chapitre 1
La mutation du monde municipal
québécois (1855-1918)
En confirmant que la province de QuĂ©bec est dĂ©sormais majoritairement urbaine, le recensement canadien de 1921 marque la fin dâune mutation qui a de profondes racines historiques et qui Ă©claire les circonstances entourant la crĂ©ation de lâUnion des municipalitĂ©s de la province de QuĂ©bec. Câest pourquoi ce premier chapitre est consacrĂ© Ă une mise en contexte historique du monde municipal quĂ©bĂ©cois tel quâil prend forme et Ă©volue au cours des dĂ©cennies qui prĂ©cĂšdent la fondation de lâUMQ, en 1919. Ce survol permet de mieux comprendre pourquoi, au sortir de la PremiĂšre Guerre mondiale, de nombreux acteurs jugent quâil est temps pour eux de se doter dâune organisation qui sera en mesure de donner une voix aux municipalitĂ©s de la province.
Lâurbanisation et lâindustrialisation
de la province de Québec
La mĂ©moire collective demeure imprĂ©gnĂ©e de cette idĂ©e selon laquelle la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise aurait Ă©tĂ© en retard ou en dĂ©calage par rapport Ă la modernitĂ© avant les grands bouillonnements associĂ©s Ă la RĂ©volution tranquille et aux annĂ©es 1960. La persistance de cette notion est Ă©tonnante quand on pense au fait que, comme le souligne lâhistoriographie depuis les annĂ©es 1970, le QuĂ©bec sâurbanise et sâindustrialise Ă un rythme soutenu Ă partir du milieu du xixe siĂšcle.
Lâurbanisation, une petite rĂ©volution dĂ©mographique
Revenons dâabord au recensement canadien de 1921 : il signale lâaboutissement du processus dâurbanisation au QuĂ©bec.
Cette transformation sâillustre par deux chiffres : en 1871, câest 22,8 % de la population qui habite « en ville », câest-Ă -dire dans une agglomĂ©ration de 1 000 habitants ou plus ; en 1921, ce pourcentage est passĂ© Ă 51,8 %. Cette transformation est rĂ©volutionnaire. Depuis lâĂ©poque de la colonisation de la vallĂ©e du Saint-Laurent par les Français au xviie siĂšcle, on a eu affaire, sur le territoire qui va devenir le QuĂ©bec, Ă une sociĂ©tĂ© rurale. Des villes et des villages existent dans cet espace, mais ils remplissent un rĂŽle qui est dâabord commercial et abritent une petite proportion de la population qui, dans sa grande majoritĂ©, vit au rythme du travail de la terre. Ce mode de vie rural est reproduit dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre, au fil du partage de terres anciennes et du dĂ©frichage de nouveaux secteurs dans la vallĂ©e laurentienne et au-delĂ . Cette rĂ©alitĂ© se reflĂšte dans lâĂ©conomie de la colonie, centrĂ©e sur le secteur primaire (fourrures, agriculture, foresterie), et dans son organisation sociale et territoriale, longtemps dominĂ©e par le rĂ©gime seigneurial.
Lâurbanisation est donc dâabord et avant tout un phĂ©nomĂšne dĂ©mographique, une redistribution de la population sur le territoire. La croissance et la multiplication des villes sâabreuvent Ă deux sources : lâexode rural et lâimmigration. Dans le premier cas, on parle de fils et de filles de ruraux qui, gĂ©nĂ©ralement pour des raisons Ă©conomiques, renoncent au mode de vie de leurs parents pour se diriger vers la ville. Dans le cas du QuĂ©bec, il faut souligner que ce phĂ©nomĂšne prend dâabord, entre la fin du xixe siĂšcle et la crise Ă©conomique des annĂ©es 1930, la forme dâune saignĂ©e dĂ©mographique de vaste ampleur vers les Ătats-Unis. Durant cette pĂ©riode, le solde migratoire de la province est nĂ©gatif, en bonne partie Ă cause du dĂ©part de centaines de milliers de Canadiens français vers les villes industrielles des Ătats-Unis, surtout en Nouvelle-Angleterre.
