Entre Terre et Ciel
eBook - ePub

Entre Terre et Ciel

Une éthique pour l'odyssée de l'espace

Jacques Arnould

Partager le livre
  1. 206 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

Entre Terre et Ciel

Une éthique pour l'odyssée de l'espace

Jacques Arnould

DĂ©tails du livre
Aperçu du livre
Table des matiĂšres
Citations

À propos de ce livre

« Pourquoi l'Ă©thique devrait-elle prĂ©occuper particuliĂšrement les agences spatiales et les industries? Bien sĂ»r, le comportement Ă©thique devrait ĂȘtre une prĂ©occupation majeure pour nous tous dans toutes les professions, mais en raison de la nature particuliĂšre des activitĂ©s spatiales - leurs dĂ©penses, leur danger, leur visibilitĂ© publique, leurs dĂ©fis et leurs opportunitĂ©s uniques – l'espace et la rĂ©flexion Ă©thique doivent aller de pair. » Il faut prendre au sĂ©rieux ce que Jim Dator dit de la nĂ©cessitĂ© d'associer l'espace et l'Ă©thique. Lorsque nous nous sommes rencontrĂ©s Ă  Valparaiso en 2000, durant la session d'Ă©tĂ© de l'International Space University (ISU), il proposait Ă  ses Ă©tudiants de rĂ©flĂ©chir aux questions Ă©thiques que peut poser l'exploration de l'espace: je me souviens qu'il les interrogeait sur l'opportunitĂ© d'informer les astronautes d'une navette spatiale au cas oĂč une catastrophe majeure les menacerait, une catastrophe dont seul le contrĂŽle terrestre aurait eu connaissance. L'accident de la navette Columbia a eu lieu deux ans et demi plus tard. Le professeur Dator m'a ensuite associĂ© Ă  cet enseignement: sous diverses formes, j'ai proposĂ© Ă  mon tour de sensibiliser les Ă©tudiants de l'ISU aux enjeux Ă©thiques des activitĂ©s spatiales, au cours des sessions d'Ă©tĂ© ou des enseignements de master. J'ai eu et je continue Ă  avoir l'occasion d'intervenir sur le mĂȘme sujet dans d'autres lieux acadĂ©miques (universitĂ©s, Ă©coles d'ingĂ©nieurs), en France et en dehors de France. Mon expĂ©rience n'est pas celle de Jim Dator: cet enseignant et chercheur de l'universitĂ© d'HawaĂŻ a dĂ©veloppĂ© une rĂ©flexion extrĂȘmement poussĂ©e dans le champ des relations entre l'espace et les sociĂ©tĂ©s humaines, Ă  partir de son expertise qui porte sur le futur social et politique de nos sociĂ©tĂ©s, sur les utopies ou encore sur le rĂŽle des mĂ©dias. J'ai pour ma part acquis une compĂ©tence et une expĂ©rience plus pratiques au sein du Centre national d'Ă©tudes spatiales (CNES), l'agence spatiale française, oĂč j'occupe depuis 2001 le poste d'expert Ă©thique; c'est cette expĂ©rience dont je fais part aux Ă©tudiants et aux publics auxquels je m'adresse. Je cherche Ă  leur montrer comment, loin d'ĂȘtre inutile ou mĂȘme gĂȘnante pour les activitĂ©s spatiales, l'Ă©thique peut au contraire leur fournir un soutien aussi bien comme dĂ©marche d'intelligence collective au sein des communautĂ©s d'acteurs spatiaux que d'information auprĂšs des citoyens de nos pays qui restent aujourd'hui encore (et sans ignorer l'Ă©mergence du NewSpace) les principaux contributeurs aux activitĂ©s spatiales. Je cherche aussi Ă  leur montrer comment l'espace offre Ă  l'humanitĂ© de singuliĂšres occasions pour s'interroger sur elle-mĂȘme, sur ses inspirations, ses attentes, ses craintes. GrĂące Ă  l'espace, notre humanitĂ© continue Ă  grandir. VoilĂ  qui mĂ©rite toute notre attention.

