I
Un jeune Canoque dans la RĂ©volution tranquille
â FD : Pour commencer, pourriez-vous nous parler un peu de votre enfance, du milieu dans lequel vous viviez ?
Mes parents Ă©taient tous les deux originaires de la campagne. Mon pĂšre est nĂ© Ă Sainte-Sophie, dans les Laurentides. Il nâen avait gardĂ© aucun souvenir parce que son pĂšre avait la bougeotte. Il ne demeurait pas longtemps au mĂȘme endroit. Ma mĂšre, elle, venait de Saint-Bernard-de-Lacolle, prĂšs de la frontiĂšre canado-amĂ©ricaine. Mon pĂšre a Ă©tĂ© frĂšre enseignant pendant une douzaine dâannĂ©es. Il avait obtenu son brevet dâenseignement aprĂšs avoir terminĂ© ses Ă©tudes Ă Rigaud, oĂč les Clercs de Saint-Viateur lâont recrutĂ© en mĂȘme temps que son frĂšre MĂ©dĂ©ric, qui, lui, a dĂ©froquĂ© assez tĂŽt. On faisait valoir le fait que le statut de religieux les mettrait Ă lâabri dâune Ă©ventuelle mobilisation et leur apporterait une certaine sĂ©curitĂ© matĂ©rielle, arguments qui doivent avoir pesĂ© dans la balance parce que leur pĂšre Ă©tait un journalier qui travaillait Ă gauche et Ă droite, sans se fixer nulle part, sauf quand il a pu sâinstaller Ă la campagne pour y passer ses vieux jours, comme on disait Ă lâĂ©poque. En lisant les romans de Knut Hamsun, jâai rencontrĂ© des personnages qui me rappelaient mon grand-pĂšre. Ma mĂšre disait de lui quâil Ă©tait « prompt », câest-Ă -dire un peu soupe au lait. Je me souviens surtout dâun homme taciturne, toujours occupĂ© Ă couper des arbres, Ă les dĂ©biter et Ă les fendre en quartiers. Au printemps, il entaillait des Ă©rables rouges, quâon appelait des « plaines », qui donnaient un sirop ambrĂ©, bien foncĂ©, que je recherche encore aujourdâhui, de prĂ©fĂ©rence au sirop blond dâune saveur douceĂątre.
â MB : Votre pĂšre a donc enseignĂ© pendant une douzaine dâannĂ©es ?
Il a Ă©tĂ© frĂšre enseignant une dizaine dâannĂ©es au collĂšge de Berthier, puis un an ou deux comme laĂŻc, Ă Lauzon. Ă la rentrĂ©e de 1939, il a Ă©tĂ© embauchĂ© Ă MontrĂ©al, mais sans quâon lui crĂ©dite ses annĂ©es dâenseignement. Il a donc recommencĂ© au pied de lâĂ©chelle, Ă trente ans, comme sâil dĂ©butait. Il est retournĂ© vivre auprĂšs de ses parents, qui habitaient alors chez mes oncles MĂ©dĂ©ric et IsaĂŻe, le cadet, et oĂč logeait aussi une chambreuse qui allait devenir ma mĂšre, tout ce monde-lĂ tassĂ© dans le mĂȘme logement dâHochelaga-Maisonneuve, comme des immigrĂ©s. Il avait obtenu un brevet qui lui permettait dâenseigner au niveau secondaire, ce quâil a fait durant je ne sais combien dâannĂ©es dans une Ă©cole du « bas de la ville », puis Ă lâĂ©cole Louis-HĂ©bert, Ă Rosemont. Il avait une telle passion pour les sciences quâil a suivi des cours Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al â par correspondance, jâimagine. MĂȘme retraitĂ©, il se distrayait en faisant des problĂšmes dâalgĂšbre. Mon oncle MĂ©dĂ©ric, lui, a fait du camionnage avant dâenseigner au primaire, mais sans brevet : ça arrivait Ă lâĂ©poque. Mes parents nâĂ©taient pas Ă lâaise, comme on dit. Peu avant ma naissance, ils avaient trouvĂ© un grand logement rue de Bordeaux, prĂšs de la rue Ontario. Ils devaient sous-louer la grande chambre et le boudoir pour boucler leur budget. On a eu des pensionnaires pendant une douzaine dâannĂ©es. Mes deux frĂšres et moi dormions dans le mĂȘme divan-lit. Nos parents couchaient dans lâautre partie du salon double, sĂ©parĂ©s de nous par une tenture de cretonne. Ma sĆur, elle, dormait dans la cuisine sur un lit pliant. Plusieurs parents, originaires de la rĂ©gion de LanaudiĂšre, sâĂ©taient Ă©tablis dans le faubourg Sainte-Marie, oĂč un cousin de mon pĂšre pratiquait la mĂ©decine de quartier. Et, bien sĂ»r, il nous soignait gratuitement. Quand jâai fait la connaissance de Jacques Ferron, Ă une rĂ©union de lâAction socialiste pour lâindĂ©pendance du QuĂ©bec, il mâa demandĂ© si jâavais un lien de parentĂ© avec le docteur Willie Major, et je crois que ça lâavait bien disposĂ© Ă mon Ă©gard. Ils avaient travaillĂ© ensemble Ă lâasile de Saint-Jean-de-Dieu. Il pratiquait comme Ferron une mĂ©decine de quartier et il se dĂ©plaçait pour voir ses malades.
