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Chez les Pachtounes
LâObamaguerre
Gamin, Mohammad Fahim Qureshi coulait des jours heureux au Waziristan. Une existence paisible ponctuĂ©e de petits rituels quotidiens : se lever le matin Ă lâazan, lâappel Ă la priĂšre, et boire du lassi, un yogourt liquide, salĂ© et piquant, avant de marcher jusquâĂ lâĂ©cole du village, rudimentaire. Ă la mi-journĂ©e, une fois les cours terminĂ©s, lâenfant au corps noueux et aux cheveux de jais en broussaille rentrait Ă la maison manger, faisait la sieste, puis ses devoirs, avant dâaller jouer avec les copains du coin. Chacun pouvait sâimaginer adulĂ© par des foules grisĂ©es de bonheur, extatiques, en frappant de toutes ses forces une balle avec sa batte de cricket, sport que les Britanniques ont transmis aux Pakistanais.
Ă la tombĂ©e de la nuit, les enfants, dĂ©gageant une odeur de transpiration Ăącre dans leur shalwar kameez, un costume composĂ© dâun pantalon ample et dâune longue tunique monochrome en guise de chemise, rentraient Ă la maison. Chez Fahim, ils Ă©taient prĂšs dâune cinquantaine Ă vivre empilĂ©s sous le mĂȘme toit, oncles, tantes, cousins, cousines⊠Avant le coucher, son pĂšre, Naseer, qui Ă©tait instituteur, leur racontait des histoires, dont celle dâun renard faussement prosĂ©lyte.
Lâanimal astucieux avait ourdi un complot pour faire main basse sur des oiseaux mĂ©fiants. Autour de son cou, il avait passĂ© un tasbih, un chapelet islamique servant Ă compter les priĂšres et Ă Ă©grener le temps. Lorsque le paon le vit marcher fiĂšrement avec son collier de billes, le renard affirma quâil sâen allait prĂȘcher aprĂšs avoir abandonnĂ© ses mauvaises habitudes. « Si tu le veux, tu peux te joindre Ă moi », proposa le renard Ă lâoiseau arc-en-ciel ennobli de sa queue en Ă©ventail. Et le paon dâaccepter, suivi ensuite par dâautres oiseaux, dont un coq. La nuit, la troupe creusa son lit dans une grotte sur le bord de la route. Et au petit matin, le coq remplaça naturellement le muezzin et lança un puissant cocorico. « Que fais-tu ? » tonna le renard. « Câest dans ma nature de crier au rĂ©veil », rĂ©pondit le volatile du tac au tac. « Ne fais plus jamais ça ! Je dors, alors laisse-moi dormir », rĂ©torqua lâautre, furieux. « Mais câest dans ma nature ! » implora le coq avant que le renard ne se jette sur lui pour le manger. Tous les autres oiseaux subirent le mĂȘme sort.
Dans le village de Fahim et dans une grande partie du Nord-Ouest pakistanais, le renard tient un peu des Ătats-Unis. Du moins, de lâidĂ©e quâon sâen fait. Durant les annĂ©es 1980, la CIA a financĂ© lâestablishment militaire pakistanais et poussĂ© les combattants islamistes locaux au petit djihad, la guerre sainte, contre les forces soviĂ©tiques en Afghanistan. Et les oiseaux ont suivi le renard.
Une fois le « mal » communiste vaincu, en 1989, les Ătats-Unis se sont retirĂ©s de la rĂ©gion pour y revenir en force aprĂšs les attentats du 11 Septembre. La coalition menĂ©e par les forces amĂ©ricaines a rapidement dĂ©logĂ© du pouvoir les talibans du mollah Omar, qui avaient hĂ©bergĂ© Oussama Ben Laden, imposĂ© une version hyperrigoriste de la « loi » musulmane, la charia, et pris Kaboul, la capitale afghane. Les talibans se sont rĂ©fugiĂ©s en partie lĂ oĂč ils avaient grandi, au Pakistan. Idem pour les combattants dâAl-QaĂŻda, qui venaient eux des pays arabes, de lâAlgĂ©rie Ă lâArabie saoudite, et dâAsie centrale. AprĂšs avoir guidĂ© ses ouailles, le renard amĂ©ricain cherchait dĂ©sormais Ă sâen dĂ©barrasser. Mais sa gueule ne pouvait atteindre sa proie au Pakistan. Alors que faire ? Il sâest transformĂ© en oiseau de combat : le drone armĂ©.
