La DerniĂšre Heure et la premiĂšre
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La DerniĂšre Heure et la premiĂšre

Pierre Vadeboncoeur

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La DerniĂšre Heure et la premiĂšre

Pierre Vadeboncoeur

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En 1970, Ă  la parution de La DerniĂšre Heure et la PremiĂšre, le QuĂ©bec est en pleine Ă©bullition intellectuelle et politique, les empĂȘchements de l'ancien monde semblent Ă©vanouis, et pourtant Pierre Vadeboncoeur jette un regard sĂ©vĂšre sur la situation de son peuple. La longue survivance des Canadiens français rĂ©vĂšle moins un parcours de rĂ©sistant qu'une dĂ©possession politique continue qui ne prendra certainement pas fin avec le fĂ©dĂ©ralisme du Parti libĂ©ral du Canada. N'en dĂ©plaise Ă  Pierre Elliott Trudeau, Ă  qui cet essai est destinĂ©, son antinationalisme ne fait que reproduire, Ă  l'envers, le vieux nationalisme canadien-français qu'il dĂ©nonçait jadis dans CitĂ© Libre. Dans un cas comme dans l'autre, le peuple est tenu Ă  l'Ă©cart du pouvoir. Et c'est bien ce qui est au centre de cet essai: l'appropriation du pouvoir par le peuple. S'il offre une autre confirmation de la prose lumineuse de Pierre Vadeboncoeur, ce petit traitĂ© philosophique sur le nĂ©onationalisme et l'indĂ©pendantisme quĂ©bĂ©cois n'a rien perdu de son actualitĂ© et de sa perspicacitĂ©.

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Informations

La situation des Canadiens français dans l’histoire fut un paradoxe constant. Ce peuple, depuis le dĂ©but, semble possĂ©der une curieuse permanence, malgrĂ© les conditions extĂ©rieures qui le menacent et parfois le condamnent, et malgrĂ© l’insignifiance de ses moyens, qui ne l’a jamais empĂȘchĂ© de prĂ©tendre Ă  persister dans l’histoire. Il s’agit d’un peuple bizarrement posĂ© dans la durĂ©e et comme installĂ© dans l’histoire une fois pour toutes, en dĂ©pit de tous les alĂ©as et de l’invraisemblance. Il ne s’agit pas, autant qu’on pourrait penser, d’un peuple inexistant Ă  l’origine, plus tard menacĂ© mais s’affirmant, puis Ă  d’autres moments sur le point de vaincre ou de pĂ©rir, et dont la courbe historique aurait quelque lien serrĂ© avec les Ă©vĂ©nements et les situations. Son sentiment de permanence n’a jamais eu qu’un rapport assez lointain avec sa position rĂ©elle et avec ses virtualitĂ©s. On ne trouve pas pour ainsi dire de fin ni de commencement dans cette histoire. Les Canadiens français, d’une certaine façon, dirait-on, ne sont pas dans l’histoire. On croirait, depuis toujours, qu’ils se perçurent comme un peuple dĂ©jĂ  Ă©tabli, malgrĂ© les conditions qui dĂ©mentaient cette prĂ©tention et en dĂ©pit d’une politique qui n’avait cure de leur illusion et se faisait dans une grande mesure par-dessus leur tĂȘte.
