Chapitre 1
APPARTENANCES,
ACCOMMODEMENTS ET INTĂGRATION
Vous prenez vos distances par rapport au modĂšle du multiculturalisme, notamment parce que selon vous, il pourrait conduire Ă une certaine ghettoĂŻsation. Oui, mais il y a un autre Ă©lĂ©ment, quâon pourrait peut-ĂȘtre appeler lâĂ©lĂ©ment « snob ». Je pense que dans le multiculturalisme, câest certain quâon va privilĂ©gier les aspects folkloriques de la culture. Toutes les communautĂ©s vont vouloir leurs petites institutions sĂ©parĂ©es, et le gouvernement va finir par couper lâopĂ©ra, le thĂ©Ăątre, lâorchestre symphonique, le musĂ©e des beaux-arts qui appartiennent Ă tout le monde pour permettre cet Ă©panouissement des diffĂ©rentes cultures. Mais finalement, la chose la plus dangereuse Ă mon avis, câest que le multiculturalisme Ă long terme mĂšne Ă un conflit. Tant et aussi longtemps que ces loyautĂ©s distinctes existeront, elles auront toujours potentiellement pour effet de diviser la sociĂ©tĂ©. Peut-ĂȘtre viendra-t-il un moment oĂč il y aura un choix Ă©conomique dĂ©chirant Ă faire, un moment oĂč, par exemple, la concurrence provenant de Chine sera vraiment difficile pour la majoritĂ© et la minoritĂ© chinoise en Colombie-Britannique en souffrira comme la minoritĂ© japonaise a souffert. Ou bien arrivera-t-il un temps oĂč certains voudront envoyer nos jeunes hommes mourir pour IsraĂ«l, ce qui pourrait aussi diviser la sociĂ©tĂ©.
Quelle Ă©tait pour vous la question fondamentale dans lâaffaire Multani ? Mon objectif dans lâaffaire Multani, câĂ©tait que lâenfant frĂ©quente lâĂ©cole publique parce que je comprenais â en observant les autres communautĂ©s Ă©tablies â que si on disait non, il y aurait un rĂ©seau dâĂ©coles privĂ©es pour le permettre. Je pense que ça, câest complĂštement contraire tant Ă lâintĂ©rĂȘt de ces enfants-lĂ quâĂ celui de la sociĂ©tĂ©. Pour moi, Multani, câĂ©tait lâidĂ©e que les Ă©coles, les hĂŽpitaux et les tribunaux devraient ĂȘtre communs. Alors, portez ce que vous voulez Ă lâun ou lâautre endroit, mangez ce que vous voulez, mais venez. Câest la mĂȘme chose que mon argument contre la loi de la charia en Ontario. Et je dis souvent que les communautĂ©s ne comprennent pas toujours quel est leur vĂ©ritable intĂ©rĂȘt. Câest dans lâintĂ©rĂȘt des communautĂ©s de ne pas avoir lâaccommodement, câest comme ça quâelles vont avoir des institutions sĂ©parĂ©es. Quand la communautĂ© demande lâaccommodement, câest une façon de se couper de la majoritĂ©. Au contraire, par exemple, lâassimilation procĂšde dâune façon trĂšs rapide quand les enfants frĂ©quentent les mĂȘmes Ă©coles.
Pour les musulmans, il y a quelques Ă©coles sĂ©parĂ©es, mais pas beaucoup. Par contre les juifs, qui allaient presque tous Ă lâĂ©cole publique dans les annĂ©es 1950 et 1960, se sont retranchĂ©s derriĂšre les murs du ghetto. Maintenant, ils frĂ©quentent lâĂ©cole privĂ©e et le rĂ©sultat est lamentable. Dans les annĂ©es 1950 et 1960, ils frĂ©quentaient lâĂ©cole publique anglaise, mais Ă cette Ă©poque-lĂ , câĂ©tait vrai pour tous les immigrants. MĂȘme les immigrants catholiques allaient Ă lâĂ©cole anglaise. Il y avait des Ă©coles comme St. Kevin qui Ă©taient des Ă©coles catholiques oĂč les Polonais, les Italiens, les Irlandais, les TchĂšques envoyaient leurs enfants.
