Vivre en retrait du monde
De lâincipit cĂ©lĂšbre de Prochain Ăpisode dâHubert Aquin â « Cuba coule en flammes au milieu du lac LĂ©man pendant que je descends au fond des choses » â, les auteurs de lâHistoire de la littĂ©rature quĂ©bĂ©coise suggĂšrent quâil condense lâesprit mĂȘme de la RĂ©volution tranquille : « Dâun cĂŽtĂ©, la rĂ©volution cubaine et la violence de lâincendie ; de lâautre, la quiĂ©tude dâun lac situĂ© au cĆur de la Suisse. Et les deux pĂŽles symboliques sont renvoyĂ©s dos Ă dos au nom de la seule expĂ©rience qui compte vĂ©ritablement, celle du sujet qui descend au fond des choses. »
Cette vision « dialectique » de la RĂ©volution tranquille nâest pas frĂ©quente. Dans le rĂ©cit fondateur auquel elle a trĂšs vite donnĂ© lieu, comme dans lâimage quâelle a laissĂ©e dans les esprits, la grande entreprise de modernisation des institutions et des mĆurs entamĂ©e au tournant des annĂ©es 1960 et menĂ©e tambour battant jusque vers le milieu de la dĂ©cennie suivante apparaĂźt essentiellement et uniquement rĂ©volutionnaire. Personne nâignore bien sĂ»r que la transformation du QuĂ©bec sâest faite en douceur, sans conflit ni obstacle. Mais plutĂŽt que dâĂȘtre examinĂ©e pour elle-mĂȘme, plutĂŽt que dâĂȘtre vue comme une contradiction ou un paradoxe, bref, plutĂŽt que de susciter lâinterrogation, cette douceur est reversĂ©e sans procĂšs au compte de la plĂ©nitude de lâĂ©vĂ©nement. Loin de dĂ©celer dans cette expression antithĂ©tique (« RĂ©volution tranquille ») la prĂ©sence au moins possible dâun conflit ou dâune friction, nous voyons dans la « tranquillitĂ© » de cette « rĂ©volution » la preuve indiscutable de sa nĂ©cessitĂ© et de sa justesse. Que les grands « chantiers » dâalors, comme on dit, nâaient rencontrĂ© aucune rĂ©sistance, sinon marginale, que les principes qui les sous-tendaient ne se soient vu opposer aucun contre-discours, sinon anecdotique, se prĂ©sente Ă nos yeux comme le signe non seulement de leur force pratique, mais aussi dâune « vĂ©ritĂ© » quâils incarneraient, et qui explique quâencore aujourdâhui les dĂ©cisions politiques et institutionnelles prises dans les annĂ©es 1960 et 1970 constituent lâaune Ă quoi nous mesurons toutes nos actions et pratiquement toute notre pensĂ©e.
Cette conception pleine et univoque que nous avons de la RĂ©volution tranquille, par quoi nous ne la voyons pas comme un ensemble de phĂ©nomĂšnes qui, mis bout Ă bout, lui donnent corps, mais comme un seul et mĂȘme phĂ©nomĂšne dont chacun des Ă©lĂ©ments est une facette ou un tĂ©moignage, nâest pas sans incidence sur la façon dont nous abordons la littĂ©rature de cette Ă©poque et des annĂ©es qui la suivent. Nous avons en effet tendance Ă projeter la valeur de rĂ©novation que nous associons Ă la RĂ©volution tranquille sur tout ce qui lui a Ă©tĂ© contemporain et Ă faire de cette valeur une forme de raison supĂ©rieure. Par cette projection, la RĂ©volution tranquille cesse dâĂȘtre un Ă©vĂ©nement quâon explique Ă partir de faits observables pour devenir ce qui explique les faits observables. Câest ainsi que la littĂ©rature telle quâelle se dĂ©veloppe dans les annĂ©es 1960 et 1970 est presque toujours prĂ©sentĂ©e par lâhistoire littĂ©raire