La situation des Canadiens français dans lâhistoire fut un paradoxe constant. Ce peuple, depuis le dĂ©but, semble possĂ©der une curieuse permanence, malgrĂ© les conditions extĂ©rieures qui le menacent et parfois le condamnent, et malgrĂ© lâinsignifiance de ses moyens, qui ne lâa jamais empĂȘchĂ© de prĂ©tendre Ă persister dans lâhistoire. Il sâagit dâun peuple bizarrement posĂ© dans la durĂ©e et comme installĂ© dans lâhistoire une fois pour toutes, en dĂ©pit de tous les alĂ©as et de lâinvraisemblance. Il ne sâagit pas, autant quâon pourrait penser, dâun peuple inexistant Ă lâorigine, plus tard menacĂ© mais sâaffirmant, puis Ă dâautres moments sur le point de vaincre ou de pĂ©rir, et dont la courbe historique aurait quelque lien serrĂ© avec les Ă©vĂ©nements et les situations. Son sentiment de permanence nâa jamais eu quâun rapport assez lointain avec sa position rĂ©elle et avec ses virtualitĂ©s. On ne trouve pas pour ainsi dire de fin ni de commencement dans cette histoire. Les Canadiens français, dâune certaine façon, dirait-on, ne sont pas dans lâhistoire. On croirait, depuis toujours, quâils se perçurent comme un peuple dĂ©jĂ Ă©tabli, malgrĂ© les conditions qui dĂ©mentaient cette prĂ©tention et en dĂ©pit dâune politique qui nâavait cure de leur illusion et se faisait dans une grande mesure par-dessus leur tĂȘte.
Ce phĂ©nomĂšne me paraĂźt une constante de notre histoire, sous le RĂ©gime français y compris. Nous ne sommes alors quâune poignĂ©e, Ă peine une colonie, presque rien quâune mission, agrippĂ©e aux contreforts dâun continent encore inconnu ; mais dĂ©jĂ nous sommes un petit peuple, qui rebute quelquefois la mĂ©tropole par son esprit dâindĂ©pendant et qui accuse des traits dĂ©jĂ distincts. Sous les Anglais, dans la premiĂšre moitiĂ© du xixe siĂšcle, nous sommes de simples vaincus, qui pourraient ĂȘtre plus ou moins faciles Ă rĂ©duire, ou Ă sĂ©duire ; mais ce nâest pas de cette matiĂšre friable que le dominateur trouve ici. Nous nâavons pas encore le nombre, nous ne possĂ©dons rien, exceptĂ© un peu de sol arable. La maĂźtrise Ă©conomique, le conquĂ©rant sâen empare. Nous ne possĂ©dons pas les moyens du pays ; câest lâĂ©tranger qui, en quelque sorte, les possĂšde ; mais, contrairement Ă lui, nous avons un pays. Nous sommes un peuple ; il nâest quâune caste. Le langage ne sây trompe pas, qui appelle les conquĂ©rants les Anglais et rĂ©serve aux seuls Français le nom de Canadiens. Nous sommes un peuple, mais qui nâa mĂȘme pas pour lui le nombre. Nous ne sommes encore rien que dĂ©jĂ , et comme par nature, pour une assurance et une conviction sans rapport avec notre peu de pouvoir, nous nous comportons dâune maniĂšre instinctivement souveraine, mais sans possĂ©der les attributs de la souverainetĂ©, ou comme une nation, mais sans gouvernement qui nous soit propre, Sans protection du droit des gens, sans ambassadeurs, sans armĂ©e, sans affaires, sans constitution Ă nous, sans alliances, sans projets, bref sans ces mille instruments, les perspectives et les rĂŽles multiples qui font quâun peuple non seulement existe mais agit et sâaffirme. Câest lĂ une position trĂšs fausse.
VoilĂ donc le paradoxe : constituer trĂšs profondĂ©ment un peuple, mais un peuple dĂ©pouillĂ©, investi, et qui dure et veut durer comme sâil possĂ©dait effectivement ce quâil faut pour se compter comme une nation. La colonisation, ici, a si bien rĂ©ussi quâelle a donnĂ© trĂšs tĂŽt naissance Ă un pays distinct, mais gouvernĂ© par dâautres et privĂ©, en nous, de presque tout ce qui peut en faire un pays vĂ©ritable. Câest un pari invraisemblable et que nous maintenons depuis toujours, grĂące Ă un enracinement profond. Nous avons tout dâun peuple et trĂšs peu de son pouvoir. Notre histoire a soutenu jusquâici cette contradiction, qui pourtant ne peut ĂȘtre tenue pour un principe de durĂ©e, bien au contraire. La question est de savoir si nous pourrons encore vivre dans cette condition paradoxale. Ma rĂ©ponse est nĂ©gative. La contradiction, il faut maintenant la rĂ©soudre ou se rĂ©signer Ă pĂ©rir. Il nây a plus de milieu.