Ce phĂ©nomĂšne me paraĂźt une constante de notre histoire, sous le RĂ©gime français y compris. Nous ne sommes alors qu’une poignĂ©e, Ă  peine une colonie, presque rien qu’une mission, agrippĂ©e aux contreforts d’un continent encore inconnu ; mais dĂ©jĂ  nous sommes un petit peuple, qui rebute quelquefois la mĂ©tropole par son esprit d’indĂ©pendant et qui accuse des traits dĂ©jĂ  distincts. Sous les Anglais, dans la premiĂšre moitiĂ© du xixe siĂšcle, nous sommes de simples vaincus, qui pourraient ĂȘtre plus ou moins faciles Ă  rĂ©duire, ou Ă  sĂ©duire ; mais ce n’est pas de cette matiĂšre friable que le dominateur trouve ici. Nous n’avons pas encore le nombre, nous ne possĂ©dons rien, exceptĂ© un peu de sol arable. La maĂźtrise Ă©conomique, le conquĂ©rant s’en empare. Nous ne possĂ©dons pas les moyens du pays ; c’est l’étranger qui, en quelque sorte, les possĂšde ; mais, contrairement Ă  lui, nous avons un pays. Nous sommes un peuple ; il n’est qu’une caste. Le langage ne s’y trompe pas, qui appelle les conquĂ©rants les Anglais et rĂ©serve aux seuls Français le nom de Canadiens. Nous sommes un peuple, mais qui n’a mĂȘme pas pour lui le nombre. Nous ne sommes encore rien que dĂ©jĂ , et comme par nature, pour une assurance et une conviction sans rapport avec notre peu de pouvoir, nous nous comportons d’une maniĂšre instinctivement souveraine, mais sans possĂ©der les attributs de la souverainetĂ©, ou comme une nation, mais sans gouvernement qui nous soit propre, Sans protection du droit des gens, sans ambassadeurs, sans armĂ©e, sans affaires, sans constitution Ă  nous, sans alliances, sans projets, bref sans ces mille instruments, les perspectives et les rĂŽles multiples qui font qu’un peuple non seulement existe mais agit et s’affirme. C’est lĂ  une position trĂšs fausse.
VoilĂ  donc le paradoxe : constituer trĂšs profondĂ©ment un peuple, mais un peuple dĂ©pouillĂ©, investi, et qui dure et veut durer comme s’il possĂ©dait effectivement ce qu’il faut pour se compter comme une nation. La colonisation, ici, a si bien rĂ©ussi qu’elle a donnĂ© trĂšs tĂŽt naissance Ă  un pays distinct, mais gouvernĂ© par d’autres et privĂ©, en nous, de presque tout ce qui peut en faire un pays vĂ©ritable. C’est un pari invraisemblable et que nous maintenons depuis toujours, grĂące Ă  un enracinement profond. Nous avons tout d’un peuple et trĂšs peu de son pouvoir. Notre histoire a soutenu jusqu’ici cette contradiction, qui pourtant ne peut ĂȘtre tenue pour un principe de durĂ©e, bien au contraire. La question est de savoir si nous pourrons encore vivre dans cette condition paradoxale. Ma rĂ©ponse est nĂ©gative. La contradiction, il faut maintenant la rĂ©soudre ou se rĂ©signer Ă  pĂ©rir. Il n’y a plus de milieu.
Nous n’avons cessĂ© de nous Ă©tendre Ă  ras du sol et d’assurer ainsi davantage notre adhĂ©sion au pays, comme une plante rampante, par prolifĂ©ration. Mais par comparaison avec ce progrĂšs continu d’habitation, notre dĂ©veloppement vertical a Ă©tĂ© nĂ©gligeable. Nous n’avons pu faire que la vie Ă©conomique et politique autour de nous ne s’exerce indĂ©pendamment de nous et de notre lĂ©gitime possession du sol, si l’on excepte la conquĂȘte et le maintien de nos pouvoirs politiques de province. OccupĂ©s Ă  cultiver, dĂ©munis de moyens, orientĂ©s vers la vie privĂ©e, vers une existence toute familiale et villageoise, impuissants Ă  prendre la place de ceux qui possĂ©daient capitaux et pouvoir rĂ©el, nous avons assistĂ©, avec une passivitĂ© remarquable, Ă  tout ce qui autour de nous s’appropriait les moyens concentrĂ©s de la domination. Nous nous sommes laissĂ©s envahir mĂȘme, comme un pays sans frontiĂšre, par les vagues successives de l’immigration et nous avons laissĂ© s’organiser en dehors de nous, de leur propre mouvement et pour leurs propres fins, ces Ă©lĂ©ments nouvellement arrivĂ©s, comme si rien dans tout cela ne dĂ©rangeait notre projet, qui Ă©tait simple et comme fermĂ© sur