Foire aux questions

Comment puis-je résilier mon abonnement ?
Il vous suffit de vous rendre dans la section compte dans paramĂštres et de cliquer sur « RĂ©silier l’abonnement ». C’est aussi simple que cela ! Une fois que vous aurez rĂ©siliĂ© votre abonnement, il restera actif pour le reste de la pĂ©riode pour laquelle vous avez payĂ©. DĂ©couvrez-en plus ici.
Puis-je / comment puis-je télécharger des livres ?
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptĂ©s aux mobiles peuvent ĂȘtre tĂ©lĂ©chargĂ©s via l’application. La plupart de nos PDF sont Ă©galement disponibles en tĂ©lĂ©chargement et les autres seront tĂ©lĂ©chargeables trĂšs prochainement. DĂ©couvrez-en plus ici.
Quelle est la différence entre les formules tarifaires ?
Les deux abonnements vous donnent un accĂšs complet Ă  la bibliothĂšque et Ă  toutes les fonctionnalitĂ©s de Perlego. Les seules diffĂ©rences sont les tarifs ainsi que la pĂ©riode d’abonnement : avec l’abonnement annuel, vous Ă©conomiserez environ 30 % par rapport Ă  12 mois d’abonnement mensuel.
Qu’est-ce que Perlego ?
Nous sommes un service d’abonnement Ă  des ouvrages universitaires en ligne, oĂč vous pouvez accĂ©der Ă  toute une bibliothĂšque pour un prix infĂ©rieur Ă  celui d’un seul livre par mois. Avec plus d’un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu’il vous faut ! DĂ©couvrez-en plus ici.
Prenez-vous en charge la synthÚse vocale ?
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l’écouter. L’outil Écouter lit le texte Ă  haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l’accĂ©lĂ©rer ou le ralentir. DĂ©couvrez-en plus ici.
Est-ce que Entre Terre et Ciel est un PDF/ePUB en ligne ?
Oui, vous pouvez accĂ©der Ă  Entre Terre et Ciel par Jacques Arnould en format PDF et/ou ePUB ainsi qu’à d’autres livres populaires dans Philosophie et Philosophie et Ă©thique en sciences. Nous disposons de plus d’un million d’ouvrages Ă  dĂ©couvrir dans notre catalogue.

Informations

Année
2020
ISBN
9781925438475

Chapitre 1 :

Espaces multiples

La poudre noire est probablement l’une des inventions chinoises les plus cĂ©lĂšbres, avec le sismographe, la boussole ou encore l’imprimerie : elle a Ă©tĂ© utilisĂ©e pour la premiĂšre fois en 919 comme agent dĂ©tonnant et en 970 comme agent propulsif. Au XVIe siĂšcle, lorsque le mandarin Wang Hou imagine d’y recourir pour dĂ©coller du sol, il ne possĂšde pas de solution technique satisfaisante pour allumer simultanĂ©ment les 47 fusĂ©es de sa machine volante, dotĂ©e Ă©galement de deux cerfs-volants. Il fait donc appel Ă  47 esclaves, chargĂ©s d’enflammer chacun une fusĂ©e. L’un d’entre eux met malencontreusement le feu Ă  la machine volante de Wang Hou : le mandarin meurt brĂ»lĂ© et, au lieu de rejoindre effectivement le ciel, entre dans la lĂ©gende de l’exploration de l’espace. Les ingĂ©nieurs et les dignitaires chinois qui, en novembre 1999, procĂšdent au lancement du premier vaisseau habitable chinois depuis le dĂ©sert de Gobi connaissent l’histoire de leur lointain prĂ©curseur ; ils savent aussi que, dans la course Ă  l’espace, ils ont Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©s par d’autres nations : les premiers « fils du Ciel » de l’époque moderne ne sont pas les descendants des empereurs de Chine, mais sont tous nĂ©s en Occident, qu’ils soient russes ou amĂ©ricains.
Il faut prendre la mesure de ce simple constat historique : nous ne pouvons pas nous interroger sur les raisons d’ĂȘtre, les motivations et les conditions de nos entreprises d’exploration et d’utilisation de l’espace sans tenir compte de la diversitĂ© des modes d’apprĂ©hension, de comprĂ©hension, de reprĂ©sentation du ciel, vĂ©hiculĂ©s par nos cultures, d’hier et d’aujourd’hui. Il n’y a pas un seul espace, mais plusieurs.

