chapitre 1
Le fĂ©minisme Ă lâĂšre de la troisiĂšme vague
OĂč en est actuellement le mouvement des femmes ? Peut-on encore parler au nom du « nous, femmes » ?
Câest en 1872, semble-t-il, quâAlexandre Dumas fils, lâauteur de la cĂ©lĂšbre piĂšce de thĂ©Ăątre La Dame aux camĂ©lias, a qualifiĂ© de fĂ©ministes ceux (et celles ?) qui dĂ©fendaient les droits des femmes â de ces fĂ©ministes, il nâĂ©tait dâailleurs pas loin de faire lui-mĂȘme partie. Le mot Ă©tait lancĂ©. RĂ©pondant aux appels de Mary Wollstonecraft (1759-1797) et dâOlympe de Gouges (1748-1793), les femmes ont, Ă lâaube du xxe siĂšcle, commencĂ© Ă sâunir et Ă rĂ©clamer leurs droits, et peu Ă peu le mouvement a pris de lâampleur, jusquâĂ vĂ©ritablement ancrer le fĂ©minisme dans la sociĂ©tĂ©.
Naissance du féminisme
Ă la premiĂšre vague, qualifiĂ©e de rĂ©formiste parce quâelle Ă©tait principalement axĂ©e sur la rĂ©clamation du droit de vote, en a succĂ©dĂ© une deuxiĂšme, nĂ©e dans la foulĂ©e effervescente des Ă©vĂ©nements de 1968, et dite radicale, elle, parce quâelle Ă©tait dĂ©sireuse de sâattaquer Ă la racine mĂȘme du mal, Ă lâĂ©lĂ©ment structurant de la sociĂ©tĂ©, Ă savoir le patriarcat. Ce fĂ©minisme exigeait, par le fait mĂȘme, un remaniement en profondeur des structures sociales, fondamentalement androcentriques, et la mise en place de pouvoirs parallĂšles subversifs, car il faut du pouvoir pour abattre le Pouvoir. Autrement dit, il nous fallait passer dâun discours sur lâoppression Ă un discours sur les moyens de lutter contre cette oppression, bref, politiser notre engagement, aussi bien en ce qui concerne la façon de lâenvisager, de lâanalyser, de le concevoir, que la maniĂšre dây remĂ©dier. Câest pourquoi action et rĂ©flexion nâont cessĂ© de sâalimenter lâune lâautre, dialectiquement oserons-nous dire, sans que lâune ait jamais prioritĂ© sur lâautre.
Les femmes (au rebut, cet ĂȘtre mythique quâest LA femme !) aspiraient Ă une libĂ©ration totale, elles voulaient figurer comme des ĂȘtres humains complets, ĂȘtre Ă©gales aux hommes sous tous les rapports. Le travail, thĂ©orique comme pratique, Ă©tait de taille. Il fallait, premiĂšrement, mettre Ă plat les prĂ©jugĂ©s sur lâinfĂ©rioritĂ© dite constitutive, biologique, des femmes (de leur cerveau, notamment), et par voie de consĂ©quence dĂ©noncer les stĂ©rĂ©otypes en dĂ©coulant, en tout premier lieu ceux propagĂ©s par les manuels scolaires. DeuxiĂšmement, il sâagissait de rĂ©Ă©crire lâhistoire, jusquâici domaine des hommes, soit de montrer comment notre apport au savoir, aux valeurs, Ă la culture, avait Ă©tĂ© occultĂ©. Il fallait donc ranimer les grandes figures fĂ©minines qui, au cours des siĂšcles, avaient accompli une Ćuvre en dĂ©pit du bĂąillon sur leur bouche apposĂ© ou qui, au contraire, avaient vu leurs talents Ă©touffĂ©s dans lâĆuf. Il nous fallait Ă©galement rappeler comment la mĂ©decine et surtout la psychiatrie avaient accordĂ© leur caution Ă la soi-disant infĂ©rioritĂ© naturelle des femmes et Ă leur rĂ©duction au rĂŽle maternel. Bref, en rĂ©Ă©crivant lâhistoire, nous voulions restituer le passĂ© des femmes pour leur donner un avenir. Et encore et encore. Disons, pour paraphraser Montaigne, que rien de ce qui Ă©tait fĂ©minin ne nous Ă©tait Ă©tranger.