Nous nâavons cessĂ© de nous Ă©tendre Ă ras du sol et dâassurer ainsi davantage notre adhĂ©sion au pays, comme une plante rampante, par prolifĂ©ration. Mais par comparaison avec ce progrĂšs continu dâhabitation, notre dĂ©veloppement vertical a Ă©tĂ© nĂ©gligeable. Nous nâavons pu faire que la vie Ă©conomique et politique autour de nous ne sâexerce indĂ©pendamment de nous et de notre lĂ©gitime possession du sol, si lâon excepte la conquĂȘte et le maintien de nos pouvoirs politiques de province. OccupĂ©s Ă cultiver, dĂ©munis de moyens, orientĂ©s vers la vie privĂ©e, vers une existence toute familiale et villageoise, impuissants Ă prendre la place de ceux qui possĂ©daient capitaux et pouvoir rĂ©el, nous avons assistĂ©, avec une passivitĂ© remarquable, Ă tout ce qui autour de nous sâappropriait les moyens concentrĂ©s de la domination. Nous nous sommes laissĂ©s envahir mĂȘme, comme un pays sans frontiĂšre, par les vagues successives de lâimmigration et nous avons laissĂ© sâorganiser en dehors de nous, de leur propre mouvement et pour leurs propres fins, ces Ă©lĂ©ments nouvellement arrivĂ©s, comme si rien dans tout cela ne dĂ©rangeait notre projet, qui Ă©tait simple et comme fermĂ© sur nous-mĂȘmes. Notre histoire fut ainsi, en un sens, une espĂšce dâabstraction. Nous ne voyions que le bout de la paroisse et câest ainsi que nous tenions le pays. Nous nous sentions chez nous, quoi quâil arrivĂąt. Notre illusion consistait Ă nous avancer dans lâhistoire, au nom dâune destinĂ©e, sans faire avancer lâhistoire. Nous nâavons pas cessĂ© de croire que lâhistoire ici fĂ»t bien la nĂŽtre, mĂȘme quand elle Ă©tait faite par dâautres, ce qui Ă©tait le plus souvent le cas. Ce qui sâappelle grande politique, Ă©conomie dominante, gouvernement rĂ©el, bref ce qui fait ou conditionne lâaction dâun peuple et par consĂ©quent son existence, nous paraissait extĂ©rieur, lâĂ©tait effectivement, et, Ă ce titre, nous semblait en quelque sorte Ă©tranger Ă lâhistoire, celle que nous vivions. Câest un fait : lâhistoire fut Ă nos yeux, pour une grande part, quelque chose de proprement folklorique. On sait de reste que la politique, une politique de cantons, le fut aussi et que mĂȘme aujourdâhui la population a peine Ă la concevoir autrement.
Nous avions jusquâĂ un certain point lâillusion que lâhistoire nous portait complaisamment, comme en effet la nature elle-mĂȘme soutient au jour le jour le peuple qui sâappuie directement sur elle et vit trĂšs rĂ©ellement lâexistence quâelle assure aux individus comme toutes petites collectivitĂ©s quâils forment. Il nous semblait que notre durĂ©e, comme peuple, Ă©tait un peu fondĂ©e de la mĂȘme façon dans lâhistoire. Notre accroissement dĂ©mographique Ă©tonnant nourrissait pour une part cette espĂ©rance, qui, ainsi, devenait encore plus naturelle Ă nos yeux. Il faut attribuer Ă cette illusion, alors comprĂ©hensible, lâoptimisme qui nous faisait croire en notre « mission providentielle » et en un destin que ne pouvait dĂ©mentir lâobservation que nous faisions du rĂ©el dans nos campagnes : lorsquâun peuple se croit de la sorte dans lâexistence, il se figure aisĂ©ment quâil a des gages dâavenir, nâayant quâĂ exister et durer, ce que chacun fait naturellement et ce que chaque petite agglomĂ©ration fait de mĂȘme façon. Lâoptimisme historique, malgrĂ© les difficultĂ©s que nous avons eues, me semble avoir Ă©tĂ© constant dans notre histoire, jusquâĂ tout rĂ©cemment. Nous nous percevions comme un peuple, par pur sentiment dâexistence. Certes, la modĂ©ration relative du vainqueur et lâhabiletĂ© de son impĂ©rialisme ne furent pas de petites causes de cette confiance, et mĂȘme on peut leur imputer le tort dâavoir contribuĂ© Ă nous garder dangereusement longtemps dans lâillusion dâune espĂ©rance tout de mĂȘme fragile. Lâavenir nâest point facile. Cette idĂ©e pour nous nâa pas dix ans.
