chapitre 1
1756 : le banc dâessai
Montcalm quitte Montpellier pour Versailles en fĂ©vrier 1756. AprĂšs avoir Ă©tĂ© reçu par Louis XV, il gagne le port de Brest, oĂč il rejoint le nouvel Ă©tat-major des troupes de terre du Canada. Le petit groupe comprend LĂ©vis, un brigadier de trente-six ans que le marquis a cĂŽtoyĂ© en BohĂȘme et en Italie, et le colonel Bourlamaque, un vĂ©tĂ©ran de trente-trois ans qui a participĂ© aux grandes opĂ©rations du marĂ©chal de Saxe dans la plaine belge2. Au dĂ©but dâavril, Montcalm appareille Ă bord dâune frĂ©gate manĆuvrĂ©e par 200 hommes dâĂ©quipage. Le navire franchit lâAtlantique en moins dâun mois aprĂšs avoir Ă©vitĂ© les escadres britanniques patrouillant au large de la Bretagne. Naviguant en solitaire, le bĂątiment armĂ© de 30 canons se faufile Ă travers les glaces pour entrer dans le golfe du Saint-Laurent par le dĂ©troit de Cabot, entre les Ăźles de Terre-Neuve et du Cap-Breton. Il remonte ensuite lâestuaire laurentien jusquâau cap Tourmente, Ă une quarantaine de kilomĂštres en aval de QuĂ©bec. « MalgrĂ© la briĂšvetĂ© de notre navigation [jâai] pris fort peu de goĂ»t pour la mer », Ă©crit Montcalm3.
Retenu au pied du cap Tourmente par des vents contraires, le gĂ©nĂ©ral y dĂ©barque le 12 mai pour rejoindre QuĂ©bec par les terres. Il longe les cĂŽtes de BeauprĂ© et de Beauport, « oĂč les Anglais dĂ©barquĂšrent autrefois », comme il le note en Ă©voquant le siĂšge de 1690. « Jâai observĂ© que les paysans canadiens parlent trĂšs bien le français. Comme sans doute ils sont plus accoutumĂ©s Ă aller par eau que par terre, ils emploient volontiers les expressions prises de la marine4. » Au-delĂ de ses observations sur la langue des habitants, ce dĂ©tour en calĂšche permet Ă Montcalm dâarpenter le thĂ©Ăątre dâopĂ©rations quâil devra dĂ©fendre trois ans plus tard. Accueilli par lâintendant Bigot, le gĂ©nĂ©ral sâinstalle Ă QuĂ©bec pour quelques jours. Il sây trouve encore le 17 mai lorsque la Grande-Bretagne dĂ©clare officiellement la guerre Ă la France. Le conflit se propage Ă lâEurope centrale dans le courant de lâĂ©tĂ© avec lâentrĂ©e en scĂšne des deux principales puissances allemandes de lâĂ©poque : la Prusse, alliĂ©e Ă la Grande-Bretagne, et lâAutriche, alliĂ©e Ă la France. Il sâĂ©tendra ensuite aux colonies françaises et britanniques des Antilles, de lâAfrique et de lâInde.
Montcalm quitte la capitale Ă la fin de mai. « Jâai pris pendant mon sĂ©jour de huit jours des instructions sur un pays et sur une guerre oĂč tout est si diffĂ©rent de ce qui se pratique en Europe5. » Il remonte le Saint-Laurent jusquâĂ MontrĂ©al, oĂč il rencontre Vaudreuil pour la premiĂšre fois. Le contact est dâabord cordial. « Le gouverneur gĂ©nĂ©ral me comble de politesse », note Montcalm6. Leur relation ne cessera toutefois de se dĂ©tĂ©riorer pour atteindre le point de rupture en 1758. La prĂ©sence du gĂ©nĂ©ral des troupes de terre constitue un dĂ©saveu pour Vaudreuil, dont les prĂ©rogatives sont essentiellement militaires. Elle compromet Ă©galement lâascension de son frĂšre François de Rigaud, dont le poste de gouverneur des Trois-RiviĂšres lui confĂšre le rang de colonel en AmĂ©rique, au-dessus des lieutenants-colonels français. Vaudreuil a bien tentĂ© de convaincre Versailles de ne pas pourvoir le poste de commandant des troupes de terre du Canada7. La cour a nĂ©anmoins dĂ©pĂȘchĂ© Montcalm. Elle a mĂȘme envisagĂ© de lui confier lâadministration des troupes de la Marine et des milices8. La proposition soumise Ă Vaudreuil a Ă©tĂ© rejetĂ©e par ce dernier, qui tiendra plutĂŽt Montcalm dans lâignorance des ressources dont il dispose. Il est possible que le gouverneur ait Ă©tĂ© mis au fait de la dĂ©cision de Versailles de remettre la direction de la colonie Ă Montcalm dans lâĂ©ventualitĂ© de son dĂ©cĂšs, ce qui peut avoir alimentĂ© sa mĂ©fiance9.