â FD : Il faisait la tournĂ©e des Major ?
Oui. Tout comme mon pĂšre, dâailleurs, qui Ă©tait le coiffeur de toute la parentĂšle, le dimanche aprĂšs-midi. Il avait appris ce mĂ©tier-lĂ chez les Clercs de Saint-Viateur de Rigaud, tandis que mon oncle sâoccupait de lâentretien de la patinoire et de la pelouse du collĂšge, ce qui payait leurs Ă©tudes, si jâai bien compris. Il me semble que leur pĂšre Ă©tait le concierge du collĂšge. Ma mĂšre, elle, avait Ă©tĂ© bonne Ă tout faire chez les SĆurs de Sainte-Anne, aprĂšs avoir passĂ© quelques annĂ©es aux Ătats-Unis pour prendre soin de sa grand-mĂšre Sharp. Elle Ă©tait entrĂ©e au couvent pour Ă©chapper Ă lâexistence quâelle menait depuis la mort prĂ©maturĂ©e de sa mĂšre. Mais comme elle nâavait pas dâinstruction ni de dot, on lâa mise Ă la cuisine, Ă lâentretien domestique et Ă la couture. La maladie lâa forcĂ©e Ă quitter le couvent, et elle a fait comme beaucoup de gens de la campagne, elle est venue vivre en ville, oĂč elle travaillait comme bonne chez un mĂ©decin juif. Quand mon pĂšre sâest retrouvĂ© Ă MontrĂ©al, elle louait une chambre chez mon oncle MĂ©dĂ©ric, rue Bercy. Câest lĂ quâil a fait sa connaissance. Il lui a appris Ă lire et Ă Ă©crire, comme elle me lâa racontĂ© quelques jours avant sa mort. Et ils se sont mariĂ©s en 1939. AprĂšs la naissance de ma sĆur ThĂ©rĂšse, ils ont continuĂ© dâhabiter lĂ un peu plus dâun an. Puis ils ont dĂ©mĂ©nagĂ© rue de Bordeaux, oĂč je suis nĂ©.
â MB : Ătiez-vous conscient que câĂ©tait une pauvretĂ© assez dure ?