Ce peuple bĂ©nĂ©ficiait dâun curieux aveuglement. Il ressemblait Ă lâun de ces personnages doux et candides, inconscients des dangers et qui, par grĂące ou comme par don, traversent les pĂ©rils et les haines sans en ĂȘtre atteints, prĂ©servĂ©s dâun coup fatal, dirait-on, par leur simplicitĂ© confiante, par leur rĂȘve. Nous nous sommes constituĂ© une psychologie de peuple fermement ancrĂ© dans lâhistoire, au milieu de tout ce qui compromettait comme Ă loisir notre destin. Ces forces sâexerçaient librement autour de nous et parmi nous ; mais ce nâĂ©tait pas lĂ lâhistoire, inclinions-nous Ă penser ; lâhistoire, câĂ©tait notre permanence tranquille. Rien, eĂ»t-on cru, ne dĂ©rangeait notre Ă©trange souverainetĂ©, notre immunitĂ© magique. On pouvait se tailler de vastes domaines dans notre empire ; on pouvait remplir notre maison dâĂ©trangers ; on pouvait tout dĂ©cider Ă notre place ; on pouvait faire des constitutions ; on pouvait commercer, fabriquer, faire des guerres : quâimportait ? Nous nous y opposions quelquefois. Cela ne changeait pas grand-chose et, de toute façon, la politique des autres, qui faisait le gouvernement, lâĂ©conomie, la diplomatie, les alliances, et qui modelait le pays, le volait, le violait, nous laissait Ă notre domaine pour ainsi dire intĂ©rieur.
Notre existence collective de fait, qui Ă©tait notre expĂ©rience, Ă©tait aussi notre essentiel projet. On nous laissait celui-ci. Les concessions du vainqueur visĂšrent, aprĂšs lâActe dâUnion, Ă le reconnaĂźtre. Elles concordaient avec notre dĂ©sir ; elles correspondaient Ă notre attente ; mais elles rĂ©servaient dâautre part des avantages et des pouvoirs dont notre patriotisme de toute façon ne se prĂ©occupait guĂšre ou lui semblait inaccessibles. Dans notre Ă©tat de conscience de jadis, voire de naguĂšre, ce jeu de dupes pouvait durer. Le partage des pouvoirs, dans la ConfĂ©dĂ©ration, convenait jusquâĂ un certain point Ă ce partage des ambitions.
Notre vision des choses, telle que je lâai dĂ©crite, Ă©tait Ă©videmment paysanne. Notre condition se transformant par lâindustrie et par lâaction sur nous du monde moderne, il fallait prĂ©voir que lâespĂšce de conscience politique sans Ăąge et Ă tant dâĂ©gards sans histoire qui Ă©tait la nĂŽtre changerait aussi, quoique avec un certain retard, bien entendu. Mais Laurier, qui vĂ©cut la pĂ©riode par excellence de la conciliation du vainqueur et du vaincu suivant ce compromis gĂ©nĂ©ral, ne fut guĂšre un homme dâĂtat sĂ©rieux quâavec les Anglais et pour lâavantage des entreprises de ces derniers, aux yeux desquels lâhistoire ne signifiait pas seulement durer. Il fit la politique de ceux qui faisaient vraiment de la politique. Il gouverna avec ceux qui rĂ©ellement gouvernaient. On perçoit dans son attitude une certaine condescendance envers les Canadiens français et leur politique, cette politique qui nâen Ă©tait une quâĂ un point de vue restreint et gĂ©nĂ©ralement toujours le mĂȘme. Le seul fait de gouverner fit de lui en quelque sorte un Ă©tranger pour nous, un homme qui avait dâautres horizons et dâautres volontĂ©s que les nĂŽtres, et nous Ă©tions trĂšs fiers quâil fĂ»t Ă la tĂȘte de ce monde prestigieux sur lequel nous nâavions que peu dâinfluence. Son image trĂŽnait dans tous les foyers.
