ScĂšnes dâune adolescence
Aux grands maux les grands remÚdes. La langue apporte la guérison.
* * *
Devant moi, sur la table en marbre du cafĂ© Barbieri de Madrid, jâai Ă©talĂ© quatre cahiers Hilroy bleus, portant la mention The Spiral Notebook, No. 4038, Narrow Ruled, Contains Recycled De-inked Fibre. (Avec un choc, je rĂ©alise quâils ne sont pas bilingues. Ăa me gĂȘne. Ceux dâaujourdâhui le sont.)
Ils sont laids, ou plutĂŽt quelconques, comme je me voyais alors, dâun bleu terne, il faut du talent pour affadir autant le bleu. Ils sont tachĂ©s, salis, dans un cas le fil spiralĂ© sâest partiellement dĂ©tachĂ© et fait une petite queue de cochon tirebouchonnĂ©e. (DâoĂč peut-ĂȘtre mon obsession pour les beaux cahiers, jâen rapporte de chaque voyage, je dois en avoir une cinquantaine dâavance, comme si jâallais vivre toujours.)
Les cahiers sont des miroirs, avant mĂȘme quâon y Ă©crive. Ă plus forte raison ces quatre Hilroy Spiral Notebook, No. 4038, Narrow Ruled bleu terne, bien alignĂ©s sur la table du cafĂ© Barbieri.
Je tremble Ă leur vue. Je les regarde du coin de lâĆil. Jâen range trois dans mon sac. Je laisse sur la table celui au bout de fil qui pend, comme un signe quâil est brisĂ©, ou quâil a quelque chose en plus, comme un membre fantĂŽme. Mais, bien sĂ»r, le fantĂŽme câest moi.
Je laisse celui-lĂ sur la table sans y toucher et je me mets Ă Ă©crire. Les mots coulent, mais, au bout dâun moment, je reviens au cahier. Jâose lâouvrir.
Il commence le 29 octobre 1974, quand jâavais quinze ans, presque seize. Ă partir de mars 1976, jâai divisĂ© chaque page en deux par un gros trait Ă lâencre et inscrit deux dates pour y noter mon compte rendu de deux jours. Dans la marge, sans titre ni nom dâauteur, jâai inscrit des extraits de chansons ou de romans : David Bowie, Cat Stevens, Joni Mitchell, T. Rex, Janis Joplin, Patti Smith, Rimbaud, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Anna Kavan, mes Ă©vangiles dâalors.
Demi-page par demi-page sâĂ©tale ma vie, ou quelque chose qui lui ressemble. Moins, bien sĂ»r, tout ce qui est restĂ© hors cadre, enfui, enfoui.
Ces cahiers, les seuls journaux intimes que jâaie tenus, ont survĂ©cu Ă une vingtaine de dĂ©mĂ©nagements et Ă autant de purges dans mes papiers. Jamais je ne les avais rouverts. BientĂŽt, me disais-je. Plus tard, un jour. Je me vois les tenir en lâair, au-dessus dâune pile de documents destinĂ©s au recyclage. Chaque fois, un ange a retenu ma main. Je nâai pas sacrifiĂ© cette jeune fille dont je gardais les mots sans oser les lire.
Ils sont mon arme secrĂšte, ou mon talon dâAchille.
Je les feuillette. Il y a des pleins, des trous, des jours qui manquent, des jours vides. Un peu dâencre, quelques gestes de la main et un jour reste ; sinon, il sombre Ă jamais. Quâest-ce qui est demeurĂ© hors cadre, Ă jamais oblitĂ©rĂ© et donc oubliĂ©, comme assassinĂ© ?
Le cerveau se redessine, du point de vue neurologique, entre treize et dix-huit ans. Jâai une bonne partie de ces annĂ©es, figĂ©es dans ces cahiers. Mon ami Paul S. me dit : Tu as consacrĂ© des dĂ©cennies Ă lâĂ©tude des Ă©crits des autres, maintenant tu peux ĂȘtre critique littĂ©raire de ta propre vie. Lis-toi et raconte ce que tu vois.
Je plonge. Je regarde en accĂ©lĂ©rĂ© le film de la vie de cette jeune fille, qui Ă©tait ou est ou nâest pas moi. Je me lis en v.o.a., sans sous-titres.
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La premiĂšre annĂ©e, elle est imbuvable. Complaisante, narcissique, geignarde. Elle est ce quâelle craint terriblement dâĂȘtre : convenue, ennuyeuse, ordinaire.
Elle est folle des garçons, folle des hommes. Elle ratisse la ville, cherche des regards, des rencontres Ă©clair. Avide de quelquâun pour remplir son vide, elle court des risques, mais de la façon la plus conventionnelle qui soit.
Pourtant, il y a longtemps quâon lâa repĂ©rĂ©e et fichĂ©e. Tu es diffĂ©rente, chĆur des professeurs, des camarades de classe, de garçons qui lâauraient prĂ©fĂ©rĂ©e plus « normale », mais qui aimaient tout de mĂȘme tripoter sa diffĂ©rence sur la banquette arriĂšre de la voiture de leur pĂšre.