nous-mĂȘmes. Notre histoire fut ainsi, en un sens, une espĂšce d’abstraction. Nous ne voyions que le bout de la paroisse et c’est ainsi que nous tenions le pays. Nous nous sentions chez nous, quoi qu’il arrivĂąt. Notre illusion consistait Ă  nous avancer dans l’histoire, au nom d’une destinĂ©e, sans faire avancer l’histoire. Nous n’avons pas cessĂ© de croire que l’histoire ici fĂ»t bien la nĂŽtre, mĂȘme quand elle Ă©tait faite par d’autres, ce qui Ă©tait le plus souvent le cas. Ce qui s’appelle grande politique, Ă©conomie dominante, gouvernement rĂ©el, bref ce qui fait ou conditionne l’action d’un peuple et par consĂ©quent son existence, nous paraissait extĂ©rieur, l’était effectivement, et, Ă  ce titre, nous semblait en quelque sorte Ă©tranger Ă  l’histoire, celle que nous vivions. C’est un fait : l’histoire fut Ă  nos yeux, pour une grande part, quelque chose de proprement folklorique. On sait de reste que la politique, une politique de cantons, le fut aussi et que mĂȘme aujourd’hui la population a peine Ă  la concevoir autrement.
Nous avions jusqu’à un certain point l’illusion que l’histoire nous portait complaisamment, comme en effet la nature elle-mĂȘme soutient au jour le jour le peuple qui s’appuie directement sur elle et vit trĂšs rĂ©ellement l’existence qu’elle assure aux individus comme toutes petites collectivitĂ©s qu’ils forment. Il nous semblait que notre durĂ©e, comme peuple, Ă©tait un peu fondĂ©e de la mĂȘme façon dans l’histoire. Notre accroissement dĂ©mographique Ă©tonnant nourrissait pour une part cette espĂ©rance, qui, ainsi, devenait encore plus naturelle Ă  nos yeux. Il faut attribuer Ă  cette illusion, alors comprĂ©hensible, l’optimisme qui nous faisait croire en notre « mission providentielle » et en un destin que ne pouvait dĂ©mentir l’observation que nous faisions du rĂ©el dans nos campagnes : lorsqu’un peuple se croit de la sorte dans l’existence, il se figure aisĂ©ment qu’il a des gages d’avenir, n’ayant qu’à exister et durer, ce que chacun fait naturellement et ce que chaque petite agglomĂ©ration fait de mĂȘme façon. L’optimisme historique, malgrĂ© les difficultĂ©s que nous avons eues, me semble avoir Ă©tĂ© constant dans notre histoire, jusqu’à tout rĂ©cemment. Nous nous percevions comme un peuple, par pur sentiment d’existence. Certes, la modĂ©ration relative du vainqueur et l’habiletĂ© de son impĂ©rialisme ne furent pas de petites causes de cette confiance, et mĂȘme on peut leur imputer le tort d’avoir contribuĂ© Ă  nous garder dangereusement longtemps dans l’illusion d’une espĂ©rance tout de mĂȘme fragile. L’avenir n’est point facile. Cette idĂ©e pour nous n’a pas dix ans.
Ce peuple bĂ©nĂ©ficiait d’un curieux aveuglement. Il ressemblait Ă  l’un de ces personnages doux et candides, inconscients des dangers et qui, par grĂące ou comme par don, traversent les pĂ©rils et les haines sans en ĂȘtre atteints, prĂ©servĂ©s d’un coup fatal, dirait-on, par leur simplicitĂ© confiante, par leur rĂȘve. Nous nous sommes constituĂ© une psychologie de peuple fermement ancrĂ© dans l’histoire, au milieu de tout ce qui compromettait comme Ă  loisir notre destin. Ces forces s’exerçaient librement autour de nous et parmi nous ; mais ce n’était pas lĂ  l’histoire, inclinions-nous Ă  penser ; l’histoire, c’était notre permanence tranquille. Rien, eĂ»t-on cru, ne dĂ©rangeait notre Ă©trange souverainetĂ©, notre immunitĂ© magique. On pouvait se tailler de vastes domaines dans notre empire ; on pouvait remplir notre maison d’étrangers ; on pouvait tout dĂ©cider Ă  notre place ; on pouvait faire des constitutions ; on pouvait commercer, fabriquer, faire des guerres : qu’importait ? Nous nous y opposions quelquefois. Cela ne changeait pas grand-chose et, de toute façon, la politique des autres, qui faisait le gouvernement, l’économie, la diplomatie, les alliances, et qui modelait le pays, le volait, le violait, nous laissait Ă  notre domaine pour ainsi dire intĂ©rieur.
