Partie I
Affûtez votre esprit
LEĂON 1
Ăcrivez votre manifeste
Voici une lettre fascinante :
« Cher ami,
Nombreux sont ceux qui mâont suppliĂ© de vous Ă©crire au nom de la sauvegarde de lâhumanitĂ©. Mais jâai rĂ©sistĂ© Ă leur requĂȘte. Je pensais que vous me trouveriez impertinent. NĂ©anmoins, quelque chose me souffle que je dois passer outre ce genre de considĂ©ration et faire appel Ă vous sans tenir compte des consĂ©quences.
Aujourdâhui, il est clair que vous ĂȘtes la seule personne au monde capable dâempĂȘcher que nâĂ©clate une guerre qui verrait lâhumanitĂ© ramenĂ©e Ă lâĂ©tat sauvage. Croyez-vous vraiment, quel que soit le but que vous cherchez Ă atteindre, que cela en vaille le prix ?
PrĂȘterez-vous lâoreille Ă lâappel de celui qui a dĂ©libĂ©rĂ©ment rejetĂ© le choix de la guerre, non sans remporter un succĂšs considĂ©rable ?
Quoi quâil en soit, je vous prie de me pardonner, si jâai commis une erreur en vous Ă©crivant. »
Lâauteur de cette lettre est Gandhi. Son destinataire nâest autre quâAdolf Hitler. Le 23 juillet 1939, le leader indĂ©pendantiste indien prit sa plume pour dissuader le chef allemand de dĂ©clencher un nouveau conflit mondial. Je nâarrive pas Ă me dĂ©cider sur ce qui est le plus surprenant. Le fait que Gandhi appelle Hitler « Cher ami » ou quâil cherche Ă le convertir Ă la non-violence ? Le fait quâil ait eu ne serait-ce quâun instant lâespoir de raisonner Hitler ? Le fait mĂȘme quâune connexion ait existĂ© entre deux personnages si radicalement opposĂ©s ? Pourtant, les deux hommes ne sont pas si diffĂ©rents quâon pourrait le croireâŠ
LâĂ©toffe des meneurs
Si Hitler et Gandhi sâopposent comme le jour et la nuit, ils ont en commun dâavoir fascinĂ© les foules, lancĂ© un mouvement et changĂ© le cours de lâhistoire. Vous vous en doutez, ce pouvoir dâinfluence ne venait pas de trucs et astuces de prise de parole en public, dâun langage corporel travaillĂ© ou de techniques de programmation neurolinguistique⊠Ce qui fit dâHitler et de Gandhi des guides pour leurs semblables, câest quâils ont fait ce que personne ne fait jamais : Ă©laborer une idĂ©ologie.
Une idĂ©ologie câest une logique dâidĂ©es, une petite machine qui donne un sens aux Ă©vĂ©nements. Nous adhĂ©rons tous plus ou moins consciemment Ă une idĂ©ologie. Lorsquâune grĂšve Ă©clate, certains y verront le symptĂŽme dâun systĂšme qui met les travailleurs sous pression, dâautres une confirmation quâen France on prĂ©fĂšre la complainte Ă lâeffort. Mais il sâagit lĂ dâidĂ©ologies prĂ©fabriquĂ©es. Si vous comptez vous dĂ©marquer, il va falloir Ă©laborer une idĂ©ologie originale : la vĂŽtre. Cela passe par lâĂ©criture dâun manifeste et câest le but de cette leçon.
Avant cela, je dois clarifier un point : a-t-on le droit de prendre Hitler comme exemple de grand orateur ? Je nâai pas choisi cet exemple au hasard. Il fait Ă©cho Ă un commentaire qui revient rĂ©guliĂšrement quand je prĂ©sente mon mĂ©tier : « Imagine que tu sois en train de former le nouvel Hitler. » Si câest peu vraisemblable, je ne peux lâexclure tout Ă fait. Ce qui diffĂ©rencie ma mĂ©thode des autres, câest que je vais vous encourager Ă vous engager corps et Ăąme pour une cause. Souvenez-vous : vous ĂȘtes lĂ pour devenir de grands orateurs, pas juste de bons orateurs. Les grands orateurs sont habitĂ©s, obsĂ©dĂ©s par la nĂ©cessitĂ© dâapporter un changement au monde. Câest pour cela quâils fascinent : ils donnent du sens Ă un monde qui en manque cruellement. Et câest un fait : celui qui prend la tĂȘte dâun mouvement peut embarquer ses suiveurs au cĆur des tĂ©nĂšbres. Suis-je donc inconscient de partager la recette pour lancer un mouvement ? Justement pas.
Et si câĂ©tait vous ?