Par essence politique, ce fĂ©minisme dit de la seconde vague constituait ainsi un mouvement de masse, axĂ© sur la prise de conscience collective de lâassujettissement des femmes. Un assujettissement que nous disions Ă la fois spĂ©cifique, car il nâĂ©tait rĂ©ductible Ă nul autre (celui des exploitĂ©s, des prolĂ©taires, des colonisĂ©s, notamment), et total, car il se retrouvait tout autant sur les plans Ă©conomique, politique et social, donc dans la sphĂšre publique, dite de production, et sur le plan sexuel, donc dans la sphĂšre privĂ©e, dite de reproduction : « Le privĂ© est politique. » En bref, une oppression une et indivisible, qui par le fait mĂȘme fondait la solidaritĂ© universelle des femmes. En effet, si nous ne partagions pas toutes un fĂ©minisme radical, toutes nous nous reconnaissions comme opprimĂ©es par le seul fait dâĂȘtre femmes et prĂȘtes Ă lutter contre la classe des hommes.
Plus encore, notre fĂ©minisme Ă©tait un humanisme qui prĂŽnait le respect des autres, la protection des faibles et des dĂ©munis, une Ă©chelle de valeurs dont le sommet nâĂ©tait pas occupĂ© par le dĂ©sir insatiable du profit. Chose certaine, ce Ă quoi il ne visait pas, câĂ©tait dâinverser la vapeur : endosser les valeurs masculines, devenir une copie des hommes, cibler la compĂ©tition, le profit Ă tout prix, au risque dâengendrer la violence, la guerre, lâoppression des faibles et des moins bien nantis, etc. Câest pourquoi nous le disions haut et fort : « Il ne suffit pas dâavoir le pouvoir, il faut aussi arriver Ă le changer. »
Oui, notre fĂ©minisme Ă©tait utopique. Et alors ? En tout cas, comme lâa si bien dit BenoĂźte Groult, il nâa jamais tuĂ© personne. On ne saurait en dire autant du machisme.
Entendons-nous bien : ĂȘtre politisĂ©e, ce nâest pas forcĂ©ment faire partie dâun groupe, manifester, parcourir en nombre les rues dans le but de faire connaĂźtre les torts et les injustices qui nous accablent ou les revendications que nous voulons faire valoir. Ătre politisĂ©e, câest comprendre que notre comportement personnel a un sens, extensible Ă toute la communautĂ© des femmes. Rien de plus, rien de moins. Si dans mon quotidien je refuse, parce que je les juge aliĂ©nants, des comportements qui mâinsultent ou mâinfĂ©riorisent, je ne fais pas que satisfaire Ă ma propre rĂ©action : je transmets un message qui se joint Ă celui de toutes les femmes, je mâaffirme dans ma volontĂ© de mâaccomplir comme ĂȘtre humain, au nom dâune solidaritĂ© quâont mise Ă lâĂ©preuve maintes et maintes luttes et rĂ©flexions collectives.
De plus, il ne suffit pas dâĂȘtre femme et de se vouloir libre pour ĂȘtre fĂ©ministe. Ătre fĂ©ministe, câest prendre conscience que des droits me sont refusĂ©s non pas parce que je suis X, Y ou Z, mais parce que je suis de sexe fĂ©minin â la preuve en est que ces droits sont dâemblĂ©e reconnus aux hommes.