Notre existence collective de fait, qui Ă©tait notre expĂ©rience, Ă©tait aussi notre essentiel projet. On nous laissait celui-ci. Les concessions du vainqueur visĂšrent, aprĂšs l’Acte d’Union, Ă  le reconnaĂźtre. Elles concordaient avec notre dĂ©sir ; elles correspondaient Ă  notre attente ; mais elles rĂ©servaient d’autre part des avantages et des pouvoirs dont notre patriotisme de toute façon ne se prĂ©occupait guĂšre ou lui semblait inaccessibles. Dans notre Ă©tat de conscience de jadis, voire de naguĂšre, ce jeu de dupes pouvait durer. Le partage des pouvoirs, dans la ConfĂ©dĂ©ration, convenait jusqu’à un certain point Ă  ce partage des ambitions.
Notre vision des choses, telle que je l’ai dĂ©crite, Ă©tait Ă©videmment paysanne. Notre condition se transformant par l’industrie et par l’action sur nous du monde moderne, il fallait prĂ©voir que l’espĂšce de conscience politique sans Ăąge et Ă  tant d’égards sans histoire qui Ă©tait la nĂŽtre changerait aussi, quoique avec un certain retard, bien entendu. Mais Laurier, qui vĂ©cut la pĂ©riode par excellence de la conciliation du vainqueur et du vaincu suivant ce compromis gĂ©nĂ©ral, ne fut guĂšre un homme d’État sĂ©rieux qu’avec les Anglais et pour l’avantage des entreprises de ces derniers, aux yeux desquels l’histoire ne signifiait pas seulement durer. Il fit la politique de ceux qui faisaient vraiment de la politique. Il gouverna avec ceux qui rĂ©ellement gouvernaient. On perçoit dans son attitude une certaine condescendance envers les Canadiens français et leur politique, cette politique qui n’en Ă©tait une qu’à un point de vue restreint et gĂ©nĂ©ralement toujours le mĂȘme. Le seul fait de gouverner fit de lui en quelque sorte un Ă©tranger pour nous, un homme qui avait d’autres horizons et d’autres volontĂ©s que les nĂŽtres, et nous Ă©tions trĂšs fiers qu’il fĂ»t Ă  la tĂȘte de ce monde prestigieux sur lequel nous n’avions que peu d’influence. Son image trĂŽnait dans tous les foyers.
Laurier n’a pas tentĂ© de harnacher notre force collective, force stagnante et tenue pour telle. Il s’est fait dĂ©lĂ©guer par elle, mais pour s’occuper d’autre chose. Cela convenait assez Ă  notre maniĂšre d’ĂȘtre. Il faut dire que la composition mĂȘme du pays, qui faisait de nous de perpĂ©tuels minoritaires, inclinait tout homme d’État qui voulait gouverner Ă  nous abandonner Ă  nos vagues espĂ©rances, Ă  prĂ©server et rĂ©server tant bien que mal nos positions retranchĂ©es, et Ă  agir pour tout le reste, c’est-Ă -dire pour l’essentiel, suivant les lignes de force de l’autre Canada. Nous n’étions pas dans la course. Nous n’étions pas situĂ©s aux centres de dĂ©cision, comme on dit aujourd’hui. Il y avait donc une compatibilitĂ© certaine entre cette façon de nous mettre de cĂŽtĂ© et notre propre projet. Laurier, en changeant de camp, nous laissait le nĂŽtre et nous confirmait non seulement dans nos habitudes, dans notre maniĂšre d’exister politiquement, Ă  ras du sol, mais dans notre manque de pouvoir, qu’il se trouvait ainsi Ă  reconnaĂźtre et Ă  perpĂ©tuer. Il a sans doute contribuĂ© Ă  fixer ce modĂšle et cette situation politiques. Pour cinquante ans, rien d’essentiel n’en serait changĂ©. Les Anglais sentaient eux-mĂȘmes qu’il fallait laisser ce drĂŽle de peuple Ă  ses petites affaires et Ă  ses entĂȘtements inoffensifs. (À ses « sentiments », aurait dit Laurier.) La ConfĂ©dĂ©ration ne tiendrait sans doute qu’à ce prix et leurs affaires Ă  eux prospĂ©reraient sans encombre.