Plus tard, elle dĂ©couvrira son sentiment chez Musset : « Aimer est le grand point, quâimporte la maĂźtresse ? / Quâimporte le flacon, pourvu quâon ait lâivresse ? » Elle refuse dâĂȘtre le flacon, elle aussi cherche lâivresse. Elle traite les garçons comme les garçons traitent les filles, mais lâĂ©poque et le milieu sây prĂȘtent mal, on la juge, on lâĂ©tiquette. Ă lâĂ©cole secondaire, toutes les injures pleuvront sur elle, liĂ©es maintenant Ă ses actes et non Ă son nom.
« Trying to walk between hedonism and introspection », note-t-elle.
Sur le mĂȘme ton exactement, elle raconte quâun homme au volant dâune Corvette blanche lâa invitĂ©e Ă faire une balade et quâelle a achetĂ© Winter of Artifice dâAnaĂŻs Nin, un livre sur la mythologie et La Divine ComĂ©die.
Presque tous les jours, un membre de sa petite bande est dĂ©primĂ© â ah, le spleen, le spleen ! â et les autres essaient de lui remonter le moral. Un garçon ou un autre propose toujours de baiser, câest le meilleur moyen, voire le seul, de se remonter le moral, prĂ©tendent-ils. Les filles disent non, ou disent oui, mais ne se sentent gĂ©nĂ©ralement pas mieux aprĂšs.
Elle parle constamment de garçons qui lui plaisent, elle se demande avec angoisse si elle leur plaĂźt aussi, il semble que oui, mais ensuite ils disparaissent abruptement, ou elle arrĂȘte du jour au lendemain de sâintĂ©resser Ă eux, on dirait une scĂšne vide avec des figurants qui vont et viennent sans jamais engager le dialogue, le tĂ©lĂ©phone ne sonne pas ou sonne au mauvais moment, quand sa mĂšre est Ă deux mĂštres de lâappareil, câest Feydeau en beaucoup moins spirituel.
Si elle est sensible ou intelligente, elle ne le montre pas. Ses notes sont catastrophiques en sciences, bonnes sans plus dans les autres matiĂšres, elle nâatteint lâexcellence quâen français, puis en espagnol quand cette discipline sâajoutera en deuxiĂšme annĂ©e du secondaire, mais Ă©videmment, la barre nâest pas haute.
Est-elle un Ă©crin relativement joli qui ne contient aucun bijou, ou a-t-elle de la substance ? Rien ne paraĂźt encore. Elle est obnubilĂ©e par elle-mĂȘme, elle manque dâassurance mais dĂ©borde de prĂ©tention. Elle nâa que son mal-ĂȘtre Ă partager.
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DĂšs lâannĂ©e suivante, les livres et les langues prennent beaucoup plus de place, et les garçons, nettement moins. Elle commence Ă devenir, un peu, quelquâun.
Elle sâinvente une mythologie : elle est trois personnes, dont une lâennuie profondĂ©ment elle-mĂȘme. Lori nâest quâun masque, dit-elle, câest la fille sage et obĂ©issante, celle quâelle ne veut plus ĂȘtre. Angelina est celle qui flirte, sĂ©duit, multiplie les conquĂȘtes. Luisa est celle qui Ă©crit, qui sera Ă©crivaine.
Elle a dĂ©jĂ beaucoup menti Ă ses parents, le journal intime parle plutĂŽt de la construction dâhistoires. Trouver un prĂ©texte pour aller chez un garçon en disant que vous serez chez une amie, quâil faut mettre dans le coup pour Ă©viter quâelle vous appelle Ă la maison ce soir-lĂ (le cellulaire simplifiera et compliquera Ă la fois la vie des jeunes dissimulateurs), expliquer vos retards, inventer une rĂ©union Ă lâĂ©cole.
Pour avoir une double vie, il en faut trois : aux deux quâon vit vraiment, la publique et la secrĂšte, sâajoute une troisiĂšme qui est pure fiction, pur rĂ©cit. Ces inventions, parfois rĂ©amĂ©nagĂ©es dâurgence pour corriger une incohĂ©rence ou une contradiction, sont lâincubateur de ses Ă©crits futurs.
Le mensonge est le dĂ©but de la fiction. Inventer des histoires, câest dĂ©jĂ sâimaginer ailleurs. Inventer du coup un nouveau soi qui Ă©volue Ă sa guise.
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Je me donnerais un mal fou pour ne pas avoir dâaccent dans les autres langues mais jâen avais un dans ma langue maternelle, le journal intime y revient souvent. Pourquoi tu prends cet accent anglais ? me demandait-on sur un ton accusateur. Jâimitais sĂ»rement mon amie Sonja, qui avait passĂ© sa petite enfance Ă Londres. CâĂ©tait Ă la fois un jeu, une affectation et un hommage spontanĂ© : mon ĂȘtre-autre sâexprimait de cette façon. Ce mimĂ©tisme serait mon plus grand alliĂ© dans lâapprentissage des langues.
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Elle parle sans cesse de sa diffĂ©rence, de sa conviction de ne pas ĂȘtre Ă sa place. Et je re...