En juin 2004, Nek Mohammad, la « rockstar » du djihad dans les zones tribales du Nord-Ouest pakistanais, est foudroyĂ© par ce quâon nomme Ă lâĂ©poque un « missile », dont on apprendra plus tard quâil Ă©tait le premier tir dâun drone amĂ©ricain au Pakistan. Dâun seul coup, ces rĂ©gions façonnĂ©es depuis des siĂšcles par le respect des anciens, le code de lâhonneur, la pudeur et une existence dĂ©pouillĂ©e rappelant par sa duretĂ© la vie glorifiĂ©e des BĂ©douins dâArabie, se sont trouvĂ©es Ă lâavant-scĂšne des guerres sans combattants du xxie siĂšcle.
De 2004 Ă 2007, on ne dĂ©nombre quâune dizaine de ces frappes dâun nouveau genre. Ă lâĂ©poque, les Ătats-Unis tentent de cibler des dirigeants dâAl-QaĂŻda. Le drone armĂ© offre la possibilitĂ© dâabattre des djihadistes prĂ©sumĂ©s ou rĂ©els sans dĂ©ployer de troupes au sol, sans dĂ©clarer la guerre au Pakistan ; on se contente de dĂ©crĂ©ter que les tuĂ©s sont des ennemis des Ătats-Unis. En 2008, la derniĂšre annĂ©e du second mandat de George W. Bush, les frappes de drone commencent Ă sâintensifier.
Ă lâĂ©poque, Fahim avait treize ans. Son pĂšre, Naseer, avait dĂ©jĂ raccrochĂ© son Ăąme au vestiaire de Dieu, tuĂ© par lâarmĂ©e pakistanaise sur une route menant en Afghanistan. En cette annĂ©e Ă©lectorale aux Ătats-Unis, un oncle de Fahim, Khushdil, suivait assidĂ»ment les informations Ă la radio locale, en pachto, la langue des Pachtounes, peuple Ă cheval sur le Nord-Ouest pakistanais et le Sud afghan. « Mon oncle disait quâObama allait arrĂȘter les frappes de drone, et des informations affirmaient que la mĂšre, ou le pĂšre, dâObama Ă©tait de confession musulmane, quâil allait mettre fin au conflit [en Afghanistan] et que, de toute façon, il ne pouvait pas ĂȘtre pire que Bush », raconte Fahim, cloĂźtrĂ© dans son grand corps fragile, sec comme la paille.
Quand Obama a Ă©tĂ© Ă©lu, dans lâivresse collective, cathartique, mondiale, Ă la tĂȘte de la premiĂšre puissance militaire de la planĂšte, la famille de Fahim partageait lâespoir dâune entrĂ©e dans une nouvelle Ăšre. Un aprĂšs-Bush. Un aprĂšs-guerre. Mais elle ne se doutait pas de ce qui lâattendait. Barack Obama voulait certes retirer les troupes amĂ©ricaines dâIrak et dâAfghanistan afin de rĂ©duire les coĂ»ts financiers et humains de la guerre amĂ©ricaine « contre la terreur ». Mais sans perdre la main, sans trop perdre de muscle. Le drone armĂ© permettait de dĂ©cimer, voire dĂ©capiter, des groupes liĂ©s Ă Al-QaĂŻda sans craindre le retour aux Ătats-Unis de body bags, ces sacs de plastique enveloppant les cadavres de leurs soldats.
Ainsi, Ă peine trois jours aprĂšs son arrivĂ©e Ă la Maison-Blanche, Barack Obama a donnĂ© le feu vert Ă sa premiĂšre frappe de drone. Et câest la maison de Fahim, dans le village waziri de Zeraki, qui a Ă©tĂ© choisie. « Je me souviens de cette journĂ©e. CâĂ©tait un vendredi, mon oncle mâavait dit avant mon dĂ©part pour lâĂ©cole quâil nây aurait plus de drones, quâObama en avait dĂ©cidĂ© ainsi », raconte Fahim. AprĂšs les cours, qui finissaient vers midi le vendredi, lâadolescent Ă©tait rentrĂ© manger Ă la maison avant dâaller faire des courses Ă quelques kilomĂštres du village, au bazar de Mir Ali, une des principales villes du Waziristan du Nord, la plus lourdement infiltrĂ©e par les talibans des sept zones tribales pakistanaises.
