PARTIE 1
La spatialisation du pouvoir
PropriĂ©tĂ©s et propriĂ©taires seigneuriaux dans lâest du QuĂ©bec entre 1854 et le milieu du XXe siĂšcle : le cheminement comparĂ© de lâĂźle dâAnticosti et de RiviĂšre-du-Loup
BenoĂźt Grenier et Michel Morissette
Le dĂ©veloppement Ă©conomique en rĂ©gion est un enjeu qui soulĂšve frĂ©quemment les passions dans les mĂ©dias quĂ©bĂ©cois. De lâexploitation pĂ©troliĂšre sur lâĂźle dâAnticosti Ă la cimenterie de Port-Daniel en GaspĂ©sie, la conciliation entre Ă©cologie et Ă©conomie est souvent difficile. Cette situation nâest bien entendu pas unique au QuĂ©bec. Cependant, le passĂ© seigneurial dâune large partie du territoire quĂ©bĂ©cois a pu avoir des consĂ©quences bien surprenantes et jusquâĂ des pĂ©riodes trĂšs rĂ©centes, ce qui a Ă©tĂ© jusquâici ignorĂ© par lâhistoriographie qui a, sauf en de rares exceptions, relĂ©guĂ© la question seigneuriale Ă lâĂšre prĂ©industrielle. Sans prĂ©tendre que lâexpĂ©rience « seigneuriale » quĂ©bĂ©coise, notamment sa lente extinction et ses effets sur la propriĂ©tĂ© fonciĂšre, constitue un aspect fondamental du dĂ©veloppement rĂ©gional quĂ©bĂ©cois au XXe siĂšcle, nous proposons dans cette contribution dâorienter la lentille prĂ©cisĂ©ment sur ce facteur nĂ©gligĂ© dans lâhistoriographie du QuĂ©bec contemporain, comme dans celle du dĂ©veloppement rĂ©gional.
Dans ce texte, nous prĂ©senterons les exemples de lâĂźle dâAnticosti et de RiviĂšre-du-Loup afin dâexplorer les consĂ©quences du processus dâabolition dans deux seigneuries de lâEst quĂ©bĂ©cois. Le choix de ces deux fiefs a Ă©tĂ© motivĂ© par leurs parcours fort diffĂ©rents : Anticosti a fait lâobjet dâun modĂšle de dĂ©veloppement axĂ© sur lâexploitation des ressources, alors que RiviĂšre-du-Loup fut une seigneurie plus « classique », avec un peuplement certes tardif, mais suivant le modĂšle de la colonisation du territoire axĂ© sur lâagriculture.
Mise en place dans la vallĂ©e du Saint-Laurent dĂšs le dĂ©but du XVIIe siĂšcle par les autoritĂ©s françaises, la seigneurie est le cadre dâoccupation des terres qui prĂ©vaut en France Ă cette Ă©poque. Cette transposition du cadre seigneurial dans la nouvelle colonie devait permettre dâamĂ©nager et dâencadrer le peuplement du territoire laurentien selon des modalitĂ©s familiĂšres aux colonisateurs. La situation gĂ©ographique de la seigneurie et le dynamisme plus ou moins grand du propriĂ©taire dans la mise en valeur de son bien ont Ă©tĂ© des facteurs primordiaux dans le dĂ©veloppement des fiefs. Sylvie DĂ©patie, Christian Dessureault et Mario Lalancette insistent, entre autres, sur ces facteurs : « Le propriĂ©taire dâun fief est investi dâun ensemble de privilĂšges juridiques et câest Ă lui que revient le pouvoir de dĂ©terminer quelle forme prendra sa seigneurie : exploitation domaniale ou acensement. » Les modes dâexploitation privilĂ©giĂ©s par les seigneurs auront, nous le verrons, des rĂ©percussions considĂ©rables et de longue durĂ©e, mĂȘme au-delĂ de la disparition formelle du rĂ©gime seigneurial en 1854, pour les territoires concernĂ©s.
