Drone de guerre
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Drone de guerre

Visages du Pakistan dans la tourmente

Guillaume Lavallée

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Drone de guerre

Visages du Pakistan dans la tourmente

Guillaume Lavallée

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Le « pays des purs » fascine. Mais qu'en savons-nous, au juste? Nous le regardons du ciel. D'en haut, avec des jumelles, nous nous limitons Ă  une gĂ©opolitique dĂ©sincarnĂ©e. Et nous oublions ce qui se joue sur le terrain, comment ce pays de deux cents millions d'habitants vit la guerre chez son voisin afghan, les frappes de drone sur son territoire, la radicalisation tranquille de sa campagne
Le journaliste Guillaume LavallĂ©e propose un road-trip de la frontiĂšre afghane Ă  la bouillonnante mĂ©galopole Karachi pour illustrer les transformations de ce gĂ©ant musulman aux pieds d'argile. Les mutations d'un peuple qui se retrouve sur la ligne de feu de cette guerre qui ne dit pas son nom, oĂč l'armĂ©e ennemie n'est pas composĂ©e d'ĂȘtres humains, de semblables, mais de robots qui sillonnent le ciel, tĂ©lĂ©commandĂ©s depuis l'Ă©tranger, emplissant les nuits de leur bourdonnement obsĂ©dant.Psychiatres dĂ©bordĂ©s par les victimes collatĂ©rales des drones, chefs tribaux ahuris, poĂštes pachtounes au verbe musclĂ©, habitants des nouveaux quartiers sĂ©curisĂ©s, jeunes dĂ©sespĂ©rĂ©s qui abandonnent leur pays sur les eaux mortelles de l'espoir, gangsters de Karachi, soirĂ©es folles et secrĂštes d'une Ă©lite blindĂ©e
 Drone de guerre raconte ce Pakistan bien rĂ©el, celui des habitants de cet autre ground zero, celui que nous ne connaissons pas.

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1
Chez les Pachtounes
L’Obamaguerre
Gamin, Mohammad Fahim Qureshi coulait des jours heureux au Waziristan. Une existence paisible ponctuĂ©e de petits rituels quotidiens : se lever le matin Ă  l’azan, l’appel Ă  la priĂšre, et boire du lassi, un yogourt liquide, salĂ© et piquant, avant de marcher jusqu’à l’école du village, rudimentaire. À la mi-journĂ©e, une fois les cours terminĂ©s, l’enfant au corps noueux et aux cheveux de jais en broussaille rentrait Ă  la maison manger, faisait la sieste, puis ses devoirs, avant d’aller jouer avec les copains du coin. Chacun pouvait s’imaginer adulĂ© par des foules grisĂ©es de bonheur, extatiques, en frappant de toutes ses forces une balle avec sa batte de cricket, sport que les Britanniques ont transmis aux Pakistanais.
À la tombĂ©e de la nuit, les enfants, dĂ©gageant une odeur de transpiration Ăącre dans leur shalwar kameez, un costume composĂ© d’un pantalon ample et d’une longue tunique monochrome en guise de chemise, rentraient Ă  la maison. Chez Fahim, ils Ă©taient prĂšs d’une cinquantaine Ă  vivre empilĂ©s sous le mĂȘme toit, oncles, tantes, cousins, cousines
 Avant le coucher, son pĂšre, Naseer, qui Ă©tait instituteur, leur racontait des histoires, dont celle d’un renard faussement prosĂ©lyte.
