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Le « pouvoir étudiant » dans le Québec des années 1960
Encore aujourdâhui, malgrĂ© les Ă©ruptions du Printemps quĂ©bĂ©cois de 2012 et lâengouement planĂ©taire que suscite lâĂ©cologiste suĂ©doise Greta Thunberg, la jeunesse des annĂ©es 1960 reste une rĂ©fĂ©rence incontournable. Probablement parce quâils ont Ă©tĂ© nombreux Ă faire le rĂ©cit de leur entrĂ©e dans la vie adulte, les baby-boomers les plus politisĂ©s ont imposĂ© Ă toute la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise le rĂ©cit enchantĂ© de leurs bravades et de leurs grĂšves tapageuses. Pourtant, lorsquâon compare les chiffres, les dĂ©brayages Ă©tudiants dâoctobre 1968 nâarrivent pas Ă la cheville de ceux de 2005 ou de 2012. Et lorsquâon cherche les transformations politiques concrĂštes de cette jeunesse bruyante de la fin des annĂ©es 1960, celle-lĂ mĂȘme qui rĂȘvait de « casser la baraque », on a bien du mal Ă trouver quelque chose dâimportant et de durable. En dĂ©pit des comparaisons, la jeunesse de cette « gĂ©nĂ©ration lyrique » nâa cessĂ© dâĂȘtre magnifiĂ©e et prĂ©sentĂ©e comme un moment phare de la contestation moderne. Le problĂšme, câest que cette fable dâun surgissement de la jeunesse, dâune rupture brutale avec un temps oĂč les Ă©tudiants suivaient docilement les voies tracĂ©es par leurs parents et se conformaient aux valeurs des Ă©lites, a aussi Ă©tĂ© relayĂ©e par la littĂ©rature savante, comme lâa bien montrĂ© Louise Bienvenue. La recherche rĂ©cente sur la jeunesse et le mouvement Ă©tudiant tend Ă montrer que cette lecture des choses est largement exagĂ©rĂ©e, mĂȘme si â il ne sâagit pas non plus de le nier â quelque chose comme un « pouvoir Ă©tudiant » prend forme durant les annĂ©es 1960, au QuĂ©bec comme ailleurs en Occident.
La jeunesse comme catĂ©gorie sociale Ă©merge graduellement, au mĂȘme rythme que se dĂ©ploie la modernitĂ©. Pour reprendre les concepts de François Hartog, si le « rĂ©gime dâhistoricitĂ© » des sociĂ©tĂ©s traditionnelles Ă©tait tournĂ© vers un passĂ© Ă imiter et Ă rĂ©pĂ©ter, celui des sociĂ©tĂ©s modernes est tournĂ© vers un avenir Ă accomplir, fĂ»t-ce en sâinspirant dâun lointain passĂ©. Les aĂźnĂ©s des sociĂ©tĂ©s traditionnelles Ă©taient porteurs de sagesse ; les jeunes des sociĂ©tĂ©s modernes, porteurs de promesses. Dans le premier cas, le prĂ©sent est conspuĂ© parce quâil nâest pas Ă la hauteur du passĂ©, alors que, dans le second, il ne correspond pas aux attentes investies dans un avenir quâon espĂšre radieux. Les aĂźnĂ©s Ă©taient une inspiration, ils sont devenus un frein au progrĂšs. De sorte que les chocs de gĂ©nĂ©rations sont consubstantiels Ă la modernitĂ©. Et plus la modernitĂ© se radicalise, plus les aĂźnĂ©s sont priĂ©s de dĂ©barrasser la scĂšne de lâhistoire au plus vite. « Ok boomer », lisait-on en 2019 sur les rĂ©seaux sociaux !