Pas vraiment parce quâautour de nous il nây avait que des familles comme la nĂŽtre. La premiĂšre Ă©preuve que jâai dĂ» surmonter, câĂ©tait le fait dâĂȘtre gaucher. DĂšs le premier semestre de ma premiĂšre annĂ©e, jâai Ă©copĂ© de coups de rĂšgle et de retenues. Et comme jâĂ©tais le seul gaucher de la classe, jâai assez mal vĂ©cu ces premiers mois dâĂ©cole. Jâarrivais au quinziĂšme rang de la classe, une classe oĂč la plupart des Ă©lĂšves nâĂ©taient pas trĂšs studieux. Mon pĂšre est intervenu auprĂšs de la mĂšre supĂ©rieure, en lui disant que son expĂ©rience dâinstituteur lâavait convaincu que forcer un gaucher Ă devenir droitier ne faisait que retarder son apprentissage. Mais elle lui a rĂ©pondu quâun dĂ©faut, ça se corrige en bas Ăąge. Câest, en tout cas, ce quâil mâa racontĂ© plus tard. AprĂšs les FĂȘtes, devenu plus ou moins droitier, je suis passĂ© de la quinziĂšme place Ă la tĂȘte de la classe. Mon pĂšre a conservĂ© mes photos de premiĂšre, deuxiĂšme et troisiĂšme annĂ©e, oĂč jâarbore avec fiertĂ© la mĂ©daille dâhonneur. Beaucoup plus tard, jâai constatĂ© que dâautres gauchers contrariĂ©s avaient comme moi un sĂ©rieux problĂšme dâorientation, notamment au cours dâune tournĂ©e en Russie que jâai faite en compagnie dâYves Beauchemin. DĂšs que nous nous Ă©loignions de lâhĂŽtel, nous peinions Ă retrouver notre chemin. DĂ©routĂ©s, nous le serons probablement jusquâĂ notre mort. DâoĂč mon intĂ©rĂȘt pour la boussole et les mĂ©thodes de repĂ©rage. Ma gaucherie mâa tout de mĂȘme donnĂ© le sentiment dâĂȘtre diffĂ©rent des autres et jâen ai pris conscience en quatriĂšme annĂ©e, quand je me suis retrouvĂ© dans une Ă©cole neuve, rue Papineau, au sud du parc La Fontaine. Des durs Ă cuire qui avaient doublĂ© deux ou trois fois nâont pas tardĂ© Ă la saccager, il a suffi de quelques mois. Il y avait toujours des bagarres dans la cour de rĂ©crĂ©ation. Je me suis alors liĂ© Ă un nommĂ© Benoit, qui Ă©tait le souffre-douleur des autres Ă©lĂšves parce quâen plus dâĂȘtre obĂšse, il parlait, comme on disait, « Ă la française ». Ă un moment donnĂ©, il mâa emmenĂ© chez lui rue Sherbrooke, prĂšs de la bibliothĂšque municipale. Il avait de lâargent de poche, des boussoles, des sextants, il Ă©tait abonnĂ© Ă Tintin et Ă Spirou. Comme son pĂšre ne vivait plus Ă la maison, il gĂątait ses deux fils. Leur mĂšre faisait triste figure. CâĂ©tait une sensation Ă©trange de marcher sur des tapis de Turquie, dans cette grande maison bourgeoise, sombre et silencieuse. Câest lĂ que jâai compris quâon vivait pauvrement. Un jour, il mâa emmenĂ© en autobus au pied du mont Royal. Jâai dĂ©couvert un autre monde dont je nâavais jamais imaginĂ© lâexistence. Il faut dire que la tĂ©lĂ©vision nâĂ©tait pas encore entrĂ©e chez nous. Jusque-lĂ , la ville, pour moi, câĂ©tait la paroisse Sainte-Marguerite-Marie et la paroisse de mes oncles et tantes. Rue de Bordeaux, il nây avait pas dâarbres, pas de verdure, mais la rue habituellement dĂ©serte faisait le plein dâautos venues des Ătats-Unis quand les Royaux recevaient une Ă©quipe de baseball au stade De Lorimier. Il y avait heureusement le modeste parc de Rouen, avenue De Lorimier. Lâhiver, on pouvait y patiner et y jouer au hockey. Les chanceux avaient des pads, de vrais pads. Mais mon frĂšre cadet et moi, on sâenveloppait les jambes avec des sections de La Presse pour se protĂ©ger⊠Il mâarrivait dâaller avec ma grande sĆur mâaccroupir devant un soupirail de lâĂ©glise anglicane dĂ©saffectĂ©e, qui se trouvait Ă lâangle des rues Sherbrooke et De Lorimier, oĂč avaient lieu les rĂ©pĂ©titions des Compagnons de Saint-Laurent du pĂšre Ămile Legault. Et câĂ©tait tout un Ă©vĂ©nement dans le voisinage quand Jean Duceppe venait rendre visite Ă ses parents le dimanche midi. Pour en revenir Ă mon ami Benoit, un jour il mâa suivi et il a sonnĂ© Ă la porte, curieux de voir oĂč jâhabitais. Je ne lâai pas laissĂ© monter lâescalier intĂ©rieur, je suis descendu le rejoindre pour lâentraĂźner loin de chez nous. Jâai Ă©prouvĂ© pour la premiĂšre fois la honte de vivre lĂ . Mais câest grĂące Ă lui que jâai commencĂ© Ă frĂ©quenter la bibliothĂšque municipale, oĂč jâai dĂ©couvert les romans de Jules Verne et la saga du Prince Ăric, dans la collection pour la jeunesse « Signes de piste ». Ă la maison, il y avait tout de mĂȘme une petite bibliothĂšque oĂč se trouvaient LâEncyclopĂ©die de la jeunesse et Pays et Nations. Je passais mes dimanches le nez fourrĂ© lĂ -dedans, et ça me faisait rĂȘver.