L’animal astucieux avait ourdi un complot pour faire main basse sur des oiseaux mĂ©fiants. Autour de son cou, il avait passĂ© un tasbih, un chapelet islamique servant Ă  compter les priĂšres et Ă  Ă©grener le temps. Lorsque le paon le vit marcher fiĂšrement avec son collier de billes, le renard affirma qu’il s’en allait prĂȘcher aprĂšs avoir abandonnĂ© ses mauvaises habitudes. « Si tu le veux, tu peux te joindre Ă  moi », proposa le renard Ă  l’oiseau arc-en-ciel ennobli de sa queue en Ă©ventail. Et le paon d’accepter, suivi ensuite par d’autres oiseaux, dont un coq. La nuit, la troupe creusa son lit dans une grotte sur le bord de la route. Et au petit matin, le coq remplaça naturellement le muezzin et lança un puissant cocorico. « Que fais-tu ? » tonna le renard. « C’est dans ma nature de crier au rĂ©veil », rĂ©pondit le volatile du tac au tac. « Ne fais plus jamais ça ! Je dors, alors laisse-moi dormir », rĂ©torqua l’autre, furieux. « Mais c’est dans ma nature ! » implora le coq avant que le renard ne se jette sur lui pour le manger. Tous les autres oiseaux subirent le mĂȘme sort.
Dans le village de Fahim et dans une grande partie du Nord-Ouest pakistanais, le renard tient un peu des États-Unis. Du moins, de l’idĂ©e qu’on s’en fait. Durant les annĂ©es 1980, la CIA a financĂ© l’establishment militaire pakistanais et poussĂ© les combattants islamistes locaux au petit djihad, la guerre sainte, contre les forces soviĂ©tiques en Afghanistan. Et les oiseaux ont suivi le renard.
Une fois le « mal » communiste vaincu, en 1989, les États-Unis se sont retirĂ©s de la rĂ©gion pour y revenir en force aprĂšs les attentats du 11 Septembre. La coalition menĂ©e par les forces amĂ©ricaines a rapidement dĂ©logĂ© du pouvoir les talibans du mollah Omar, qui avaient hĂ©bergĂ© Oussama Ben Laden, imposĂ© une version hyperrigoriste de la « loi » musulmane, la charia, et pris Kaboul, la capitale afghane. Les talibans se sont rĂ©fugiĂ©s en partie lĂ  oĂč ils avaient grandi, au Pakistan. Idem pour les combattants d’Al-QaĂŻda, qui venaient eux des pays arabes, de l’AlgĂ©rie Ă  l’Arabie saoudite, et d’Asie centrale. AprĂšs avoir guidĂ© ses ouailles, le renard amĂ©ricain cherchait dĂ©sormais Ă  s’en dĂ©barrasser. Mais sa gueule ne pouvait atteindre sa proie au Pakistan. Alors que faire ? Il s’est transformĂ© en oiseau de combat : le drone armĂ©.
En juin 2004, Nek Mohammad, la « rockstar » du djihad dans les zones tribales du Nord-Ouest pakistanais, est foudroyĂ© par ce qu’on nomme Ă  l’époque un « missile », dont on apprendra plus tard qu’il Ă©tait le premier tir d’un drone amĂ©ricain au Pakistan. D’un seul coup, ces rĂ©gions façonnĂ©es depuis des siĂšcles par le respect des anciens, le code de l’honneur, la pudeur et une existence dĂ©pouillĂ©e rappelant par sa duretĂ© la vie glorifiĂ©e des BĂ©douins d’Arabie, se sont trouvĂ©es Ă  l’avant-scĂšne des guerres sans combattants du xxie siĂšcle.
De 2004 Ă  2007, on ne dĂ©nombre qu’une dizaine de ces frappes d’un nouveau genre. À l’époque, les États-Unis tentent de cibler des dirigeants d’Al-QaĂŻda. Le drone armĂ© offre la possibilitĂ© d’abattre des djihadistes prĂ©sumĂ©s ou rĂ©els sans dĂ©ployer de troupes au sol, sans dĂ©clarer la guerre au Pakistan ; on se contente de dĂ©crĂ©ter que les tuĂ©s sont des ennemis des États-Unis. En 2008, la derniĂšre annĂ©e du second mandat de George W. Bush, les frappes de drone commencent Ă  s’intensifier.
