dâune sĂ©rie de stalles ressemblant Ă des garages et bordant un passage en ciment. Certaines avaient Ă©tĂ© transformĂ©es en bureaux-chambres-cuisines, oĂč les vendeurs dâanimaux, serrĂ©s les uns contre les autres pour se dĂ©fendre du froid, tuaient le temps en attendant les clients. Dans une stalle, trois hommes dâĂąge moyen et une femme jouaient aux cartes sur une table pliante; dans une autre, une adolescente Ă lâair blasĂ© regardait un tĂ©lĂ©viseur boulonnĂ© au mur. DĂšs que nous sommes entrĂ©s, un homme a jetĂ© les restes de son bol Ă soupe dans le caniveau peu profond entre les stalles et le passage, une famille de huit personnes se blottissait derriĂšre lui autour dâun chaudron fumant. Quelques minutes plus tard, il est rĂ©apparu et a vigoureusement vidĂ© son nez dans son bol vide.
Les marchandises que nous Ă©tions venus voir Ă©taient totalement ignorĂ©es; Ă savoir les animaux sauvages en cage qui avaient Ă©tĂ© capturĂ©s et acquis dâautres commerçants dans une longue chaĂźne dâapprovisionnement sâĂ©tendant profondĂ©ment dans lâintĂ©rieur de la Chine et aussi loin que le Myanmar et la ThaĂŻlande. Une tortue de 15 kilos dans un bac en plastique blanc trempait tristement dans une flaque dâeau grise Ă cĂŽtĂ© de cages de canards sauvages, de furets, de serpents et de chats sauvages. RangĂ©e aprĂšs rangĂ©e dâanimaux qui sâĂ©taient rarement, voire jamais, rencontrĂ©s dans la nature Ă©taient ici, respirant, urinant, dĂ©fĂ©quant et mangeant les uns Ă cĂŽtĂ© des autres.
La scĂšne illustrait remarquablement diverses façons qui expliqueraient pourquoi le SRAS avait commencĂ© lĂ . Lâune dâelles Ă©tait lâagrĂ©gation inhabituelle et Ă©cologiquement sans prĂ©cĂ©dent dâanimaux sauvages. Dans un cadre naturel, les rhinolophes, qui vivent dans des grottes, ne cĂŽtoient jamais les civettes palmistes, une sorte de chat qui vit dans les arbres. Ni lâun ni lâautre, non plus, ne sâapprocherait normalement des gens. Mais les trois espĂšces Ă©taient rĂ©unies au marchĂ© humide. Le fait que le virus sâĂ©tait propagĂ© de chauves-souris aux chats civettes avait jouĂ© un rĂŽle particuliĂšrement critique dans lâĂ©mergence du SRAS. Les chats civettes Ă©taient, pour une raison quelconque, particuliĂšrement vulnĂ©rables au virus. Cela lui a donnĂ© lâoccasion dâaugmenter ses effectifs, comme le son dâun sifflet dans un tunnel. Avec une rĂ©plication accrue sont venues de nouvelles occasions de muter et dâĂ©voluer. Ă un point tel quâun microbe qui vivait dans les rhinolophes sâest transformĂ© en agent pathogĂšne pouvant infecter les humains. Sans cette amplification, il est difficile de dire si le virus du SRAS aurait jamais Ă©mergĂ©.
Nous nous sommes approchĂ©s dâun vendeur dans une stalle Ă©clairĂ©e par une seule ampoule nue. DerriĂšre lui, sur une Ă©tagĂšre affaissĂ©e, se trouvait un bocal en verre tachĂ© dâune capacitĂ© de trois ou quatre litres rempli de serpents flottant dans une sorte de saumure. Pendant que ma traductrice Su bavardait avec le vendeur, deux femmes sont apparues et ont jetĂ© Ă mes pieds des sacs en tissu blanc. Ă lâintĂ©rieur du premier, un enchevĂȘtrement de minces serpents bruns qui glissaient les uns sur les autres. Dans lâautre, un unique serpent, beaucoup plus grand, sifflait frĂ©nĂ©tiquement. De toute Ă©vidence, il Ă©tait perturbĂ©. Ă travers le tissu transparent, je pouvais voir que la tĂȘte du serpent arborait un large capuchon, ce qui signifiait que câĂ©tait un cobra.
Pendant que jâabsorbais ces informations, lâhomme et les deux femmes, qui avaient ignorĂ© ma prĂ©sence, se sont tournĂ©s vers moi avec une certaine urgence dans leur expression. Su a traduit leur question: «Exactement combien de personnes avez-vous lâintention de nourrir avec ce serpent?»