Objectif : Oswego
Les troupes sont en mouvement lorsque Montcalm dĂ©barque Ă MontrĂ©al. Vaudreuil dĂ©ploie ses 4 500 soldats en parts Ă©gales sur les thĂ©Ăątres dâopĂ©rations des lacs Ontario et Champlain. Il laisse QuĂ©bec Ă dĂ©couvert, sa dĂ©fense Ă©tant assurĂ©e par les navires de la Marine royale concentrĂ©s Ă Louisbourg. La reprise de lâexpĂ©dition contre Oswego est Ă lâordre du jour. Cette base navale Ă©rigĂ©e Ă compter de 1727 constitue une menace pour la sĂ©curitĂ© des communications sur le lac Ontario entre les forts Frontenac et Niagara. Les marchandises Ă bas prix qui y sont transigĂ©es ouvrent une brĂšche dans le rĂ©seau dâalliances franco-amĂ©rindien basĂ© sur le commerce. Ce fort empĂȘche enfin le ralliement de la ConfĂ©dĂ©ration iroquoise, qui est au cĆur de la diplomatie autochtone des gouverneurs de la Nouvelle-France. Sa capture est toutefois une opĂ©ration « bien Ă©pineuse », comme le reconnaĂźt Vaudreuil en 175510.
La base navale britannique du lac Ontario est en effet construite autour dâune vaste habitation en pierre faisant office de redoute Ă lâembouchure de la riviĂšre Oswego, sur la rive gauche de ce cours dâeau. La structure de trois pieds dâĂ©paisseur est protĂ©gĂ©e dâune attaque terrestre par un mur de maçonnerie dotĂ© de 33 canons et mortiers de petits calibres. Ses approches sont surveillĂ©es par un fortin de pieux, Ă lâouest, et par un corps de garde retranchĂ©, au sud. Il est couvert Ă lâest par le fort Ontario, Ă©rigĂ© sur la rive droite de la riviĂšre Oswego, au sommet dâun promontoire. Cet ouvrage de gros pieux en forme dâĂ©toile est armĂ© de huit canons et de quatre mortiers. Il est entourĂ© dâun fossĂ© et dâun talus â le glacis â permettant un feu plongeant aux soldats de la garnison. Les arbres situĂ©s Ă la pĂ©riphĂ©rie ont Ă©tĂ© coupĂ©s pour prĂ©venir les attaques surprises et pour maximiser le champ de tir de lâartillerie du fort11.
Depuis le dĂ©but de 1756, Vaudreuil tente dâaffaiblir la garnison britannique en attaquant sa ligne de ravitaillement au portage reliant les sources du lac Oneida Ă la riviĂšre Mohawk. En mars, les 350 hommes confiĂ©s au lieutenant LĂ©ry se sont emparĂ©s du fort Bull, lâun des deux relais fortifiĂ©s de ce portage, qui est dĂ©foncĂ© Ă coups de hache. En dĂ©pit de son caractĂšre spectaculaire, la destruction de cet entrepĂŽt dĂ©fendu par une cinquantaine dâhommes nâempĂȘche pas la garnison dâOswego de recevoir plus de 500 bateaux de ravitaillement au cours des deux mois qui suivent12. En mai, câest au tour du capitaine Villiers de quitter MontrĂ©al Ă la tĂȘte de 700 combattants. Il Ă©tablit dâabord un dĂ©pĂŽt de vivres et de munitions Ă la baie de NiaourĂ©, sur la rive sud du lac Ontario, entre les forts Frontenac et Oswego. Il faut toutefois attendre la mi-juin pour quâil gagne les bois situĂ©s Ă lâest de la base ennemie, oĂč il sâembusque avec ses hommes. Ce dĂ©lai permet aux bateliers britanniques de faire passer un imposant chargement de matĂ©riel qui sera utilisĂ© pour lancer deux navires de guerre supplĂ©mentaires sur le lac Ontario dans le courant de lâĂ©tĂ©. « Rien nâĂ©tait mieux concertĂ© que ce projet, regrette le chevalier de La Pause, mais comme on opĂšre lentement dans le pays, le dĂ©tachement partit trop tard, les ennemis avaient dĂ©jĂ fait passer plusieurs convois considĂ©rables et toutes les opĂ©rations de ce dĂ©tachement depuis le commencement de juin jusquâau 1er aoĂ»t se bornĂšrent Ă faire des courses sur [Oswego], Ă faire quelques prisonniers et chevelures et Ă attaquer un nombre de bateaux qui remontaient, oĂč on prit une trentaine dâhommes13. »