À l’époque, Fahim avait treize ans. Son pĂšre, Naseer, avait dĂ©jĂ  raccrochĂ© son Ăąme au vestiaire de Dieu, tuĂ© par l’armĂ©e pakistanaise sur une route menant en Afghanistan. En cette annĂ©e Ă©lectorale aux États-Unis, un oncle de Fahim, Khushdil, suivait assidĂ»ment les informations Ă  la radio locale, en pachto, la langue des Pachtounes, peuple Ă  cheval sur le Nord-Ouest pakistanais et le Sud afghan. « Mon oncle disait qu’Obama allait arrĂȘter les frappes de drone, et des informations affirmaient que la mĂšre, ou le pĂšre, d’Obama Ă©tait de confession musulmane, qu’il allait mettre fin au conflit [en Afghanistan] et que, de toute façon, il ne pouvait pas ĂȘtre pire que Bush », raconte Fahim, cloĂźtrĂ© dans son grand corps fragile, sec comme la paille.
Quand Obama a Ă©tĂ© Ă©lu, dans l’ivresse collective, cathartique, mondiale, Ă  la tĂȘte de la premiĂšre puissance militaire de la planĂšte, la famille de Fahim partageait l’espoir d’une entrĂ©e dans une nouvelle Ăšre. Un aprĂšs-Bush. Un aprĂšs-guerre. Mais elle ne se doutait pas de ce qui l’attendait. Barack Obama voulait certes retirer les troupes amĂ©ricaines d’Irak et d’Afghanistan afin de rĂ©duire les coĂ»ts financiers et humains de la guerre amĂ©ricaine « contre la terreur ». Mais sans perdre la main, sans trop perdre de muscle. Le drone armĂ© permettait de dĂ©cimer, voire dĂ©capiter, des groupes liĂ©s Ă  Al-QaĂŻda sans craindre le retour aux États-Unis de body bags, ces sacs de plastique enveloppant les cadavres de leurs soldats.
Ainsi, Ă  peine trois jours aprĂšs son arrivĂ©e Ă  la Maison-Blanche, Barack Obama a donnĂ© le feu vert Ă  sa premiĂšre frappe de drone. Et c’est la maison de Fahim, dans le village waziri de Zeraki, qui a Ă©tĂ© choisie. « Je me souviens de cette journĂ©e. C’était un vendredi, mon oncle m’avait dit avant mon dĂ©part pour l’école qu’il n’y aurait plus de drones, qu’Obama en avait dĂ©cidĂ© ainsi », raconte Fahim. AprĂšs les cours, qui finissaient vers midi le vendredi, l’adolescent Ă©tait rentrĂ© manger Ă  la maison avant d’aller faire des courses Ă  quelques kilomĂštres du village, au bazar de Mir Ali, une des principales villes du Waziristan du Nord, la plus lourdement infiltrĂ©e par les talibans des sept zones tribales pakistanaises.
De retour du bazar, Fahim avait rĂ©citĂ© la priĂšre traditionnelle du vendredi et fait ses devoirs. Il s’apprĂȘtait Ă  rameuter ses amis pour un match de cricket lorsque l’un de ses oncles lui a demandĂ© de rester auprĂšs de lui. Une dizaine d’hommes du village Ă©taient rĂ©unis dans la hujra familiale, cour intĂ©rieure dans laquelle les hĂŽtes accueillent leurs invitĂ©s. Ce jour-lĂ , l’oncle Mansour, fraĂźchement rentrĂ© de DubaĂŻ, ainsi qu’un « fou » venu d’un village voisin frappĂ© rĂ©cemment par un drone alimentaient les discussions exclusivement masculines et arrosĂ©es de thĂ© sucrĂ©.
« Des drones patrouillaient dans le ciel depuis le matin, mais nous ne pensions jamais qu’ils allaient nous frapper », se rappelle Fahim. Erreur funeste. Vers 17 h, un missile a pulvĂ©risĂ© la hujra. Fahim s’est Ă©vanoui. BlessĂ©, il a Ă©tĂ© transportĂ© d’urgence dans une clinique de Peshawar, carrefour d’innombrables trafics plantĂ© Ă  l’orĂ©e des zones tribales et au pied de la passe de Khyber, frontiĂšre naturelle avec l’Afghanistan creusĂ©e dans les sillons du roc. L’adolescent a repris conscience aprĂšs quelques minutes, mais n’a rien vu de ses blessures : des Ă©clats d’obus avaient transpercĂ© son Ɠil gauche – remplacĂ© plus tard par une prothĂšse oculaire, une bille de verre qui masque sa cĂ©citĂ© partielle – et il peinait Ă  voir de l’Ɠil droit.