De retour du bazar, Fahim avait rĂ©citĂ© la priĂšre traditionnelle du vendredi et fait ses devoirs. Il sâapprĂȘtait Ă rameuter ses amis pour un match de cricket lorsque lâun de ses oncles lui a demandĂ© de rester auprĂšs de lui. Une dizaine dâhommes du village Ă©taient rĂ©unis dans la hujra familiale, cour intĂ©rieure dans laquelle les hĂŽtes accueillent leurs invitĂ©s. Ce jour-lĂ , lâoncle Mansour, fraĂźchement rentrĂ© de DubaĂŻ, ainsi quâun « fou » venu dâun village voisin frappĂ© rĂ©cemment par un drone alimentaient les discussions exclusivement masculines et arrosĂ©es de thĂ© sucrĂ©.
« Des drones patrouillaient dans le ciel depuis le matin, mais nous ne pensions jamais quâils allaient nous frapper », se rappelle Fahim. Erreur funeste. Vers 17 h, un missile a pulvĂ©risĂ© la hujra. Fahim sâest Ă©vanoui. BlessĂ©, il a Ă©tĂ© transportĂ© dâurgence dans une clinique de Peshawar, carrefour dâinnombrables trafics plantĂ© Ă lâorĂ©e des zones tribales et au pied de la passe de Khyber, frontiĂšre naturelle avec lâAfghanistan creusĂ©e dans les sillons du roc. Lâadolescent a repris conscience aprĂšs quelques minutes, mais nâa rien vu de ses blessures : des Ă©clats dâobus avaient transpercĂ© son Ćil gauche â remplacĂ© plus tard par une prothĂšse oculaire, une bille de verre qui masque sa cĂ©citĂ© partielle â et il peinait Ă voir de lâĆil droit.
Ă Peshawar, tous maintenaient le flou sur les autres victimes. « Un mois plus tard, de retour au village, jâai demandĂ© Ă tout le monde autour de moi : âOĂč est mon oncle, oĂč est mon cousin ?â Les femmes mâont dit quâils avaient Ă©tĂ© blessĂ©s griĂšvement, quâils Ă©taient toujours Ă lâhĂŽpital de Mir Ali. Puis, ils mâont injectĂ© un produit pour me calmer et mâont amenĂ© Ă la hujra, oĂč des paysans et des membres de ma famille Ă©largie mâattendaient. Un homme originaire du village de mon oncle maternel mâa dit quâun tel, un tel et un tel avaient Ă©tĂ© tuĂ©s. » Trois oncles, dont Khushdil et Mansour, ainsi quâun cousin, trois proches de la famille et le « fou » du village voisin avaient Ă©tĂ© broyĂ©s, carbonisĂ©s. Lui, Fahim, avait survĂ©cu. Et on lâavait propulsĂ© de facto chef de la famille, malgrĂ© lui, Ă quatorze ans. Eh oui, câest comme ça dans cet univers patriarcal : lâhomme le plus ĂągĂ© du foyer prend les dĂ©cisions pour sa mĂšre et ses frĂšres et sĆurs. Un adolescent dans le cas de Fahim, un adolescent Ă moitiĂ© aveugle, traumatisĂ©, incapable de se concentrer et accro aux antidĂ©presseurs.
Officiellement, des agents dâAl-QaĂŻda avaient Ă©tĂ© tuĂ©s dans cette frappe de drone, la premiĂšre de lâĂšre Obama, lui qui avait promis de relancer les relations entre les Ătats-Unis et le monde musulman. Dans les faits, le prĂ©sident a Ă©tĂ© rapidement « briefĂ© » par son entourage sur les victimes civiles de cette frappe, comme la presse amĂ©ricaine lâa rĂ©vĂ©lĂ© plus tard. Fahim, lui, attend toujours des excuses. Un mot. Un baume. Et il est surtout terrassĂ© par de puissants flash-back.
Parfois, sans quâil puisse rien y faire, la scĂšne lui revient. Le sifflement dâun missile, lâexplosion suivie des cris de ses proches disparus. « Jâai lâimpression que ma tĂȘte explose », susurre-t-il. Et il nâest pas le seul. Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, la consommation dâantidĂ©presseurs en tout genre et le recours Ă la psychiatrie se sont rĂ©pandus dans les zones tribales et, plus gĂ©nĂ©ralement, dans le Nord-Ouest pakistanais, brisant un tabou dans cette sociĂ©tĂ© conservatrice.