Le dĂ©labrement des forts français du lac Ontario amĂšne Vaudreuil Ă y dĂ©pĂȘcher des soldats et des miliciens pour amĂ©liorer leurs terrassements. Bourlamaque prend le commandement du secteur Ă la mi-juin tandis que Montcalm et LĂ©vis sont dirigĂ©s dans la vallĂ©e du lac Champlain au dĂ©but de juillet. Le gĂ©nĂ©ral profite de son premier sĂ©jour Ă Carillon pour rĂ©organiser les camps de cette zone frontaliĂšre. Il fait Ă©galement explorer les pistes amĂ©rindiennes qui sillonnent le secteur infestĂ© de serpents Ă sonnette14. Montcalm parcourt lui-mĂȘme les chemins situĂ©s aux abords de son poste en compagnie de LĂ©vis, « qui est plus jeune et vigoureux » que lui15. Les soldats et les miliciens disponibles sont chargĂ©s du parachĂšvement du fort de Carillon, construit aprĂšs la dĂ©route de Dieskau. En attendant la fin des travaux, câest « dans le bois, Ă la canadienne », que Montcalm a lâintention de combattre lâennemi sâil se prĂ©sente16. LâarmĂ©e française du lac Champlain compte prĂšs de 2 000 hommes. Elle doit ĂȘtre portĂ©e Ă plus de 3 500 combattants par Vaudreuil dans les semaines qui suivent17. Les troupes sont campĂ©es sur la riviĂšre de la Chute qui relie les lacs Champlain et Saint-Sacrement, Ă une vingtaine de kilomĂštres seulement des avant-postes ennemis. On dĂ©nombre prĂšs de 7 000 soldats britanniques et miliciens anglo-amĂ©ricains rĂ©partis entre le sud du lac Saint-Sacrement et le nord du fleuve Hudson. Cette masse passe Ă 9 000 combattants au cours des semaines suivantes. Il sâagit dâune force trois fois plus imposante que celle du major-gĂ©nĂ©ral William Johnson, dont la prĂ©sence au mĂȘme endroit en 1755 avait entraĂźnĂ© la suspension puis lâannulation du siĂšge dâOswego par Vaudreuil, le gouverneur redoutant une invasion par le lac Champlain au moment oĂč son armĂ©e principale serait engagĂ©e sur le lac Ontario.
Selon les informations disponibles au Canada, les Britanniques amĂ©nageraient des chemins carrossables en vue dâune attaque contre Carillon18. Câest dans ce contexte que Montcalm Ă©voque la transformation Ă©ventuelle du siĂšge dâOswego, qui ne peut pas dĂ©buter avant le mois dâaoĂ»t, en manĆuvre de diversion visant Ă dĂ©gager la frontiĂšre du lac Champlain19. Pour avoir Ă©mis cette proposition, le gĂ©nĂ©ral sera taxĂ© de pessimisme par plusieurs historiens. Les doutes de Montcalm sont toutefois partagĂ©s par le major canadien Michel PĂ©an, des troupes de la Marine, un proche du gouverneur Vaudreuil. Le manque de vivres fait Ă©galement craindre le pire aux deux responsables de lâapprovisionnement de lâarmĂ©e : le munitionnaire canadien Joseph Cadet et lâintendant François Bigot. Le second prĂ©vient dâailleurs Montcalm du report possible du siĂšge dâOswego Ă lâhiver ou au printemps, faute de moyens20. « Toutes les entreprises sont dans ce pays trĂšs difficiles, Ă©crit LĂ©vis Ă deux semaines du dĂ©part de lâexpĂ©dition. On en doit presque toujours le succĂšs au hasard21. »
En dĂ©pit de ses rĂ©ticences, Montcalm compte bien tester les moyens de dĂ©fense de la base navale britannique. Advenant le cas oĂč son armĂ©e serait bloquĂ©e sur la rive droite de la riviĂšre Oswego aprĂšs la prise du fort Ontario, il tentera Ă tout le moins dâincendier les navires ennemis au mouillage : « Il faut ĂȘtre fort tĂ©mĂ©raire, ou bon citoyen, pour tenter cette besogne avec moins dâartillerie, moins de troupes [rĂ©guliĂšres], que les assiĂ©gĂ©s, et un embarras horrible pour les vivres22. » Sâil doute du succĂšs de lâopĂ©ration, le marquis ne le laisse pas trop paraĂźtre, si lâon se fie aux chansons populaires composĂ©es par ses soldats et par ses miliciens au retour dâOswego. Ces chants ne font pas Ă©tat du pessimisme du gĂ©nĂ©ral. Elles Ă©voquent plutĂŽt un « Montcalm avide de lauriers [qui ne] court que trop vite23 ».