Il faut bien comprendre que les gens neutres, les gens dĂ©sengagĂ©s, ne peuvent rien face aux aspirants Ă la tyrannie. Si Hitler a accĂ©dĂ© au pouvoir, câest quâil a su mieux que les autres se connecter aux colĂšres et aux frustrations de ses concitoyens. On ne stoppe pas un tel mouvement par le dĂ©ni ou la condamnation. Il faut pouvoir y opposer un idĂ©al plus dĂ©sirable. Câest ce quâa tentĂ© Gandhi. Et si sa lettre ne fut quâune poussiĂšre sur la marche dâHitler, elle doit retenir notre attention sur un point. Lâascension dâHitler a sidĂ©rĂ© tout le monde. Ă la veille de la Seconde Guerre mondiale, les populations europĂ©ennes nâavaient pas la moindre idĂ©e du dĂ©sastre qui approchait. Gandhi, lui, sentait le vent sinistre et les pluies de sang. Il avait lu Mein Kampf dĂšs 1930. Il avait perçu lâantagonisme avec la vision quâil Ă©laborait depuis des annĂ©es. En dĂ©cembre 1940, il prit Ă nouveau sa plume :
« Vos Ă©crits et vos dĂ©clarations et ceux de vos amis et admirateurs ne laissent aucune place au doute que beaucoup de vos actes sont monstrueux et Ă©trangers Ă toute dignitĂ© humaine, spĂ©cialement du point de vue de personnes qui comme moi croient Ă lâamitiĂ© universelle. »
On ne sait jamais Ă temps si le monde prend un tournant sinistre. Sauf si nous avons une idĂ©e ferme de ce quâil devrait ĂȘtre.
Qui sait. Peut-ĂȘtre quâen ce moment mĂȘme, les tĂ©nĂšbres se rapprochent. Peut-ĂȘtre que le monde a dĂ©jĂ besoin de vous. Peut-ĂȘtre quâil est grand temps dâĂ©crire votre manifeste.
Un illustre précédent
Un manifeste, câest le socle de votre pensĂ©e, de votre idĂ©ologie. Câest un document oĂč vous allez noter votre diagnostic de ce quâil faudrait rĂ©gler en prioritĂ© et vos solutions pour rendre le monde un peu meilleur. Cela va donner un supplĂ©ment dâĂąme Ă vos discours. Votre public le sentira et sera emportĂ© dans quelque chose qui le dĂ©passe.
Voyons Ă quoi cela ressemble avec un illustre prĂ©cĂ©dent. Nous sommes au XVIe siĂšcle. RestĂ© dans lâhistoire comme le protecteur des lettres, François Ier fut un artisan de la Renaissance française et un fervent dĂ©fenseur de notre langue. En 1539, il imposa le français comme langue officielle unique par lâordonnance de Villers-CotterĂȘts. Mais le fossĂ© Ă©tait grand entre ce texte juridique et la rĂ©alitĂ© car lâimmense majoritĂ© de la population parlait de nombreux patois (tels le picard ou le normand) ou dâautres langues (telle la langue dâoc). De leur cĂŽtĂ©, les Ă©lites boudaient le français au profit du grec et du latin. Rien ne laissait prĂ©sager que le français sâimposerait.
Sâil est devenu la langue que nous parlons aujourdâhui, câest en grande partie grĂące au combat dâun homme, Joachim Du Bellay, et du manifeste quâil diffusa en 1549 : DĂ©fense et illustration de la langue française. De ce texte est nĂ© La PlĂ©iade, un groupe de poĂštes militants qui renouvelĂšrent la production littĂ©raire et contribuĂšrent Ă unifier la France autour dâune langue et dâune culture commune. DâoĂč vient la force de ce manifeste ? Dâune structure en 5 temps, que vous allez bientĂŽt maĂźtriser :
1. Identifier le problĂšme :sla France nâa pas Ă©tĂ© capable de faire Ă©merger dâintellectuels, de scientifiques ou de poĂštes Ă la hauteur dâun HomĂšre, dâun Aristote ou dâun Platon. Joachim Du Bellay partage ce triste constat en filant une mĂ©taphore vĂ©gĂ©tale :
« Notre langue, qui commence encore Ă fleurir sans fructifier, ou plutĂŽt, comme une plante et vergette, nâa point encore fleuri, tant sâen faut quâelle ait apportĂ© tout le fruit quâelle pourrait bien produire. Cela certainement non pour le dĂ©faut de la nature dâelle, aussi apte Ă engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui lâont eue en garde, et ne lâont cultivĂ©e Ă suffisance, mais comme une plante sauvage, en celui mĂȘme dĂ©sert oĂč elle avait commencĂ© Ă naĂźtre, sans jamais lâarroser, la tailler, ni dĂ©fendre des ronces et Ă©pines qui lui faisaient ombre, lâont laissĂ©e envieillir et quasi mourir. » (DĂ©fense et illustration de la langue française, p. 83)
2. Assombrir lâhorizon : si nous ne prenons pas au sĂ©rieux lâenrichissement de notre langue, la France nâatteindra jamais le prestige dâAthĂšnes ou de Rome. Pire encore : elle deviendra une culture de seconde zone et finira dans les oubliettes de lâhistoire. Souvenons-nous, nous dit lâauteur, du destin comparĂ© des romains et des gaulois. Les premiers ont marquĂ© lâhistoire, les seconds en ont pratiquement disparu :
« Les Romains ont eu si grande multitude dâĂ©crivains, que la plupart de leurs gestes (pour ne pas dire pis) par lâespace de tant dâannĂ©es, ardeur de batailles, vastitĂ© dâItalie, incursions dâĂ©trangers, sâest conservĂ©e entiĂšre jusques Ă notre temps. Au contraire, les faits des autres nations, singuliĂšrement des Gaulois, avant quâils tombassent en la puissance des Français, et les faits des Français mĂȘmes depuis quâils ont donnĂ© leur nom aux Gaules, ont Ă©tĂ© si mal recueillis, que nous en avons quasi perdu non seulement la gloire, mais la mĂ©moire. » (DĂ©fense et illustration de la langue française, p. 83)
3. Dénoncer les coupables et leurs idées fausses : certains veulent faire croire que la langue française est par nature impropre à la s...