La pensée centrale de Kant
Que puis-je savoir ?
La critique de la raison pure
Lors dâun cours de philosophie, Kant a dit un jour quâil nây a dans la philosophie que quatre questions qui ont vraiment de lâimportance : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que mâest-il permis dâespĂ©rer ? Quâest-ce que lâhomme ? Lui mĂȘme sâest principalement intĂ©ressĂ© aux deux premiĂšres questions.
Dans les mille pages de son imposante « Critique de la raison pure », il Ă©tudie la question fondamentale de savoir ce quâen tant quâĂȘtre humain je peux savoir et connaĂźtre. Ă cette occasion, il utilise moins le mot critique au sens du langage moderne en tant que jugement nĂ©gatif quâau contraire, au sens originel du mot grec « krinein » ce qui, traduit, signifie « examiner » ou « vĂ©rifier ». Il veut procĂ©der Ă une investigation fonciĂšre de ce que la raison pure est capable, et de ce quâelle nâest pas capable, dâeffectuer. Il compare cet examen critique Ă un procĂšs au tribunal, au cours duquel la raison est en mĂȘme temps demanderesse et dĂ©fenderesse, puisquâelle doit examiner elle-mĂȘme sa propre capacitĂ© de performance sous forme dâautocritique. Au bout de deux mille ans dâhistoire de la philosophie, il semblait Ă Kant grand temps quâun procĂšs dâune telle sĂ©vĂ©ritĂ© soit fait. La discussion centenaire des philosophes concernant la vĂ©ritĂ© menaçait en effet, dâaprĂšs Kant, de sâenliser dans des contradictions et le chaos et devenait une plus que nette exhortation Ă enfin Ă©claircir ces questions fondamentales :
Câest ici que lâampleur du projet de Kant devient Ă©vidente. Il ne sâagit pas dâĂ©crire simplement une thĂ©orie philosophique ou scientifique de plus, bien au contraire, il vise une qualitĂ© bien plus fondamentale. Il veut vĂ©rifier ce quâil est thĂ©oriquement possible de connaĂźtre en utilisant correctement la raison humaine et ce qui ne lâest pas :
Et la source des erreurs, selon Kant, est lâignorance du fonctionnement de la pensĂ©e. Trop souvent, la pensĂ©e a Ă©tĂ© et est mal utilisĂ©e. Kant veut, comme il le souligne Ă chaque fois, fixer « une fois pour toutes », câest-Ă -dire pour tous les temps passĂ©s et Ă venir, ce qui doit ĂȘtre le fondement de toute science afin de pouvoir se qualifier comme telle. Il veut trouver ce quâil faut en gĂ©nĂ©ral comprendre par « connaissance scientifique ».
La dispute entre les rationalistes
et les empiristes
Ă lâĂ©poque de Kant, il existait deux grands courants philosophiques, le rationalisme et lâempirisme. Ces deux courants Ă©taient Ă tel point en conflit quâils se reprochaient mutuellement naĂŻvetĂ© et Ă©troitesse dâesprit.
Le mot « rationalisme » vient du mot latin « ratio », qui ne signifie rien dâautre que « raison ». Et, en effet, les rationalistes se rĂ©fĂ©raient seulement et uniquement Ă la raison. Câest uniquement Ă lâaide de la raison, câest-Ă -dire donc uniquement en rĂ©flĂ©chissant et en tirant des conclusions logiques que lâon parvient Ă des conclusions vĂ©ridiques. Dans sa proclamation devenue cĂ©lĂšbre « Je pense, donc je suis », le rationaliste français, RenĂ© Descartes, a attribuĂ© Ă la raison un rĂŽle dĂ©cisif et unique dans la recherche de la vĂ©ritĂ©.
Toute chose que nous ressentons au moyen, par exemple, de nos cinq sens, pourrait nâĂȘtre quâune simple illusion des sens et serait donc absolument insuffisante pour la recherche de la vĂ©ritĂ©. Un exemple de cela est le lever du soleil. Ainsi, câest une illusion des sens de croire que le soleil se lĂšve juste parce quâon le voit monter chaque jour dans le ciel. ConsidĂ©rĂ©e de maniĂšre rationaliste, câest-Ă -dire purement logique, la phrase « le soleil se lĂšve » est absolument fausse. Au contraire, il est exact de dire que, le matin, la terre se tourne vers le soleil et que, le soir, elle sâen dĂ©tourne. Il est aussi erronĂ©, dans certaines circonstances, de prĂ©tendre que quelquâun est grand uniquement parce quâon le considĂšre comme Ă©tant dâun aspect trĂšs imposant. En comparaison avec dâautres, il pourrait ĂȘtre petit. Ainsi, ce qui est dĂ©cisif, ce nâest pas lâimpression sensible empirique de la personne, mais seule lâidĂ©e que forme lâesprit de la relation et les conclusions logiques qui en dĂ©coulent. En tant quâinstance opĂ©rant une comparaison logique, seule la raison câest-Ă -dire le « Ratio » est en mesure de dĂ©cider si quelquâun apparaĂźt comme grand ou petit, si le soleil se « lĂšve » ou si la terre se tourne vers le soleil. Câest seulement parce que la raison utilise la logique de la pensĂ©e comparative ou causale que lâon peut faire des dĂ©clarations vĂ©ridiques.