Câest en vivant notre solidaritĂ©, en luttant ensemble ou privĂ©ment, que peu Ă peu nous sommes sorties du silence et de lâombre, et que nous avons obtenu un certain nombre de droits de personnes et de citoyennes (lâavortement, lâabolition de mesures faisant de la femme une mineure sous la tutelle de ses parents ou de son mari, etc.). Nous avons voulu, aussi et surtout, en travaillant sur nous, conquĂ©rir la libre possession de nos corps â parole comprise, ce pour quoi nous nâacceptions pas la mixitĂ© dans nos groupes. Cette rĂ©appropriation de nous-mĂȘmes passait dâabord et avant tout par la rupture dâun silence auquel nous Ă©tions depuis longtemps confinĂ©es et qui avait fini par nous devenir consubstantiel. Nous nous sommes mises Ă parler, nous nous sommes mises Ă Ă©crire et nous nous sommes mises Ă nous publier. Les anciennes se souviendront, les jeunes lâapprendront : en 1975 naissaient Ă MontrĂ©al deux maisons dâĂ©dition uniquement consacrĂ©es Ă des Ćuvres de femmes, celle de la Pleine Lune (dont la vocation premiĂšre a disparu il y a plus de dix ans) et celle du remue-mĂ©nage (en minuscules sâil vous plaĂźt), cependant que sâouvrait la Librairie des femmes dâici, exclusivement destinĂ©e Ă des livres Ă©crits par des femmes. Ainsi a Ă©mergĂ© une culture au fĂ©minin qui couvrait presque tous les domaines : roman, poĂ©sie, thĂ©Ăątre, arts divers, sciences, mathĂ©matiquesâŠ
« La féministe est un je qui se dit nous. » (HélÚne Cixous)
AprĂšs 1980
Si, contrairement Ă ce que souhaitaient les fĂ©ministes de la seconde vague, le patriarcat nâa pas succombĂ© Ă leurs critiques dĂ©vastatrices â il a la vie dure, et câest attendu : il rĂšgne depuis toujours â, bien des hommes ne sâen sont pas moins sentis menacĂ©s dâĂȘtre jetĂ©s Ă bas de leur trĂŽne. HĂ©las, tout progrĂšs social entraĂźne inĂ©vitablement des remises en question, voire des oppositions, plus ou moins affirmĂ©es, plus ou moins violentes ; bref, le fĂ©minisme a engendrĂ© le masculinisme.
La réponse, en réalité, se manifeste sous deux formes : le retournement contre les femmes de leurs acquis et le combat ouvert mené sous le nom de masculinisme. Succinctement :
1.Le retournement contre les femmes de leurs acquis. Quelques exemples pĂȘle-mĂȘle : les femmes qui rapportent au foyer un argent indispensable Ă leur famille restent nĂ©anmoins, pour une grande part, responsables du soin de la maison et des enfants ; lorsque nous disons quâil est possible de contrĂŽler notre fĂ©conditĂ©, les hommes comprennent que les femmes sont baisables Ă volontĂ© ; sans compter que lâhypersexualisation des filles, lâenvahissement mĂ©diatique et informatique de la pornographie nous laissent pantoises. Peut-on mĂȘme parler de retournement ? Il sâagit peut-ĂȘtre tout simplement de surditĂ©, dâĂ©tanchĂ©itĂ© : les femmes peuvent bien revendiquer, le monde continuera Ă tourner sur les mĂȘmes bonnes vieilles bases de leur exploitation au profit des hommes.