DĂ©jĂ , dans le Canada français des annĂ©es 1840, on a vu poindre une tension gĂ©nĂ©rationnelle. Durant cette dĂ©cennie de transition, des jeunes crĂ©ent lâInstitut canadien, sâinvestissent en politique et publient leurs premiers poĂšmes et romans. LâĂ©chec des patriotes, la raretĂ© des terres en zone seigneuriale, lâencombrement des professions libĂ©rales, le dĂ©but de lâexode vers les Ătats-Unis font partie des griefs que la jeune gĂ©nĂ©ration adresse aux plus vieux. Ăcrivain du dimanche, dĂ©putĂ© puis surintendant de lâinstruction publique, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau est lâun des chefs de file de cette gĂ©nĂ©ration nouvelle. Dans Charles GuĂ©rin, il fait dire au frĂšre de son hĂ©ros : « LâĂ©migration forcĂ©e, lâoisivetĂ© forcĂ©e, la dĂ©moralisation forcĂ©e, voilĂ tout ce quâon offre Ă notre brillante jeunesse, dont on sâefforce de cultiver et dâorner lâintelligence pour un pareil avenir ; de mĂȘme [âŠ] que chez les anciens on engraissait et lâon parait les victimes pour le sacrifice. » LâĂ©veil des jeunes gĂ©nĂ©rations Ă leur condition particuliĂšre participe autant dâune anxiĂ©tĂ© matĂ©rielle que dâune volontĂ© sincĂšre de contribuer au redressement de leur patrie. Les jeunesses espĂšrent mettre fin aux injustices en mĂȘme temps que raviver des ardeurs collectives. Au tournant du XXe siĂšcle, le jeune Lionel Groulx a le sentiment que son pays est gangrenĂ© par divers maux. « Le mal est profond, Ă©crit-il dans son journal ; il est Ă la racine de lâarbre. Si le tronc est dĂ©jĂ trop vermoulu pour espĂ©rer sĂ©rieusement dây infuser une sĂšve nouvelle et capable dâenrayer cette destruction imminente, une nĂ©cessitĂ© qui sâimpose du moins câest de surveiller les pousses nouvelles qui apparaissent sur cette ruine. » Cette mĂ©taphore organique allait inspirer ses nombreux engagements en faveur de la jeunesse. Avec plusieurs autres, Groulx fut lâun des fondateurs de lâAction catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC), une association rĂ©solument nationaliste qui allait regrouper, Ă cĂŽtĂ© dâassociations Ă©tudiantes fondĂ©es Ă la mĂȘme Ă©poque, les jeunes les plus politisĂ©s de leur temps.
Selon les spĂ©cialistes, câest vraiment durant les annĂ©es 1930 que la jeunesse devient une force politique organisĂ©e et Ă©coutĂ©e. Sâil en est ainsi, expliquent les historiennes Louise Bienvenue et Karine HĂ©bert, câest que la crise Ă©conomique qui sĂ©vit alors au QuĂ©bec et dans lâensemble de lâOccident est telle que la jeunesse se sent investie dâune mission sacrĂ©e. Face au chĂŽmage qui afflige tant de familles, aux « trusts » qui tirent les ficelles de lâĂ©conomie, aux politiciens dĂ©munis et dĂ©boussolĂ©s, bien des jeunes ont le sentiment dâappartenir Ă une « gĂ©nĂ©ration sacrifiĂ©e » Ă qui incombent de lourdes responsabilitĂ©s. Parmi ces jeunes des annĂ©es 1930, les dĂ©bats sont riches, les conflits dâidĂ©es fĂ©conds, les propositions programmatiques nombreuses. Pour les uns, inspirĂ©s par le personnalisme chrĂ©tien, la crise est surtout sociale et spirituelle. Ceux-lĂ sâinvestissent dans la revue La RelĂšve ou militent dans lâaction catholique spĂ©cialisĂ©e (Ă©tudiante, ouvriĂšre ou agricole). Leur fameux « Voir â Juger â Agir », mĂ©thode dâapostolat et devise philosophique, les amĂšne Ă penser les questions sociales autrement et Ă envisager des rĂ©formes politiques concrĂštes pour rĂ©duire les injustices. Dâautres, trĂšs influencĂ©s par le magistĂšre intellectuel de Lionel Groulx, rĂȘvent dâune nation rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e, plus autonome et libre, quand ce nâest pas carrĂ©ment indĂ©pendante. Dans cette mouvance, les Jeune-Canada publient en 1932 le « Manifeste Ă la jeune gĂ©nĂ©ration », dâautres se regroupent autour de la revue La Nation et espĂšrent la venue dâun grand chef national qui rĂ©tablirait lâordre. Le discours des Ă©tudiants de McGill et de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al prend Ă©galement un tour nouveau. Jusque-lĂ , les leaders Ă©tudiants sâidentifiaient davantage Ă leur Ă©tablissement et Ă lâĂ©lite quâĂ leur gĂ©nĂ©ration ou au peuple. Mais la Crise et la menace dâune nouvelle guerre changent complĂštement la donne. « ChĂŽmeurs ou chair Ă canon : tel sera notre lot », Ă©crit GĂ©rard Filion dans le Quartier latin du 15 fĂ©vrier 1934 â le journal des Ă©tudiants de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al. Durant ces annĂ©es de grands bouleversements sociaux et politiques, les Ă©tudiants universitaires en viennent Ă sâidentifier davantage aux plus humbles, affligĂ©s par le chĂŽmage et les privations, quâaux mieux nantis, protĂ©gĂ©s par leur rang et leurs rĂ©seaux familiaux. Plusieurs craignent quâune fois leur diplĂŽme en poche leur situation ne soit guĂšre plus reluisante que celle des classes laborieuses qui peinent Ă joindre les deux bouts. Cette identification des Ă©tudiants Ă la population active et vulnĂ©rable entraĂźne Ă©videmment une prise de conscience des enje...