Espions, psychoses et antidépresseurs
Une partie de la population des zones tribales pakistanaises, notamment au Waziristan, vit avec le bourdonnement quotidien des drones, devenus en quelque sorte les yeux de Dieu, un dieu amĂ©ricain dĂ©cidant de la vie ou de la mort des habitants. « Ă lui seul, ce bruit nous perturbe mentalement », lance Kaleemullah Mehsud, un trentenaire waziri au look Ă la Che Guevara, les yeux injectĂ©s de sang, furibond Ă lâĂ©vocation des bombardements des appareils amĂ©ricains sans pilote. « La magnitude du problĂšme est telle que les gens se prĂ©occupent moins du tabou. Auparavant, si une personne avait des problĂšmes de santĂ© mentale, sa famille Ă©tait rĂ©ticente Ă consulter un psychiatre par crainte dâĂȘtre stigmatisĂ©e, et câest en partie le cas dans les zones tribales, mais de façon gĂ©nĂ©rale nous avons dĂ©passĂ© le stade de ce qui est tabou », note le psychiatre Bashir Ahmad dans son maigre bureau Ă la lumiĂšre blafarde perdu dans les entrailles de lâhĂŽpital Khyber de Peshawar. « La majoritĂ© des patients se plaignent de la mĂȘme chose, du bruit des drones, et ont dĂ©veloppĂ© des phobies et des troubles anxieux », ajoute-t-il.
Ă dĂ©faut dâexpertise psychiatrique dans les zones tribales, les patients dĂ©ferlent dans les rares cliniques et hĂŽpitaux, aux ressources anĂ©miques, de Peshawar, la capitale du Khyber Pakhtunkhwa. Câest lĂ quâĂ la fin des annĂ©es 1980 Ben Laden et ses acolytes avaient fondĂ© Al-QaĂŻda.
Ă la clinique privĂ©e du psychiatre Mian Iftikhar Hussain, un sous-sol forĂ© dans le bĂ©ton et Ă©clairĂ© dâune ampoule nue, des hommes enturbannĂ©s affublĂ©s de longues barbes grisonnantes, le regard Ă©teint, et des femmes criant leur dĂ©tresse sous le grillage de leurs burqas azur attendent. Une mĂšre de neuf enfants raconte la mort de ses proches, un jeune homme hallucinĂ© montre les brĂ»lures quâil sâest lui-mĂȘme infligĂ©es aux avant-bras. « Les principaux diagnostics sont lâanxiĂ©tĂ©, la dĂ©pression, un mĂ©lange de troubles anxieux et de dĂ©pression, ensuite viennent les psychoses, la schizophrĂ©nie et les psychoses toxiques dues Ă la consommation de cannabis », note le Dr Hussain, un homme affable qui a lui-mĂȘme Ă©chappĂ© Ă un kidnapping il y a quelques annĂ©es.
Les consultations durent une dizaine de minutes. Les patients sortent du cabinet avec une ordonnance en main. Les plus traumatisĂ©s seront gardĂ©s quelques jours, le temps dâune « psychothĂ©rapie » dans une piĂšce aux allures de maternelle, des dessins de cĆurs accrochĂ©s aux murs et des peluches pour les cĂąlins, ou dâun traitement aux Ă©lectrochocs si les antidĂ©presseurs ne font plus effet.
Le Pakistan compte environ 550 psychiatres pour 200 millions dâhabitants. Et le ratio atteint un psychiatre par million dâhabitants dans le nord-ouest du pays. « La santĂ© et lâĂ©ducation sont en queue des prioritĂ©s du gouvernement. Et la santĂ© mentale est la derniĂšre des prĂ©occupations en santĂ© », dĂ©plore le Dr Hussain, une petite laine dĂ©posĂ©e sur ses Ă©paules, les manches du tricot croisĂ©es sur sa chemise, Ă la française. Les rares spĂ©cialistes nâont ni les ressources, ni le temps, ni parfois la compĂ©tence pour assurer des thĂ©rapies plus poussĂ©es. Et ils ne savent pas quand ils vont revoir leurs patients, qui sont seulement de passage en ville. Du coup, ils leur signent des ordonnances pour six mois, parfois un an. Des ordonnances plus ou moins superflues Ă Peshawar, oĂč elles sont rarement requises pour acheter antidĂ©presseurs et anxiolytiques.
Avec ses drones, ses attentats islamistes, ses opĂ©rations militaires doublĂ©es de dĂ©placements massifs de population, son chĂŽmage endĂ©mique et lâincapacitĂ© de nombreux habitants dâenvisager ne serait-ce que lâavenir proche, le Nord-Ouest pakistanais propose un cocktail explosif pour la santĂ© mentale. Les drones ne sont pas seuls au banc des accusĂ©s. Ils font partie dâun tout, dâune « drone de guerre » non dĂ©clarĂ©e, plus vaste, qui sâĂ©crit entre la terre des talibans et le ciel amĂ©ricain, dans la chair et lâĂąme dâune population prise en Ă©tau.
Dans les zones tribales, grappe de...