En cinquiĂšme annĂ©e, dĂšs le premier semestre, la classe a Ă©puisĂ© la bonne volontĂ© de quatre profs. Mon pĂšre mâa sorti de lĂ pour me faire terminer lâannĂ©e Ă lâĂ©cole Saint-BarthĂ©lemy, oĂč il Ă©tait titulaire dâune cinquiĂšme annĂ©e depuis quelque temps. Ensuite, jâai fait mes sixiĂšme et septiĂšme annĂ©es Ă lâĂ©cole Jean-Baptiste-Meilleur, rue Fullum, prĂšs de la prison des femmes. Soit dit en passant, Gaston Miron, alias frĂšre Adrien, avait enseignĂ© lĂ quelques annĂ©es plus tĂŽt. CâĂ©tait une bonne Ă©cole, trĂšs bien tenue par les FrĂšres du SacrĂ©-CĆur, et qui avait une chorale rĂ©putĂ©e, la ManĂ©canterie Meilleur. Ă la fin de ma septiĂšme annĂ©e, le frĂšre titulaire mâa proposĂ© de poursuivre mes Ă©tudes au juvĂ©nat des FrĂšres du SacrĂ©-CĆur Ă Saint-Gabriel-de-Brandon. Mes Ă©tudes ne coĂ»teraient rien, et je pourrais jouir dâun magnifique paysage, comme en faisait foi un dĂ©pliant oĂč on voyait des garçons souriants qui canotaient sur un lac. Moi, tout excitĂ©, je montre Ă mon pĂšre le dĂ©pliant en question, mais mon pĂšre nâest pas du tout emballĂ©. Jâignorais quâil avait Ă©tĂ© frĂšre. Il nâen avait jamais parlĂ©, ayant mĂȘme dĂ©truit les photos oĂč il apparaissait ensoutanĂ©. Mais ma marraine mâen a donnĂ© quelques-unes que je conserve dans lâalbum familial. Je nâavais aucune idĂ©e de ce que jâavais envie de « faire plus tard », mais je voulais mâinstruire. Mon pĂšre mâa demandĂ© dâen parler au curĂ©, dont jâĂ©tais lâun des trois servants attitrĂ©s. Donc, le lendemain matin, aprĂšs lâIte missa est, jâen parle au curĂ©, qui sâexclame : « Un simple frĂšre, toi, voyons donc ! Toi qui es si douĂ© pour le latin. » Je ne faisais pourtant que rĂ©pĂ©ter des mots dont je comprenais Ă peine le sens, mais lui trouvait que jâavais un bon accent en latin⊠Il mâa dit : « Câest un gaspillage de vocation. » Le lendemain, il venait voir mon pĂšre pour lui dire : « Il nâest pas fait pour devenir un frĂšre, il est bon pour le sacerdoce. » Il ne savait pas Ă qui il parlait⊠Selon lui, je devais faire le cours classique. Il Ă©tait prĂȘt Ă me recommander Ă lâĆuvre des vocations, qui finançait les Ă©tudes des candidats au sacerdoce. Donc, fort de mon bulletin de fin dâannĂ©e et dâune lettre du curĂ©, je me suis rendu avec mon pĂšre, dans le bringuebalant tramway de lâavenue De Lorimier, jusquâau lointain boulevard Gouin, oĂč se trouvait cette fameuse Ćuvre des vocations. En cours de route, comme pris dâun scrupule, mon pĂšre mâa demandĂ© : « Es-tu sĂ»r que tâas envie de devenir prĂȘtre ? » Jâai dit : « Missionnaire, peut-ĂȘtre...