Les rationalistes voulaient expliquer le monde dans son entier uniquement avec des dĂ©ductions logiques. Câest de cette maniĂšre quâ ils sont arrivĂ©s Ă des connaissances mĂ©taphysiques telles que lâexistence de Dieu. Si, par exemple, le mouvement du monde ou de la Nature est une longue sĂ©rie de causes et de consĂ©quences, alors, logiquement, il faut quâil ait existĂ© une toute premiĂšre cause ou un tout premier mouvement qui ont tout dĂ©marrĂ©, mais qui nâont pas dĂ» eux-mĂȘmes ĂȘtre poussĂ©s Ă dĂ©marrer et, donc, se trouvent en dehors de la chaĂźne naturelle de la causalitĂ©. De telles preuves de lâexistence de Dieu nâavaient rien dâinhabituel pour les rationalistes. Aujourdâhui encore, Descartes mis Ă part, Spinoza, Leibniz et Wolff sont de cĂ©lĂšbres reprĂ©sentants du rationalisme.
Toutefois, lâempirisme prĂ©tendait exactement le contraire. Ce nâest pas la pensĂ©e, mais lâexpĂ©rience seule (donc la perception du monde par nos cinq sens) que les empiristes prĂ©tendaient ĂȘtre la seule source fiable de la vĂ©ritĂ©. Ces empiristes se sont nommĂ©s dâeux-mĂȘmes dâaprĂšs le mot latin « empiricus », ce qui signifie « ce qui dĂ©coule de lâexpĂ©rience ». Ils Ă©taient fascinĂ©s par les sciences physiques et naturelles naissantes et par leurs expĂ©rimentations. Ils partageaient le sentiment du poĂšte allemand Goethe : « Toute thĂ©orie est grise ». Ă sa place, il faut voir les choses de ses propres yeux et lâon doit toujours sâen tenir seulement Ă ce qui est concrĂštement perceptible. Lâempiriste Bacon est mĂȘme dĂ©cĂ©dĂ© lors de lâune de ses nombreuses expĂ©rimentations. Il voulait savoir combien de temps il Ă©tait possible de conserver de la viande de poulet en la refroidissant et il est mort des suites de ses expĂ©rimentations.
MalgrĂ© tout, aux yeux des empiristes, cela lui a confĂ©rĂ© une gloire plus grande encore. En effet, le leitmotiv de lâempirisme est le suivant : une connaissance de la Nature et de ses lois ne se dĂ©rive que de lâaccumulation des expĂ©riences et des donnĂ©es sensorielles. Les empiristes se reprĂ©sentaient la raison sous forme de rĂ©cipient qui est complĂštement vide Ă la naissance et se remplit au cours de lâexistence de plus en plus dâimages, de perceptions et dâexpĂ©riences. Par exemple, lâenfant ne constate que le feu est trĂšs chaud que lorsquâil se brĂ»le les doigts ; il enregistre cette expĂ©rience douloureuse dans son entendement et Ă partir de lĂ , il devient plus prudent. « Rien ne se trouve dans lâentendement qui ne soit passĂ© auparavant par les sens », dĂ©clarait lâempiriste anglais John Locke. Câest la raison pour laquelle, pour les empiristes, le rationalisme (donc la rĂ©flexion sur Dieu, le bien, la justice et dâautres vĂ©ritĂ©s intemporelles) est une chose purement spĂ©culative, car lâexpĂ©rience sensorielle manquait. Quâil ne peut pas y avoir de vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles sâensuit dĂ©jĂ du seul fait que de nouvelles impressions et expĂ©riences sensibles sây ajoutent chaque jour. Lâempirisme sâest particuliĂšrement propagĂ© en Angleterre. Mis Ă part Locke, ses principaux reprĂ©sentants furent Bacon, Hobbes, Berkeley et Hume, entre autres.
La solution géniale de Kant
au problĂšme de la connaissance
Qui donc avait raison ? Les rationalistes ou les empiristes ? Kant hĂ©sitait. Il Ă©tait professeur de philosophie et, comme les rationalistes en fait, il sâintĂ©ressait Ă la mĂ©taphysique, câest-Ă -dire Ă ce domaine de la connaissance qui se rapporte à « ce qui se trouve au-delĂ du domaine de la physique ». Il voulait examiner lâidĂ©e de la justice, de lâaction correcte, lâidĂ©e de la libertĂ© et de lâimmortalitĂ© de lâĂąme. Les rationalistes procĂ©daient par raisonnement spĂ©culatif et contradictoire, ce qui dĂ©rangeait beaucoup Kant, tout autant que leurs soi-disant preuves de lâexistence de Dieu. Pour cette raison, Kant Ă©tait extrĂȘmement dubitatif et qualifiait mĂȘme les rationalistes de simples « dogmatiques » qui sortaient souvent de pseudo-preuves de leur chapeau :
Ă lâinverse, Kant ne supportait toutefois pas non plus lâempirisme. Certes, Kant vivait Ă une Ă©poque oĂč la physique faisait grande sensation grĂące aux travaux dâIsaac Newton et il voyait parfaitement les progrĂšs que Newton, Copernic, Kepler et GalilĂ©e avaient faits grĂące Ă la mĂ©thode empirique. Il savait aussi que lâobservation empirique exacte des phĂ©nomĂšnes naturels comme le mouvement des planĂštes Ă©taient un gain pour la connaissance. Dâun autre cĂŽtĂ©, il voyait que les physiciens couronnĂ©s de succĂšs justement Ă©chafaudaient souvent leurs thĂšses de maniĂšre logique, rationalistes et parfois mĂȘme de maniĂšre purement mathĂ©matique dans leur esprit et que ce nâĂ©tait quâaprĂšs quâils les comparaient avec les Ă©vĂšnements naturels observables. Ainsi, Kant sâest posĂ© la question centrale de savoir si, comme le prĂ©tendaient les empiristes, la connaissance soit quelque chose qui passe toujours par lâimpression sensible â câest-Ă -dire toujours une connaissance (en latin) aposteriori â ou bien si, alternativement, comme le prĂ©tendaient les rationalistes, on peut accĂ©der Ă des vĂ©ritĂ©s par la pensĂ©e seule ...