Alain Laberge a trĂšs bien montrĂ© comment la gĂ©ographie du Bas-Saint-Laurent a influencĂ© lâĂ©volution du mode dâexploitation dans cette rĂ©gion Ă lâĂ©poque de la Nouvelle-France. Les facteurs dâĂ©loignement et les conditions gĂ©ographiques, la qualitĂ© des sols et le climat vont crĂ©er deux grands types de seigneuries dans le Bas-Saint-Laurent :
[âŠ] les seigneuries du sud-ouest (des Aulnaies/Islet-du-Portage) [vont] privilĂ©gier la propriĂ©tĂ© fonciĂšre et lâagriculture, tandis que celles du nord-est (RiviĂšre-du-Loup/Matane), davantage marquĂ©es par la conjoncture de lâĂ©loignement, de la raretĂ© de bons sols agricoles et dâun climat peu favorable aux cultures, laissent la place Ă une exploitation plus commerciale, reliĂ©e surtout Ă la pĂȘche.
Tout le pouvoir de ce systĂšme, et celui qui est dĂ©volu aux seigneurs, prend son sens lors de sa mise en place au XVIIe siĂšcle et de son expansion sur le territoire. En encourageant la dĂ©forestation et le dĂ©frichement des sols pour lâagriculture, les seigneurs et le systĂšme seigneurial ont grandement influencĂ© et modifiĂ© le paysage laurentien. Les conditions permettant lâexploitation du territoire ont Ă©galement grandement Ă©voluĂ© entre le XVIIe et le XXe siĂšcle sur le territoire seigneurial : lâaccroissement de la population, lâĂ©volution politique, Ă©conomique et juridique, lâindustrialisation ainsi que lâurbanisation ont, entre autres, modifiĂ© la façon dont on a exploitĂ© et amĂ©nagĂ© le territoire. Ces modifications vont engendrer, Ă lâĂźle dâAnticosti, la poursuite de lâexploitation des ressources par des individus et des organismes privĂ©s jusquâau rachat de lâĂźle par le gouvernement quĂ©bĂ©cois dans les annĂ©es 1970. Du cĂŽtĂ© de RiviĂšre-du-Loup, les modalitĂ©s de lâabolition vont permettre aux seigneurs de maintenir leur statut dâĂ©lites locales et leur emprise sur le territoire, entre autres par lâintermĂ©diaire des anciennes institutions (la seigneurie) et des nouvelles (la municipalitĂ©). Mais avant dâexplorer les consĂ©quences de lâabolition Ă Anticosti et Ă RiviĂšre-du-Loup, un retour dans le temps est nĂ©cessaire afin de bien comprendre oĂč en sont ces deux seigneuries au moment de lâabolition de 1854 ; leur Ă©tat respectif de dĂ©veloppement va grandement influencer leur parcours aprĂšs cette date charniĂšre. Nous expliquerons ensuite le processus dâabolition ainsi que ses consĂ©quences sur les deux seigneuries Ă©tudiĂ©es.
Anticosti avant 1854
La concession de lâĂźle dâAnticosti Ă lâexplorateur Louis Jolliet survient en mars 1680. ConsidĂ©rĂ©, dâun point de vue eurocentriste, comme le « dĂ©couvreur » du fleuve Mississippi, Louis Jolliet (1645-1700) est natif de la ville de QuĂ©bec. Il fait partie de ces remarquables cas dâascension sociale propres au XVIIe siĂšcle canadien et lâhistoriographie lâa Ă©levĂ© au rang de hĂ©ros du panthĂ©on national, comme en tĂ©moigne sa statue devant lâhĂŽtel du Parlement de QuĂ©bec. Dâune superficie de 7 943 km2, lâĂźle dâAnticosti constitue une rĂ©compense imposante de la part de la monarchie française, Ă mĂȘme le domaine du roi, en AmĂ©rique septentrionale. Ce vaste territoire est recouvert...