LâexpĂ©dition du lac Ontario
Montcalm est rappelĂ© Ă MontrĂ©al Ă la mi-juillet. AprĂšs avoir reçu les derniĂšres instructions de Vaudreuil, il gagne le bourg de La Chine oĂč il sâembarque Ă destination du fort Frontenac. Il franchit les rapides du Haut-Saint-Laurent avant de rejoindre Bourlamaque Ă la fin du mois. Pour faire le siĂšge dâOswego, Montcalm peut compter sur 3 000 hommes incluant lâavant-garde de la baie de NiaourĂ© passĂ©e sous le commandement de François de Rigaud. LâarmĂ©e comprend 1 400 soldats des troupes de terre et de la Marine, 250 guerriers alliĂ©s et 1 400 miliciens. Au cours des semaines prĂ©cĂ©dentes, les conscrits canadiens sont dĂ©barquĂ©s Ă Frontenac dans le plus grand dĂ©sordre, comme le raconte le chevalier de La Pause, lâaide-major du bataillon de Guyenne : « Il fallut former de petites troupes de ces gens et y mettre des chefs, choisir les plus capables, visiter les armes pour les faire raccommoder, prendre leurs noms et ceux des paroisses et compagnies dont ils Ă©taient, les assujettir Ă lâappel des chefs, et les chefs Ă venir Ă lâordre24. » Leur organisation mobilise les efforts de lâĂ©tat-major de Montcalm, qui doit Ă©galement supplĂ©er aux dĂ©faillances de Rigaud, incapable de fournir un Ă©tat des vivres disponibles Ă NiaourĂ©, oĂč son dĂ©tachement « meurt de faim25 ».
Le plan initial prĂ©voit le dĂ©barquement des troupes de Montcalm aux abords de lâanse aux Cabanes, Ă une douzaine de kilomĂštres Ă lâest du fort Oswego. Le transport de lâartillerie de siĂšge Ă travers les forĂȘts marĂ©cageuses du secteur implique lâamĂ©nagement dâun long sentier menant aux abords de lâobjectif. Ce chantier augmente les risques dâĂȘtre repĂ©rĂ© par les navires ennemis patrouillant sur le lac. La dĂ©couverte dâune crique Ă deux kilomĂštres Ă lâest du fort change la donne quelques jours avant le dĂ©part de lâarmĂ©e de Montcalm. Le gĂ©nĂ©ral se mĂ©fie toutefois de lâauteur de la dĂ©couverte, le capitaine dâartillerie Le Mercier, dont les conseils ont entraĂźnĂ© la perte de Dieskau, selon ce que lui a racontĂ© Montreuil Ă son arrivĂ©e Ă QuĂ©bec. Les doutes du marquis sont alimentĂ©s par Rigaud, pour qui ce havre ne peut pas ĂȘtre utilisĂ© en raison des rochers Ă fleur dâeau qui empĂȘchent les bateaux chargĂ©s de matĂ©riel dâaccoster. Le frĂšre du gouverneur insiste pour que lâon maintienne le dĂ©barquement prĂ©vu Ă lâanse aux Cabanes. Montcalm dĂ©cide dâaller voir lui-mĂȘme de quoi il retourne : « Moins roi que pirate, je vais reconnaĂźtre, avec mes deux yeux, ce quâil y a Ă faire. » Lâentreprise sâannonce difficile, lâingĂ©nieur Jean-Claude de Combles ayant remis au gĂ©nĂ©ral un plan Ă©laborĂ© prĂ©voya...