Cet exode des Canadiens français vers les Ătats-Unis sâattĂ©nue Ă mesure que lâindustrialisation du QuĂ©bec sâaccĂ©lĂšre, mais lâexode rural se poursuit au bĂ©nĂ©fice des villes de la province.
Lâautre source Ă laquelle sâabreuve lâurbanisation du QuĂ©bec est lâimmigration. Au cours des derniĂšres dĂ©cennies du xixe siĂšcle, les nouveaux arrivants au Canada sont surtout dâorigine britannique et amĂ©ricaine. NĂ©anmoins, seule une petite partie de cette immigration sâenracine au QuĂ©bec, et elle nâest pas assez importante pour contrebalancer les nombreux dĂ©parts. En fait, durant cette pĂ©riode, câest lâouest du pays â et son Ă©norme potentiel agricole â qui attire la plupart des immigrants au Canada. La situation change Ă partir du dĂ©but du xxe siĂšcle. MĂȘme si le solde migratoire quĂ©bĂ©cois demeure nĂ©gatif, la proportion dâimmigrants qui choisissent de sâĂ©tablir dans la province augmente, et cette immigration se concentre de plus en plus Ă MontrĂ©al. Dâailleurs, le profil ethnolinguistique de ces nouveaux arrivants change. Si lâimmigration britannique, incluant les Irlandais, demeure substantielle, les nouveaux arrivants dâorigine juive et italienne dĂ©barquent en nombre croissant dans la mĂ©tropole du QuĂ©bec. Entre cette diversification et lâexode des anglophones des rĂ©gions pĂ©riphĂ©riques de la province vers son principal centre urbain, MontrĂ©al devient plus cosmopolite que les autres villes du QuĂ©bec, qui demeurent assez homogĂšnes sur le plan ethnolinguistique. Ce fossĂ© entre MontrĂ©al et le reste du rĂ©seau urbain quĂ©bĂ©cois sâaccentue au cours du xxe siĂšcle.
Lâurbanisation transforme en profondeur lâespace et la dĂ©mographie du QuĂ©bec et rĂ©sulte en grande partie de lâattrait de plus en plus fort quâexercent les villes, grandes ou petites. Cet attrait est dâabord de nature Ă©conomique. En quittant sa ferme ou son pays dâorigine pour la ville quĂ©bĂ©coise, le futur citadin espĂšre y trouver un emploi, un revenu et des conditions de vie meilleures que ce quâil laisse derriĂšre.
Lâindustrialisation, moteur de dĂ©veloppement
Lâattrait Ă©conomique croissant du milieu urbain au QuĂ©bec rĂ©sulte essentiellement de lâautre grand processus rĂ©volutionnaire dont il est question ici : lâindustrialisation. En quelques mots, lâindustrialisation est lâessor du machinisme et de la grande industrie en tant que secteur de lâĂ©conomie. Cette transformation des moyens de production nâest pas simple ou linĂ©aire. Elle amĂšne les entrepreneurs Ă passer de lâartisanat Ă la manufacture, puis de la manufacture Ă la production mĂ©canisĂ©e Ă plus vaste Ă©chelle. Cette transition se fait plus rapidement dans certains secteurs, rĂ©gions et domaines de production que dans dâautres. En ce qui nous concerne, il faut surtout retenir avec les historiens Linteau, Durocher et Robert quâen « provoquant le regroupement des travailleurs, lâindustrialisation entraĂźne la croissance des villes et modifie les conditions de vie de la population urbaine ».
La premiĂšre phase de lâindustrialisation du QuĂ©bec touche surtout MontrĂ©al (et, dans une moindre mesure, QuĂ©bec et Sherbro...