comme le produit de cette rĂ©volution, ce par quoi la modernisation du QuĂ©bec se traduit dans le domaine de la crĂ©ation. Lues sous cet angle, les Ćuvres deviennent, sinon tout Ă fait, du moins prioritairement, des manifestations de lâĂ©nergie, du bouillonnement et de la libertĂ© amenĂ©s par le grand vent de transformation qui souffle alors sur la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise. Plus que tout, elles sont vues comme des marques de rupture, par quoi lâancien fait place au nouveau, la tradition Ă lâinnovation, le conservatisme au modernisme. Il ne sâagit Ă©videmment pas de contester cette modernisation ni le rĂŽle quâa jouĂ© sur la littĂ©rature le passage accĂ©lĂ©rĂ© du QuĂ©bec Ă la modernitĂ© Ă©conomique, politique et sociale. Mais on peut se demander si cette rupture par laquelle on dĂ©finit les Ćuvres de la RĂ©volution tranquille est la seule qui ait lieu, ou si elle est la plus importante. Car il existe aussi, au cĆur de la littĂ©rature de ces annĂ©es-lĂ , et plus particuliĂšrement au cĆur du roman, une autre rupture, un autre passage, moins visibles que ceux quâon associe au progrĂšs de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise, et mĂȘme contraires Ă lâidĂ©e de progrĂšs (ou Ă lâidĂ©e courante quâon se fait du progrĂšs), mais tout aussi dĂ©terminants quâeux.
Cette rupture est celle dont je pose lâhypothĂšse Ă la fin du chapitre prĂ©cĂ©dent : aprĂšs avoir cherchĂ© en vain, sans trop de souci Ă ses dĂ©buts, mais de façon plus austĂšre et plus inquiĂšte Ă partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, un monde dâaventure, le roman quĂ©bĂ©cois dĂ©laisse cette quĂȘte, dont il apparaĂźt de plus en plus clairement au fil du temps quâelle constitue une impasse. La difficultĂ©, câest que pour poser cette hypothĂšse et voir lâĂ©clairage quâelle peut apporter aux romans de la RĂ©volution tranquille â et Ă la RĂ©volution tranquille elle-mĂȘme â, il faut faire lâeffort dâaborder les Ćuvres en oubliant le discours qui les prĂ©cĂšde, Ă partir de ce quâelles nous montrent, mais que ne permet pas de voir et mĂȘme que cache le point de vue Ă partir duquel nous avons lâhabitude critique de les lire. Certes, face Ă tout ce qui sâĂ©tait Ă©crit jusque-lĂ , les Ćuvres des annĂ©es 1960 ont indĂ©niablement quelque chose de souverain qui rejoint lâesprit de la RĂ©volution tranquille : leurs auteurs ne sâinquiĂštent dâaucune autoritĂ© venue du passĂ©, ne craignent aucune forme dâinnovation et de libĂ©ration, que ce soit par lâusage du joual, le recours Ă des intrigues dĂ©bridĂ©es ou lâinvention de jeux narratifs de toutes sortes. Mais si cette souverainetĂ© peut se rapporter Ă une volontĂ© gĂ©nĂ©rale de sâouvrir Ă des « temps nouveaux », comme on le chantait alors, elle a aussi une autre explication, qui ne se situe pas du cĂŽtĂ© de la rĂ©volution, mais plutĂŽt de sa tranquillitĂ©. Car la tranquillitĂ© nâest quâun autre nom de lâidylle, une idylle que le roman, cette fois, ne cherche plus Ă combattre, que ce soit par le rĂȘve, la fuite ou lâattente, quâil nâessaie plus de dĂ©passer ou de percer, mais quâil reconnaĂźt, au contraire, quâil accepte et, pour tout dire, Ă laquelle il sâabandonne.