En fait, le phĂ©nomĂšne des Ă©coles privĂ©es est liĂ© en grande partie Ă une rĂ©alitĂ© qui nâa rien Ă voir avec lâethnicitĂ©, mais avec la dĂ©chĂ©ance des Ă©coles publiques et lâidĂ©e que la communautĂ© peut crĂ©er des Ă©coles qui ne sont pas beaucoup plus chĂšres et qui sont quand mĂȘme de meilleure qualitĂ©. Câest liĂ© Ă la fois Ă cela et Ă la volontĂ© de se replier. Câest difficile de tracer la frontiĂšre de façon exacte, les motifs sont parfois mĂ©langĂ©s. Mais avec lâaffaire Multani, la question essentielle pour moi Ă©tait celle de lâĂ©cole publique. Comme dans le cas Amselem1, oĂč lâessentiel Ă©tait quâils vivent lĂ et non pas dans une rue oĂč il nây a que des juifs hassidiques. Quâils restent lĂ , Ă lâintĂ©rieur du Sanctuaire [du Mont-Royal], tant pour les autres rĂ©sidents du Sanctuaire que pour eux, mĂȘlons-les. CâĂ©tait bien pour tout le monde. Alors, permettons tout ce quâils veulent pour quâils restent lĂ .
Mais il y avait un autre aspect de lâaffaire Multani qui nâa pas eu beaucoup de publicitĂ©, sur lequel jâai mis lâaccent dans le mĂ©moire et surtout dans lâargument oral. Les Ă©coles et le gouvernement du QuĂ©bec criaient que le couteau est un trĂšs mauvais exemple pour les jeunes. Il ne faut pas privilĂ©gier la violence comme symbole. Et moi, jâai insistĂ© sur le fait que le symbole de la rĂ©sistance, mĂȘme armĂ©e, au mal â puisque câest tout ce que câĂ©tait, au XVIIe siĂšcle, les sikhs Ă©taient persĂ©cutĂ©s et quelques gourous ont mĂȘme Ă©tĂ© torturĂ©s Ă mort par les empereurs moghols â, la rĂ©sistance Ă cela est vraiment un bon exemple pour les enfants. Et jâai dit Ă la Cour suprĂȘme â jâai provoquĂ© des sourires â si vous dites quâil ne faut pas montrer une arme Ă nos enfants parce que la rĂ©sistance au mal est une mauvaise chose, quâil faut toujours respecter les lois, si nous Ă©tions aujourdâhui non pas Ă Ottawa en 2005, mais Ă Paris en 1943, est-ce que la rĂ©sistance au mal ne serait pas une bonne chose Ă apprendre aux enfants ? Et deuxiĂšmement, jâai citĂ© le Ă Canada, qui dit « ton bras sait porter lâĂ©pĂ©e », et La Marseillaise, avec son « Aux armes, citoyens ! ». Si tous les Français chantent « Aux armes, citoyens ! », câest sĂ»rement parce que ce nâest pas une mauvaise chose ! En fait, je mâĂ©levais contre la rectitude politique, contre cette idĂ©e Ă©dulcorĂ©e dans notre sociĂ©tĂ©. Elle est trĂšs Ă©touffante et parfois violente dans sa façon de museler lâopposition. Mais quand quelquâun dit « je vais rĂ©sister », câest la pire chose au monde. Je voulais mettre fin Ă cela. Le symbole dâune Ă©pĂ©e nâest pas nĂ©cessairement mauvais.
Est-ce que la Cour suprĂȘme a invoquĂ© cet argument dans les motifs de sa dĂ©cision ? Les juges ont mentionnĂ© cela, mais ils se sont concentrĂ©s, bien sĂ»r, sur lâerreur de la Cour dâappel, qui Ă©tait dâavoir identifiĂ© le couteau au danger, dâavoir dit quâil Ă©tait un danger en soi. Je pense que la Cour suprĂȘme a Ă©tĂ© un peu plus Ă©quilibrĂ©e. AprĂšs tout, le danger est une chose qui est statistiquement prouvable et il nây a pas eu un seul cas oĂč le kirpan a posĂ© un risque. Dâailleurs, il est difficile de comprendre, et câest ça que je nâai toujours pas digĂ©rĂ©, pourquoi le kirpan a suscitĂ© un tel tollĂ©. Lâaffaire Amselem nâa pas eu cet effet nĂ©gatif dans la sociĂ©tĂ©. Les gens riaient, les gens se moquaient, mais personne nâa rĂ©agi de façon violente. Mais ce kirpan-lĂ nâa pas Ă©tĂ© digĂ©rĂ© par les QuĂ©bĂ©cois et je ne comprends pas pourquoi.