À Peshawar, tous maintenaient le flou sur les autres victimes. « Un mois plus tard, de retour au village, j’ai demandĂ© Ă  tout le monde autour de moi : “OĂč est mon oncle, oĂč est mon cousin ?” Les femmes m’ont dit qu’ils avaient Ă©tĂ© blessĂ©s griĂšvement, qu’ils Ă©taient toujours Ă  l’hĂŽpital de Mir Ali. Puis, ils m’ont injectĂ© un produit pour me calmer et m’ont amenĂ© Ă  la hujra, oĂč des paysans et des membres de ma famille Ă©largie m’attendaient. Un homme originaire du village de mon oncle maternel m’a dit qu’un tel, un tel et un tel avaient Ă©tĂ© tuĂ©s. » Trois oncles, dont Khushdil et Mansour, ainsi qu’un cousin, trois proches de la famille et le « fou » du village voisin avaient Ă©tĂ© broyĂ©s, carbonisĂ©s. Lui, Fahim, avait survĂ©cu. Et on l’avait propulsĂ© de facto chef de la famille, malgrĂ© lui, Ă  quatorze ans. Eh oui, c’est comme ça dans cet univers patriarcal : l’homme le plus ĂągĂ© du foyer prend les dĂ©cisions pour sa mĂšre et ses frĂšres et sƓurs. Un adolescent dans le cas de Fahim, un adolescent Ă  moitiĂ© aveugle, traumatisĂ©, incapable de se concentrer et accro aux antidĂ©presseurs.
Officiellement, des agents d’Al-QaĂŻda avaient Ă©tĂ© tuĂ©s dans cette frappe de drone, la premiĂšre de l’ùre Obama, lui qui avait promis de relancer les relations entre les États-Unis et le monde musulman. Dans les faits, le prĂ©sident a Ă©tĂ© rapidement « briefĂ© » par son entourage sur les victimes civiles de cette frappe, comme la presse amĂ©ricaine l’a rĂ©vĂ©lĂ© plus tard. Fahim, lui, attend toujours des excuses. Un mot. Un baume. Et il est surtout terrassĂ© par de puissants flash-back.
Parfois, sans qu’il puisse rien y faire, la scĂšne lui revient. Le sifflement d’un missile, l’explosion suivie des cris de ses proches disparus. « J’ai l’impression que ma tĂȘte explose », susurre-t-il. Et il n’est pas le seul. Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, la consommation d’antidĂ©presseurs en tout genre et le recours Ă  la psychiatrie se sont rĂ©pandus dans les zones tribales et, plus gĂ©nĂ©ralement, dans le Nord-Ouest pakistanais, brisant un tabou dans cette sociĂ©tĂ© conservatrice.
Espions, psychoses et antidépresseurs
Une partie de la population des zones tribales pakistanaises, notamment au Waziristan, vit avec le bourdonnement quotidien des drones, devenus en quelque sorte les yeux de Dieu, un dieu amĂ©ricain dĂ©cidant de la vie ou de la mort des habitants. « À lui seul, ce bruit nous perturbe mentalement », lance Kaleemullah Mehsud, un trentenaire waziri au look Ă  la Che Guevara, les yeux injectĂ©s de sang, furibond Ă  l’évocation des bombardements des appareils amĂ©ricains sans pilote. « La magnitude du problĂšme est telle que les gens se prĂ©occupent moins du tabou. Auparavant, si une personne avait des problĂšmes de santĂ© mentale, sa famille Ă©tait rĂ©ticente Ă  consulter un psychiatre par crainte d’ĂȘtre stigmatisĂ©e, et c’est en partie le cas dans les zones tribales, mais de façon gĂ©nĂ©rale nous avons dĂ©passĂ© le stade de ce qui est tabou », note le psychiatre Bashir Ahmad dans son maigre bureau Ă  la lumiĂšre blafarde perdu dans les entrailles de l’hĂŽpital Khyber de Peshawar. « La majoritĂ© des patients se plaignent de la mĂȘme chose, du bruit des drones, et ont dĂ©veloppĂ© des phobies et des troubles anxieux », ajoute-t-il.