2.Le masculinisme affirmĂ©. Postulant sans vergogne que les buts du fĂ©minisme sont atteints, et bien au-delĂ , des groupes dâhommes organisĂ©s se jugent autorisĂ©s Ă dĂ©noncer ce quâils qualifient dâatteintes aux droits des hommes. Le temps est venu, disent-ils, de retourner Ă lâordre naturel [sic] des choses. Il nâest besoin que de suivre les travaux remarquables que mĂšnent Ă lâUniversitĂ© du QuĂ©bec Ă MontrĂ©al Francis Dupuis-DĂ©ri et son groupe au sein de lâInstitut de recherches et dâĂ©tudes fĂ©ministes (IREF) pour constater que le masculinisme nâest pas le fait de quelques hurluberlus⊠mal baisĂ©s. On trouve sans peine ses marques dans des blogues, dans les mĂ©dias, dans des mĂ©moires prĂ©sentĂ©s Ă des commissions parlementaires, etc. Il reprĂ©sente vĂ©ritablement, nous disent-ils, une « force politique qui sâoppose au fĂ©minisme ».
Il y a plus : moins prĂ©sent sur la scĂšne publique dans les annĂ©es 1980, le fĂ©minisme nâa toutefois pas cessĂ© dâinspirer les femmes avec, en arriĂšre-plan, ce quâon peut appeler une mode du reniement, encore visible aujourdâhui, de la part de jeunes femmes fiĂšres de proclamer : « Je ne suis pas fĂ©ministe, mais⊠»
Ă partir de 1980, les lesbiennes, dĂ©jĂ bien actives dans les annĂ©es 1970, se radicalisent et se politisent, cependant que les universitĂ©s sâhonorent dâavoir chacune leur secteur de recherches sociales sur la question. Insensiblement, le fĂ©minisme sâinvestit dĂšs lors dans lâunique champ sexuel et sâaxe sur la lutte antisexiste par la concoction de nouveaux concepts, au premier chef les notions de genre et dâintersectionnalitĂ©.
FĂ©minisme et analyse intersectionnelle
La thĂ©orie et la pratique du fĂ©minisme ont Ă©tĂ© attaquĂ©es de tout temps par lâantifĂ©minisme des militants du mouvement masculiniste. Ă partir des annĂ©es 1980, toutefois, la contestation est venue de lâintĂ©rieur mĂȘme du fĂ©minisme en la personne de Gloria Jean Watkins (mieux connue sous son nom de plume, bell hooks), qui a thĂ©orisĂ© ce quâelle a appelĂ© le black feminism. LâĂ©tude de cette notion a Ă©tĂ© soutenue notamment par les nombreuses recherches fĂ©ministes qui ont fleuri dans les diverses institutions dâenseignement, universitaires et autres. Au dĂ©but des annĂ©es 1990 et dans la continuitĂ© du black feminism, ces analyses ont Ă©tĂ© synthĂ©tisĂ©es par la juriste amĂ©ricaine KimberlĂ© Crenshaw sous la forme dâun mot qui fait maintenant fureur : intersectionnalitĂ©. Comprendre : lâaddition, la superposition chez une mĂȘme femme de diverses oppressions dont elle souffre non seulement parce quâelle est femme, mais aussi parce quâelle est noire, lesbienne, pauvre, handicapĂ©e, ferait en sorte que lâanalyse fĂ©ministe « classique » serait inadĂ©quate â ce fĂ©minisme qui, par le passĂ©, a tant contribuĂ© Ă amĂ©liorer le statut des QuĂ©bĂ©coises. La philosophe amĂ©ricaine Judith Butler est une des figures Ă©minentes Ă la source du mouvement queer, courant politique qui fait de la transgression des genres un Ă©lĂ©ment de libĂ©ration et qui dĂ©construit la catĂ©gorisation traditionnelle en deux sexes. La thĂ©orie de lâintersectionnalitĂ© venant des Ătats-Unis et du monde anglo-saxon, on ne sâĂ©tonnera pas de voir lâexpression de cette mouvance parsemĂ©e de termes anglais comme black feminism, safe space, queer, gender studies, TERF (pour Trans Exclusionary Radical Feminist), etc.
Lâanalyse intersectionnelle proposĂ©e semble privilĂ©gier trois objets dâoppression principaux : le groupe ethnique, la classe sociale et lâorientation sexuelle. En cours de r...