Par un paradoxe remarquable, l’abandon, mais un abandon adroit et recouvert, convenait trĂšs bien Ă  notre volontĂ© d’ĂȘtre, telle que nous la concevions. Tout concourait Ă  nous laisser vĂ©gĂ©ter, aussi bien le pouvoir du dominateur que notre propre dĂ©sir, aussi bien l’enseignement de l’Église, championne de l’agriculture, que les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et politiques des Anglais, aussi bien la dĂ©fection de nos politiciens que la majoritĂ© parlementaire. Nous avons donc vĂ©gĂ©tĂ©, au sens propre du mot : notre adhĂ©sion au pays fut comme un attachement de vĂ©gĂ©tation. Le Parti libĂ©ral fut le principal instrument de notre aliĂ©nation par rapport au pouvoir, car, de tous les partis, il fut le plus habile Ă  utiliser nos leaders comme Ă  saisir et Ă  reconnaĂźtre les limites de notre volontĂ© politique.
Tout concourait. Notre goĂ»t de la libertĂ© et de l’indĂ©pendance personnelles, par exemple. Celles-ci Ă©taient assurĂ©es par la condition mĂȘme du cultivateur autonome, qui ne demandait guĂšre plus qu’ĂȘtre maĂźtre chez lui, entendez dans son champ. La doctrine proprement religieuse de l’Église, d’ailleurs, Ă©tant au plus haut point personnaliste et en ce sens individualiste, il suffisait, pour s’y conformer, de ne mener qu’une existence laborieuse, rangĂ©e, quelque peu contemplative, et, pour tout dire, paroissiale. La foi servait la langue et la langue servait la foi. Ce binĂŽme se tenait par lui-mĂȘme et fermait plus ou moins le cercle de notre politique. Celle-ci Ă©tait avant tout religieuse. Tant que ce conservatisme pourrait durer, tant que le protectionnisme de la langue pourrait persister dans les conditions rĂ©gnantes, notre politique s’en tiendrait plus ou moins Ă  cela. La petite collectivitĂ© rurale avait tout ce qu’il fallait pour permettre de vivre en bon chrĂ©tien. La culture religieuse trouvait son compte dans une existence ainsi rĂ©glĂ©e sur les terres, dans le milieu homogĂšne qu’offrait la paroisse. D’autre part, cette conception s’accordait parfaitement Ă  notre idĂ©e politique dominante, qui Ă©tait de nous implanter dans le pays rural et d’y vivre comme un peuple distinct, avec ou sans pouvoir. Dans cette psychologie du salut personnel, du reste, il y avait une vertu implicitement honorĂ©e : l’humilitĂ©, la modestie. Dans cette culture d’ouailles, l’idĂ©e de pouvoir n’avait que peu d’échos. Tel a pu ĂȘtre ce trait de notre religion et donc de notre politique, accentuĂ© par notre condition historique particuliĂšre qui, de son cĂŽtĂ©, fermant le cercle vicieux, avait pour effet de rĂ©trĂ©cir en nous la pensĂ©e religieuse et de restreindre les horizons de notre Église.
Notre langue, nos usages, nos traditions, dans ce milieu fermĂ©, contribuaient aussi Ă  nous donner un sentiment illusoire d’existence collective ou nationale. Ils nous affermissaient dans la c...

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