La dĂ©cision sur le kirpan a en effet Ă©tĂ© mal reçue. On a mĂȘme parlĂ© du « terrorisme » de la Charte, associĂ© cela au multiculturalisme canadien et laissĂ© entendre que cela signifiait quâon tolĂ©rerait nâimporte quoi. Dans le passĂ©, quand je suis arrivĂ© ici, le QuĂ©bec Ă©tait complĂštement isolĂ© et nâĂ©tait pas intĂ©ressĂ© Ă nous connaĂźtre. On nous a tout de suite dit, Ă nous les immigrants, quâon devait aller Ă lâĂ©cole anglaise. Mes parents auraient prĂ©fĂ©rĂ© lâĂ©cole française, car ils parlaient dĂ©jĂ français, mais ce nâĂ©tait pas possible. Et les premiĂšres annĂ©es, on nâavait aucun contact, sauf peut-ĂȘtre Ă lâĂ©cole de musique Vincent-dâIndy et dans la rue. Mais autrement, absolument pas. MĂȘme Ă Sainte-Agathe, oĂč jâai passĂ© quelques Ă©tĂ©s quand jâĂ©tais jeune, nous Ă©tions deux groupes dâenfants qui Ă©taient assis Ă la plage et nous ne nous parlions pas. Quand le QuĂ©bec a rĂ©alisĂ© le danger de cette position sur le plan dĂ©mographique, les choses ont changĂ©. Mais ça prend du temps pour changer la mentalitĂ©. Les gens sont impatients, alors ce quâils ont exigĂ©, câest que les immigrants deviennent exactement comme eux. Par exemple, dans les annĂ©es 1960, quand jâai appris Ă parler français, jâavais beaucoup de difficultĂ© parce quâon me rĂ©pondait en anglais dĂšs le moment oĂč on rĂ©alisait que jâavais un accent. Des gens qui parlaient un anglais exĂ©crable, qui ne pouvaient mĂȘme pas sâexprimer ou expliquer ce quâils voulaient, me rĂ©pondaient en anglais. Certains nationalistes ont dit que câĂ©tait lâinstinct de celui qui devait servir, qui devait sâincliner. Mais parfois, je pense que câĂ©tait le contraire. CâĂ©tait comme les hommes dâaffaires japonais quand ils viennent nĂ©gocier : ils ne sont pas contents quand quelquâun a appris le japonais parce que ça les empĂȘche dâĂ©changer entre eux. Ils Ă©taient surpris et pas nĂ©cessairement heureux que les immigrants parlent français. Alors, ils ont dit : « Oui pour parler français, mais exactement comme nous. Ă partir du moment oĂč on ne pourra plus te reconnaĂźtre de quelque façon que ce soit, ça ira, mais pas avant. »
Le kirpan et ces choses-lĂ , câĂ©tait aussi, au fond, lâidĂ©e que ces gens-lĂ â les immigrants â viennent ici et ne veulent pas se conformer. Câest HĂ©rouxville, avec la notion de ce quâest un vrai QuĂ©bĂ©cois. Quâest-ce quâun vrai QuĂ©bĂ©cois fait ? Un vrai QuĂ©bĂ©cois est catholique. Mais ils ne disent plus ça, aujourdâhui. Maintenant ils disent : « Les QuĂ©bĂ©cois croient en lâĂ©galitĂ© des hommes et des femmes. » Les sikhs croient aussi en cela. Pas toujours dans la pratique, mais câest aussi le cas ici. Les sikhs ne battent pas les femmes. Je crois que certains QuĂ©bĂ©cois pensent quâil y a des endroits oĂč il est prescrit pour les musulmans de battre sa femme, que câest une loi inexorable. Mais câest manifestement faux. Il y avait aussi des choses qui Ă©taient trĂšs drĂŽles, trĂšs comiques, dans la rĂ©action dâHĂ©rouxville. Les gens insistaient pour dire : « Ici, on ne fait pas telle ou telle chose. » Mais ils oubliaient que, cinquante ans plus tĂŽt, ils auraient dĂ©clarĂ© : « Le QuĂ©bec est catholique et le principe fondamental est la puissance paternelle, le mari. » On disait ça, je mâen souviens. MĂȘme quand jâĂ©tais Ă la facultĂ© de droit, on parlait du fait que notre systĂšme quĂ©bĂ©cois ne sâadapterait pas facilement Ă la nouvelle Ă©galitĂ© entre hommes et femmes parce que nous avions cette grande tradition de pouvoir paternel. Rappelez-vous que ce nâest quâen 1964 quâon a adoptĂ© la loi permettant aux femmes de signer un contrat. Câest dâailleurs ma belle-mĂšre, Marie-Claire Kirkland-Casgrain, qui lâa parrainĂ©e quand elle Ă©tait ministre. Quand elle est devenue dĂ©putĂ©e, elle ne pouvait pas signer un bail Ă QuĂ©bec sans avoir la signature de mon beau-pĂšre parce quâelle nâĂ©tait pas considĂ©rĂ©e comme responsable. DĂ©putĂ©e oui, mais responsable non ! En 1971, on a statuĂ© sur les rĂ©gimes matrimoniaux et on a aussi abrogĂ© lâarticle 127 du Code civil, qui empĂȘchait le mariage entre gens de diffĂ©rentes religions. Par la suite, on a crĂ©Ă© le patrimoine familial, dans les annĂ©es 1980. Notre modernitĂ© est donc assez rĂ©cente.