Jâai balbutiĂ© «dix» et me dĂ©tournai, nerveuse. Quelques minutes plus tard, une femme est venue nous poser une autre question. Elle mâa dĂ©signĂ©e, cachant poliment un sourire narquois derriĂšre sa main, et a demandĂ© Ă Su sâil Ă©tait vrai que les Ă©trangers comme moi mangeaient des dindes. Pour elle, câĂ©tait moi qui avais dâĂ©tranges habitudes alimentaires.
* * *
Le cholĂ©ra a Ă©galement commencĂ© dans des corps dâanimaux. Les crĂ©atures qui abritent la bactĂ©rie causant la maladie vivent dans la mer. Il sâagit dâune sorte de minuscule crustacĂ© appelĂ© copĂ©pode. Les copĂ©podes mesurent environ un millimĂštre de long, ont des corps en forme de goutte et un seul Ćil rouge vif. Comme ils ne savent pas nager, ils sont considĂ©rĂ©s comme une sorte de zooplancton, dĂ©rivant dans lâeau et retardant lâattraction gravitationnelle vers les profondeurs Ă lâaide de longues antennes tournĂ©es vers lâextĂ©rieur comme des ailes de planeur25. Bien que lâon nâen parle pas beaucoup, ils sont en fait les crĂ©atures multicellulaires les plus abondantes sur Terre. Un seul concombre de mer peut ĂȘtre recouvert de plus de 2 000 copĂ©podes, une Ă©toile de mer de la taille dâune main en aura des centaines. Dans certains endroits, les copĂ©podes sont si denses que lâeau devient opaque. En une seule saison chacun dâeux peut produire prĂšs de 4,5 milliards de descendants26.
Les Vibrio cholerae sont leurs partenaires microbiens. Vibrio cholerae est une espĂšce de bactĂ©rie microscopique du genre Vibrio, un vibrion en français, en forme de virgule. Bien que Vibrio cholerae puisse vivre seule, flottant librement dans lâeau, elle sâaccumule le plus abondamment sur et dans les copĂ©podes, oĂč elle sâattache Ă leurs sacs dâĆufs ou tapisse lâintĂ©rieur de leurs tripes. Les vibrions accomplissent une fonction Ă©cologique prĂ©cieuse. Comme dâautres crustacĂ©s, les copĂ©podes sâenveloppent dâune carapace extĂ©rieure faite dâun polymĂšre appelĂ© chitine (prononcĂ© ki-tine). Plusieurs fois au cours de leur vie, ils perdent leurs vieilles carapaces, comme des serpents qui muent, en en rejetant 100 milliards de tonnes par an. Les vibrions se nourrissent de cette abondance de chitine, en recyclant collectivement 90 % de lâexcĂ©dent pour leur propre consommation. Sans eux, la montagne dâexosquelettes des copĂ©podes priverait lâocĂ©an de carbone et dâazote27.
Les vibrions et les copĂ©podes prolifĂ©raient dans les eaux cĂŽtiĂšres chaudes et saumĂątres, lĂ oĂč les eaux fraĂźches et salĂ©es se rencontraient, comme dans les Sundarbans, une vaste zone humide Ă lâembouchure de la plus grande baie du monde, le golfe du Bengale. CâĂ©tait une sorte dâenfer de terre et de mer longtemps hostile Ă la prĂ©sence humaine. Chaque jour, les marĂ©es salĂ©es du golfe du Bengale recouvraient les parties basses des forĂȘts de mangroves et les vasiĂšres des Sundarbans, poussant lâeau de mer jusquâĂ 800 kilomĂštres Ă lâintĂ©rieur des terres, crĂ©ant des Ăźles temporaires de haute terre, qui sâĂ©levaient quotidiennement, puis disparaissaient avec les marĂ©es. Des cyclones, des serpents venimeux, des crocodiles, des rhinocĂ©ros de Java, des buffles sauvages et mĂȘme des tigres du Bengale hantaient les marais28. Les empereurs moghols qui rĂ©gnĂšrent sur le sous-continent indien jusquâau XVIIe siĂšcle laissĂšrent prudemment les Sundarbans tranquilles. Les commentateurs du XIXe siĂšcle la dĂ©crivaient comme «une sorte de terre inondĂ©e, couverte de jungle, frappĂ©e par le paludisme, infestĂ©e par des bĂȘtes sauvage...