Laurier nâa pas tentĂ© de harnacher notre force collective, force stagnante et tenue pour telle. Il sâest fait dĂ©lĂ©guer par elle, mais pour sâoccuper dâautre chose. Cela convenait assez Ă notre maniĂšre dâĂȘtre. Il faut dire que la composition mĂȘme du pays, qui faisait de nous de perpĂ©tuels minoritaires, inclinait tout homme dâĂtat qui voulait gouverner Ă nous abandonner Ă nos vagues espĂ©rances, Ă prĂ©server et rĂ©server tant bien que mal nos positions retranchĂ©es, et Ă agir pour tout le reste, câest-Ă -dire pour lâessentiel, suivant les lignes de force de lâautre Canada. Nous nâĂ©tions pas dans la course. Nous nâĂ©tions pas situĂ©s aux centres de dĂ©cision, comme on dit aujourdâhui. Il y avait donc une compatibilitĂ© certaine entre cette façon de nous mettre de cĂŽtĂ© et notre propre projet. Laurier, en changeant de camp, nous laissait le nĂŽtre et nous confirmait non seulement dans nos habitudes, dans notre maniĂšre dâexister politiquement, Ă ras du sol, mais dans notre manque de pouvoir, quâil se trouvait ainsi Ă reconnaĂźtre et Ă perpĂ©tuer. Il a sans doute contribuĂ© Ă fixer ce modĂšle et cette situation politiques. Pour cinquante ans, rien dâessentiel nâen serait changĂ©. Les Anglais sentaient eux-mĂȘmes quâil fallait laisser ce drĂŽle de peuple Ă ses petites affaires et Ă ses entĂȘtements inoffensifs. (Ă ses « sentiments », aurait dit Laurier.) La ConfĂ©dĂ©ration ne tiendrait sans doute quâĂ ce prix et leurs affaires Ă eux prospĂ©reraient sans encombre.
Par un paradoxe remarquable, lâabandon, mais un abandon adroit et recouvert, convenait trĂšs bien Ă notre volontĂ© dâĂȘtre, telle que nous la concevions. Tout concourait Ă nous laisser vĂ©gĂ©ter, aussi bien le pouvoir du dominateur que notre propre dĂ©sir, aussi bien lâenseignement de lâĂglise, championne de lâagriculture, que les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques et politiques des Anglais, aussi bien la dĂ©fection de nos politiciens que la majoritĂ© parlementaire. Nous avons donc vĂ©gĂ©tĂ©, au sens propre du mot : notre adhĂ©sion au pays fut comme un attachement de vĂ©gĂ©tation. Le Parti libĂ©ral fut le principal instrument de notre aliĂ©nation par rapport au pouvoir, car, de tous les partis, il fut le plus habile Ă utiliser nos leaders comme Ă saisir et Ă reconnaĂźtre les limites de notre volontĂ© politique.
Tout concourait. Notre goĂ»t de la libertĂ© et de lâindĂ©pendance personnelles, par exemple. Celles-ci Ă©taient assurĂ©es par la condition mĂȘme du cultivateur autonome, qui ne demandait guĂšre plus quâĂȘtre maĂźtre chez lui, entendez dans son champ. La doctrine proprement religieuse de lâĂglise, dâailleurs, Ă©tant au plus haut point personnaliste et en ce sens individualiste, il suffisait, pour sây conformer, de ne mener quâune existence laborieuse, rangĂ©e, quelque peu contemplative, et, pour tout dire, paroissiale. La foi servait la langue et la langue servait la foi. Ce binĂŽme se tenait par lui-mĂȘme et fermait plus ou moins le cercle de notre politique. Celle-ci Ă©tait avant tout religieuse. Tant que ce conservatisme pourrait durer, tant que le protectionnisme de la langue pourrait persister dans les conditions rĂ©gnantes, notre politique sâen tiendrait plus ou moins Ă cela. La petite collectivitĂ© rurale avait tout ce quâil fallait pour permettre de vivre en bon chrĂ©tien. La culture religieuse trouvait son compte dans une existence ainsi rĂ©glĂ©e sur les terres, dans le milieu homogĂšne quâoffrait la paroisse. Dâautre part, cette conception sâaccordait parfaitement Ă notre idĂ©e politique dominante, qui Ă©tait de nous implanter dans le pays rural et dây vivre comme un peuple distinct, avec ou sans pouvoir. Dans cette psychologie du salut personnel, du reste, il y avait une vertu implicitement honorĂ©e : lâhumilitĂ©, la modestie. Dans cette culture dâouailles, lâidĂ©e de pouvoir nâavait que peu dâĂ©chos. Tel a pu ĂȘtre ce trait de notre religion et donc de notre politique, accentuĂ© par notre condition historique particuliĂšre qui, de son cĂŽtĂ©, fermant le cercle vicieux, avait pour effet de rĂ©trĂ©cir en nous la pensĂ©e religieuse et de restreindre les horizons de notre Ăglise.
Notre langue, nos usages, nos traditions, dans ce milieu fermĂ©, contribuaient aussi Ă nous donner un sentiment illusoire dâexistence collective ou nationale. Ils nous affermissaient dans la c...