Donc, les gens qui ont interprĂ©tĂ© la dĂ©fense de causes comme celle du jeune Multani Ă une dĂ©fense du multiculturalisme canadien sont dans lâerreur ? Pourquoi alors, en 1991, avoir parlĂ© de lâabsence de projet de sociĂ©tĂ© chez les souverainistes quĂ©bĂ©cois en soulignant quâau Canada, il y en avait un ? Je suis le moins multiculturel de tous. La littĂ©rature, câest la grande littĂ©rature comme Shakespeare ou Zola, cela nâa rien de folklorique. Ma dĂ©fense de la cause du jeune Multani a Ă©tĂ© mal comprise. Par les sikhs aussi, dâailleurs, qui pensaient que câĂ©tait la dĂ©fense de leur droit Ă la diffĂ©rence. CâĂ©tait effectivement la dĂ©fense du droit de chacun Ă la diffĂ©rence, mais pas du groupe. Dâailleurs, dans toutes mes causes concernant la religion, jâinsiste sur la libertĂ© de religion ou de conscience et je dis toujours que, pour moi, la question essentielle, câest la libertĂ© de conscience plus que la libertĂ© de religion. Ce qui me fait vibrer, ce nâest pas la religion, câest la libertĂ© de conscience, le droit de lâindividu de dire non.
En 1991, jâexprimais mal la diffĂ©rence que je voyais entre les souverainistes et le Canada sur le projet de sociĂ©tĂ© et câĂ©tait avant mon « virage quĂ©bĂ©cois », qui est arrivĂ© en 1992-1993, durant la pĂ©riode oĂč jâai publiĂ© quelques articles avec JosĂ©e Legault. Jâai reconnu que certaines des choses que jâavais dites Ă lâendroit du QuĂ©bec Ă©taient trop dures, que je nâavais pas raison sur quelques points. Ce que je voulais dire en 1991 en parlant du Canada et de son projet de sociĂ©tĂ©, câĂ©tait que si le Canada anglais prĂ©tend dĂ©fendre le multiculturalisme â vous ĂȘtes tous libres de croire ce que vous voulez, de garder votre culture et tout ça â, il nâen assimile pas moins les gens. Une gĂ©nĂ©ration aprĂšs lâimmigration, il nây a plus de signe. Au QuĂ©bec, les gens ne sâassimilent pas, en partie parce que la majoritĂ© nâa pas ce poids dâassimilation et en partie parce quâun grand nombre de personnes au sein des minoritĂ©s ne maĂźtrisent pas vraiment la langue. Mes amis de lâĂ©cole secondaire qui sont au QuĂ©bec parlent trĂšs mal le français. La consĂ©quence, câest que le QuĂ©bec croit dans lâintĂ©gration, mais nâintĂšgre pas. Le QuĂ©bec crĂ©e un multiculturalisme sans le vouloir, alors que le Canada anglais crĂ©e une nation sans le vouloir.
Il faut intĂ©grer. Il faut Ă©viter des projets comme celui dâĂ©coles sĂ©parĂ©es pour les Noirs Ă Toronto. On constate la mĂȘme tendance malheureuse avec les autochtones. Ăvidemment, il serait complĂštement injuste de leur dire : « Maintenant, vous ĂȘtes des citoyens comme les autres, allez dans les villes. » Ce sera...