Lâabandon Ă lâidylle constitue â câest lâidĂ©e que jâaimerais exposer dans ce chapitre â la grande ligne de force du roman de la RĂ©volution tranquille. En fait, sâil y a « rĂ©volution » pour ce roman, sâil y a « rupture » dans ce quâil fait et reprĂ©sente, celles-ci ne rĂ©sident pas, ou ne rĂ©sident que secondairement dans ses innovations formelles et ses usages nouveaux de la langue, dans ses thĂšmes et ses sujets, bref, dans ce que nous avons coutume de dĂ©finir et de cĂ©lĂ©brer comme sa modernitĂ©. La rĂ©volution du roman quĂ©bĂ©cois des annĂ©es 1960 â rĂ©volution quâon peut dâailleurs dĂ©finir comme une conquĂȘte, puisque ses effets nâont jamais cessĂ© de se prolonger â tient Ă un fait en apparence plus modeste que ces rĂ©novations diverses, mais en rĂ©alitĂ© beaucoup plus profond et dĂ©terminant : son refus de poursuivre la quĂȘte dâaventure qui prĂ©valait jusquâalors ou, si lâon prĂ©fĂšre, le fait que, face Ă cette quĂȘte, il lĂąche prise.
LâidĂ©e dâabandon, jâen conviens, va Ă contresens de tout ce qui nous vient spontanĂ©ment Ă lâesprit lorsque nous pensons aux idĂ©es et aux Ćuvres de la RĂ©volution tranquille. Dans notre imaginaire, nos repĂšres, voire dans nos rĂ©flexes, la cause est entendue depuis longtemps : les annĂ©es 1960 et 1970 marquent lâexact contraire de lâabandon et du lĂącher-prise ; ce sont pour nous, que nous les ayons vĂ©cues ou non, des annĂ©es dâaction et dâentrĂ©e dans lâHistoire, de crĂ©ativitĂ© et de rĂ©alisations sans prĂ©cĂ©dent, de bonds en avant et dâexpĂ©rimentations de toutes sortes. La cause est dâautant plus entendue que ces annĂ©es donnent prĂ©cisĂ©ment le sentiment de lâaventure, quâelles apparaissent comme le but enfin atteint dâune sortie de lâidylle. Câest dâailleurs, on lâa vu, lâinterprĂ©tation quâen propose Pierre Vadeboncoeur dans La DerniĂšre Heure et la premiĂšre. AprĂšs deux siĂšcles dâune « condition extrahistorique » qui lui avait permis de vivre « heureux » et « cachĂ© », « dâune chance rare dans la chronique de lâhumanitĂ© », le QuĂ©bec, Ă©crit-il, accĂšde avec la RĂ©volution tranquille aux « conditions ordinaires de lâhistoire » et, avec elles, Ă lâaventure : « Traditionnellement retranchĂ©s de lâhistoire, il sâagit maintenant de nous lancer dans lâhistoire. »
Mais si Ă©vidente et logique quâait pu apparaĂźtre cette façon de voir dans lâeffervescence et les transformations du moment, et si attachĂ©s que nous y soyons restĂ©s au fil des ans, il nâest pas certain quâelle soit tout Ă fait juste. DĂ©jĂ , les annĂ©es 1940 et 1950 avaient montrĂ© quâon peut trĂšs bien se moderniser (arriver en ville, sâindustrialiser, se mettre au diapason dâune culture et dâune Ă©conomie en voie de mondialisation) tout en continuant de vivre « heureux et cachĂ© », et les annĂ©es 1960, quand on les aborde dans lâoptique du roman, montrent que cette continuitĂ© nâa Ă©tĂ© aucunement Ă©branlĂ©e, quâelle sâest mĂȘme, dâune certaine maniĂšre, renforcĂ©e. Il ne sâagit pas de nier la profondeur des changements vĂ©cus, mais de voir, derriĂšre ces changements ou Ă cĂŽtĂ© de ces changements, ce qui ne se transforme pas, ce qui se poursuit, ce qui reste « tranquille », et que le roman, parce quâil est toujours aux prises avec la rĂ©alitĂ©, permet justement de rĂ©vĂ©ler.
