Patronage, graissage et autres magouilles : de la corruption et du vol
Il est rare qu’une crise sociale éclate pour une seule raison. Lors du printemps québécois de 2012, la lutte contre la hausse des droits de scolarité a certes été un déclencheur – l’étincelle qui a mis le feu à la plaine – et l’élément moteur de la crise. Mais, comme en témoigne l’ampleur qu’a prise la mobilisation populaire, ce qui a commencé comme une grève étudiante est rapidement devenu un vaste mouvement d’opposition au « pragmatisme » néolibéral et de lutte contre l’alliance du pouvoir politique et de l’argent. Ce n’est pas tout. Il y avait, au centre de cette flambée de contestation sociale, une sorte de ras-le-bol généralisé, un profond sentiment d’injustice, une sorte de haut-le-cœur, alors qu’éclataient au grand jour des scandales de toutes sortes qui éclaboussaient le monde politique : financement occulte, collusion, patronage, corruption. Pendant qu’on nous réclamait notre injuste part, ailleurs on se partageait le butin, le produit du vol.
Corruption et collusion ont au moins deux choses en commun au point de vue de l’étymologie : ce sont des emprunts savants au latin – c’est-à-dire des mots pris tels quels dans le latin écrit et simplement adaptés en français – et ils comportent tous deux le préfixe co- (com-, con-) issu de la préposition latine cum « avec ».
Le verbe corrompre et le nom corruption datent du milieu du XIIe siècle. Corrompre vient du latin corrumpere, formé de cum et de rumpere (qui a donné rompre), verbe signifiant « détruire », « détériorer ». En français, le mot a d’abord eu le sens concret, aujourd’hui vieilli, de « gâter, avarier, pourrir » (la chaleur corrompt la viande). À partir de la fin du XIIIe siècle, le mot est employé surtout dans le sens moral d’amener quelqu’un (par des promesses, des cadeaux, de l’argent) à agir contre son devoir et contre sa conscience : corrompre un juge, un ministre, un fonctionnaire. On dit aussi acheter, soudoyer. Le participe passé corrompu (à l’origine « pourri, en décomposition ») s’emploie généralement dans le sens moral (et figuré) de « qui se laisse soudoyer » : des dirigeants corrompus, un juge corrompu. Les synonymes de corrompu sont très souvent, comme lui, des mots pris au sens figuré. Pensons à pourri, à vendu ou à véreux (signifiant proprement « gâté par les vers ») : politiciens pourris, juge vendu, financiers véreux… En face de tous ces personnages corruptibles (fin XIIIe, du latin corruptibilis) se dressent heureusement une poignée d’incorruptibles (milieu XIVe, du latin incorruptibilis) ! Le nom corruption, emprunté au latin corruptio, a connu la même évolution de sens que le verbe. Le mot, qui a le sens concret de « pourriture », s’est spécialisé dans le sens d’« action de corrompre moralement quelqu’un », c’est-à-dire l’action d’acheter ou de soudoyer une personne, l’action de lui graisser la patte. Figurent dans le champ lexical de la corruption des termes aussi évocateurs que dessous-de-table, pot-de-vin et enveloppe (brune de préférence).
La collusion, petite sœur de la corruption, est une entente secrète, une conspiration, en vue de tromper ou de causer un préjudice à un ou des tiers. Il y a collusion quand, par exemple, des entrepreneurs s’entendent frauduleusement, avec la complicité de fonctionnaires et d’élus, non seulement pour l’octroi des contrats, mais aussi pour faire gonfler le coût des travaux. Le terme collusion a une origine assez surprenante puisqu’il remonte étymologiquement à l’idée de « jouer ensemble » : collusion (début XIVe) est un emprunt au latin collusio, lui-même dérivé du verbe colludere formé de cum « avec » et de ludere « jouer ». La collusion est une sorte de jeu payant, un jeu dont seuls les initiés connaissent les règles. C’est une affaire de secret, de complicité ou, mieux, de connivence (1539), mot qui ramène au verbe latin connivere « cligner des yeux, fermer les yeux », d’où, au sens figuré, la complicité, l’accord tacite.
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Les termes québécois patronage, graisser et graissage sont autant de témoins gênants de nos mœurs politiques. On pourrait ajouter le mot partisanerie. Tous ces mots sont entrés en usage entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1920, et tous sont signalés dans la première édition (1930) du Glossaire du parler français au Canada.
Le mot partisanerie (aussi écrit partisannerie), dérivé de partisan, n’est pratiquement en usage qu’au Québec où on l’entend très fréquemment. Le mot s’applique généralement à une attitude partisane, à l’esprit aux préjugés de parti ou encore à un parti pris politique : c’est de la (petite, basse) partisanerie ! L’esprit de parti et les intérêts partisans conduisent souvent, une fois qu’on est au pouvoir, au favoritisme politique, ou, comme on l’appelle ici, au patronage. Le terme patronage est un mot français employé, dans tous les autres pays francophones, dans le sens de « parrainage » (sans lien avec parrain « chef mafieux » !), c’est-à-dire d’appui donné à une œuvre par une personnalité ou par un organisme. Or le terme patronage, en usage au Québec depuis la fin du XIXe siècle, résulte de l’influence du sosie anglais patronage qui, en plus du sens de « soutien » ou de « parrainage », a développé, en anglais américain, le sens particulier de « nomination d’amis politiques », de « népotisme, favoritisme politique ». Le québécisme patronage « favoritisme » est donc considéré comme un anglicisme sémantique.
Dans ce monde de favoritisme, de copinage et de retours d’ascenseur, il y a, à côté des personnes qui profitent du système de patronage (les amis du pouvoir), celles qui doivent recourir au graissage pour obtenir quelque faveur. Nous avons déjà en français la locution familière graisser la patte (à quelqu’un), c’est-à-dire lui donner de l’argent en échange d’un petit service ou d’un avantage. Au Québec, où cette locution est également en usage, on emploie aussi l’expression graisser (quelqu’un) « acheter, corrompre, soudoyer » : graisser un ministre, un fonctionnaire, un maire. Et l’on donne familièrement le nom de graissage à cette forme de corruption ainsi qu’à l’argent qui sert à soudoyer, au pot-de-vin lui-même.
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La chose, on le sait, se pratiquait couramment à l’époque de l’Union nationale de Maurice Duplessis : acheter les élections en offrant des « cadeaux » aux électeurs. De nos jours, le procédé est (un peu) moins grossier et implique généralement une firme de génie-conseil, un grand cabinet d’avocats ou un entrepreneur, et on l’appelle « élections clés en main ». Mais, en y regardant de plus près, on voit qu’il s’agit essentiellement de la même chose : de tripotage d’élections, de magouilles comptables, de financement occulte des partis politiques. Démocratie volée.
On a parfois l’impression que, plus on parle, dans les milieux politiques, de « ...