À dĂ©faut d’expertise psychiatrique dans les zones tribales, les patients dĂ©ferlent dans les rares cliniques et hĂŽpitaux, aux ressources anĂ©miques, de Peshawar, la capitale du Khyber Pakhtunkhwa. C’est lĂ  qu’à la fin des annĂ©es 1980 Ben Laden et ses acolytes avaient fondĂ© Al-QaĂŻda.
À la clinique privĂ©e du psychiatre Mian Iftikhar Hussain, un sous-sol forĂ© dans le bĂ©ton et Ă©clairĂ© d’une ampoule nue, des hommes enturbannĂ©s affublĂ©s de longues barbes grisonnantes, le regard Ă©teint, et des femmes criant leur dĂ©tresse sous le grillage de leurs burqas azur attendent. Une mĂšre de neuf enfants raconte la mort de ses proches, un jeune homme hallucinĂ© montre les brĂ»lures qu’il s’est lui-mĂȘme infligĂ©es aux avant-bras. « Les principaux diagnostics sont l’anxiĂ©tĂ©, la dĂ©pression, un mĂ©lange de troubles anxieux et de dĂ©pression, ensuite viennent les psychoses, la schizophrĂ©nie et les psychoses toxiques dues Ă  la consommation de cannabis », note le Dr Hussain, un homme affable qui a lui-mĂȘme Ă©chappĂ© Ă  un kidnapping il y a quelques annĂ©es.
Les consultations durent une dizaine de minutes. Les patients sortent du cabinet avec une ordonnance en main. Les plus traumatisĂ©s seront gardĂ©s quelques jours, le temps d’une « psychothĂ©rapie » dans une piĂšce aux allures de maternelle, des dessins de cƓurs accrochĂ©s aux murs et des peluches pour les cĂąlins, ou d’un traitement aux Ă©lectrochocs si les antidĂ©presseurs ne font plus effet.
Le Pakistan compte environ 550 psychiatres pour 200 millions d’habitants. Et le ratio atteint un psychiatre par million d’habitants dans le nord-ouest du pays. « La santĂ© et l’éducation sont en queue des prioritĂ©s du gouvernement. Et la santĂ© mentale est la derniĂšre des prĂ©occupations en santĂ© », dĂ©plore le Dr Hussain, une petite laine dĂ©posĂ©e sur ses Ă©paules, les manches du tricot croisĂ©es sur sa chemise, Ă  la française. Les rares spĂ©cialistes n’ont ni les ressources, ni le temps, ni parfois la compĂ©tence pour assurer des thĂ©rapies plus poussĂ©es. Et ils ne savent pas quand ils vont revoir leurs patients, qui sont seulement de passage en ville. Du coup, ils leur signent des ordonnances pour six mois, parfois un an. Des ordonnances plus ou moins superflues Ă  Peshawar, oĂč elles sont rarement requises pour acheter antidĂ©presseurs et anxiolytiques.
Avec ses drones, ses attentats islamistes, ses opĂ©rations militaires doublĂ©es de dĂ©placements massifs de population, son chĂŽmage endĂ©mique et l’incapacitĂ© de nombreux habitants d’envisager ne serait-ce que l’avenir proche, le Nord-Ouest pakistanais propose un cocktail explosif pour la santĂ© mentale. Les drones ne sont pas seuls au banc des accusĂ©s. Ils font partie d’un tout, d’une « drone de guerre » non dĂ©clarĂ©e, plus vaste, qui s’écrit entre la terre des talibans et le ciel amĂ©ricain, dans la chair et l’ñme d’une population prise en Ă©tau.
Dans les zones tribales, grappe de...

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