Avant dâaborder les Ćuvres et de voir en quoi consiste cette rĂ©vĂ©lation, il importe de rĂ©pondre Ă une objection que lâon pourrait faire Ă propos de la spĂ©cificitĂ©, ou plus exactement de la non-spĂ©cificitĂ©, du roman quĂ©bĂ©cois des annĂ©es 1960 et 1970. On pourrait soutenir en effet, comme cela a Ă©tĂ© fait, que le renouveau associĂ© au roman de ces annĂ©es-lĂ ne se rapporte pas tant Ă la RĂ©volution tranquille ou Ă quoi que ce soit de local quâau grand mouvement de transformation et dâexpĂ©rimentation artistiques survenu de façon gĂ©nĂ©rale en Occident tout au long du XXe siĂšcle et particuliĂšrement Ă partir des annĂ©es 1950. MĂȘme si câĂ©tait sur un mode qui leur Ă©tait propre, les romanciers quĂ©bĂ©cois nâauraient pas fait autre chose, fonciĂšrement, que ce que les romanciers partout ailleurs faisaient dĂ©jĂ depuis longtemps et continuaient de faire, soit remettre en question le roman dit traditionnel, en particulier sa conception rĂ©aliste de lâintrigue et des personnages. La diffĂ©rence, câest que, parti dâune forme particuliĂšrement peu moderne, le roman quĂ©bĂ©cois serait arrivĂ© Ă cette remise en question de façon quasi instantanĂ©e : tel un marathonien qui, en un sprint inattendu, aurait rejoint tous les coureurs devant lui, il aurait comblĂ©, en quelques miraculeuses annĂ©es, le « retard » esthĂ©tique et thĂ©matique dont il souffrait jusque-lĂ .
LâidĂ©e du retard comblĂ© suppose toutefois que le sens de la marche ait Ă©tĂ© le mĂȘme pour tous, câest-Ă -dire que le renouveau procĂ©dait de la mĂȘme question ou du mĂȘme problĂšme et visait le mĂȘme rĂ©sultat. Or rien nâest moins sĂ»r. Si le roman quĂ©bĂ©cois des annĂ©es 1960 et 1970 a partagĂ©, par certains aspects, lâĂ©volution gĂ©nĂ©rale du roman, français notamment, il ne le faisait pas depuis les mĂȘmes prĂ©misses. Le cas du nouveau roman illustre de façon exemplaire cette diffĂ©rence de point de dĂ©part. Comme lâexprime bien lâidĂ©e de « soupçon » convoquĂ©e par Nathalie Sarraute pour en dĂ©finir lâesprit, le nouveau roman marquait lâexpression dâun sentiment dâĂ©puisement face Ă tout ce que le roman avait explorĂ© jusque-lĂ , dâune lassitude face aux personnages quâil lançait dans le monde et dont il suivait, comme autant dâĂ©nigmes, les ironies et les avanies. On connaĂźt la cĂ©lĂšbre formule de Jean Ricardou voulant que, « dĂ©sormais », le roman ne soit plus « lâĂ©criture dâune aventure, mais lâaventure dâune Ă©criture ». Elle rĂ©sume parfaitement la situation : le nouveau roman est un roman dâĂ©crivains (et de lecteurs) revenus de trop dâintrigues et de rĂ©cits, de trop dâactions Ă suivre et Ă dĂ©crire, de trop de reportages, et qui aspirent Ă un changement de rĂ©gime : lâaventure ne viendra plus des alĂ©as du monde, mais de lâĂ©criture. Le roman de la RĂ©volution tranquille nâopĂšre pas, ne peut pas opĂ©rer depuis la mĂȘme lassitude. Il nâest pas fatiguĂ© de lâaventure â comment pourrait-il lâĂȘtre, alors quâelle sâest toujours dĂ©robĂ©e au roman avant lui ? â, il est, et câest trĂšs diffĂ©rent, fatiguĂ© dâavoir Ă la chercher. La rupture esthĂ©tique quâil constitue est en cela singuliĂšre, et sa trajectoire, en regard de celles dessinĂ©es par les Ćuvres du grand contexte, est une trajectoire distincte. Cela nâempĂȘche pas quâil y ait convergence et, Ă certains Ă©gards, superposition avec dâautres tracĂ©s, mais au lieu de rattrapage, il me paraĂźt plus juste de parler dâune rencontre Ă©phĂ©mĂšre. Une rencontre qui explique pourquoi ce qui est souvent considĂ©rĂ© comme lâentrĂ©e, avec les Ćuvres phares des annĂ©es 1960, du roman quĂ©bĂ©cois dans le grand contex...