Ciel sacré

Une chose est certaine : pas une seule des cultures humaines n’a ignorĂ©, n’ignore aujourd’hui la voĂ»te cĂ©leste. L’archĂ©oastronomie en trouve des traces parmi les premiers vestiges humains, aux parois des cavernes prĂ©historiques ou sur des objets taillĂ©s, gravĂ©s. Les reprĂ©sentations de la Lune ou des PlĂ©iades dans la grotte de Lascaux en France sont vieilles de plus de 15 000 ans. Le disque de Nebra, dĂ©couvert en Saxe allemande Ă  la fin du XXe siĂšcle, fait de bronze et d’or, daterait de 1600 av. J.-C. : il reprĂ©sente la Lune, le Soleil et probablement les PlĂ©iades . . .
Faut-il rechercher plus tĂŽt encore les racines d’un tel intĂ©rĂȘt, autrement dit dans le terroir biologique et animal d’oĂč notre espĂšce a Ă©mergĂ© ? Le hurlement nocturne du loup a donnĂ© naissance Ă  nombreuses lĂ©gendes ; l’explication est pourtant simple : en relevant la tĂȘte, l’animal augmente la puissance et la diffusion de sa vocalisation ; la prĂ©sence de la Lune n’y est probablement pour rien. Faut-il pour autant nier l’effet des variations lumineuses et donc cĂ©lestes sur les ĂȘtres les plus « simples », dĂšs lors qu’ils possĂšdent quelque capteur photosensible ? Qui nous dit que certains de nos cousins primates ne lĂšvent pas eux aussi les yeux vers le ciel pour jouir de sa lumineuse mais froide beautĂ©, pour laisser creuser dans leur conscience animale la prĂ©sence d’un ailleurs, d’un autre monde, d’autres ĂȘtres, semblables ou diffĂ©rents d’eux ? Laissons cette question aux biologistes et aux Ă©thologues en tous genres ; il nous suffit ici de constater que le ciel a toujours fascinĂ© les humains.
J’utilise le mot de fascination pour dĂ©signer le double mouvement d’attrait et de rejet, le double sentiment de bonheur et d’angoisse, de paix et d’effroi que l’esprit humain peut Ă©prouver au spectacle de la voĂ»te cĂ©leste. C’est le sentiment qu’éprouvaient les Égyptiens lorsqu’ils se reprĂ©sentaient la dĂ©esse Nout, dont le corps constellĂ© d’étoiles est arquĂ© au-dessus de la Terre, dont le rire provoque le tonnerre et les larmes la pluie. Chaque soir, la dĂ©esse avale le soleil pour lui redonner naissance chaque matin. Ainsi Nout est-elle la protectrice des vivants et des morts : la tradition Ă©gyptienne la compare Ă  la truie qui dĂ©vore ses propres petits. Pouvons-nous aujourd’hui prĂ©tendre ne plus subir pareille fascination, parce que nous possĂ©dons les moyens d’observer les recoins les plus Ă©loignĂ©s de notre univers, parce que des humains ont foulĂ© de leurs bottes le sol lunaire ? Il suffit de l’annonce d’une Ă©clipse solaire ou de l’information a posteriori du passage d’un astĂ©roĂŻde au voisinage de notre planĂšte pour que les attentes et les peurs les plus ancestrales se rĂ©veillent dans nos esprits scientifiques, rationalistes . . . et religieux. Emmanuel Kant a donc raison d’évoquer la vĂ©nĂ©ration suscitĂ©e par la vue du ciel Ă©toilĂ© : aux yeux des humains, le ciel possĂšde tous les attributs du sacrĂ©.

Cosmos interdit

Au sacrĂ© sont associĂ©es les idĂ©es de sacralisation, d’interdiction et, par opposition, de transgression, de profanation ; le ciel ne leur a pas Ă©chappĂ©. Mais, plus encore que les religions, c’est sans doute Aristote qui a fixĂ© les frontiĂšres les plus solides, les plus infranchissables entre la terre et le ciel (je laisse de cĂŽtĂ© l’enfer). Que la terre occupe le centre de la rĂ©alitĂ© relĂšve de l’expĂ©rience la plus commune : le soleil « se lĂšve » et « se couche » en passant au-dessus de nos tĂȘtes ; les astres tracent des sillons dont le centre se confond apparemment avec notre propre Terre. En l’absence de toute autre donnĂ©e ou de toute autre contrainte, comment penser et dĂ©fendre une idĂ©e diffĂ©rente du gĂ©ocentrisme ? Celui d’Aristote qui a longtemps dominĂ© la pensĂ©e et les cultures en Occident est associĂ© Ă  un strict dualisme.
Si la Terre occupe le centre du monde, en est l’omphalos, le nombril, il n’est pas pour autant un sommet, un emplacement qui confĂšre Ă  celui qui l’occupe la noblesse et le prestige. Il est plutĂŽt un cloaque, le lieu oĂč sont rĂ©unies toutes les impuretĂ©s du monde et, parmi elles, l’espĂšce humaine qui ne se plaĂźt que dans la fange, le chaos et la guerre. Si le Soleil tourne sur sa sphĂšre de cristal Ă  l’instar d’un gigantesque projecteur chargĂ© d’éclairer la scĂšne terrestre, c’est pour que la divinitĂ©, CrĂ©ateur tout puissant ou Grand Architecte, ne perde pas un dĂ©tail, pas un instant de l’humaine comĂ©die. À moins que ces sphĂšres qui portent aussi les planĂštes soient chargĂ©es de cacher au regard des ĂȘtres cĂ©lestes les souillures et les vices qui s’accumulent sur Terre. De cette antique organisation du monde, de cette opposition entre le cosmos (le mot grec dĂ©signe une « belle totalitĂ© ordonnĂ©e ») et la Terre telle qu’Aristote l’a Ă©laborĂ©e puis la tradition philosophique et thĂ©ologique dĂ©fendue jusqu’à l’aube des temps modernes, il convient de ne chercher Ă  exclure aucune des deux interprĂ©tations. Apparemment opposĂ©es l’une Ă  l’autre, elles ont pourtant coexistĂ©, survĂ©cu dans les cultures occidentales, au grĂ© des traditions et des humeurs des Terriens jusqu’au dĂ©but du XVIIe siĂšcle.
Cette comprĂ©hension ou plutĂŽt cette interprĂ©tation cosmique du ciel a pour consĂ©quence d’en interdire l’accĂšs aux humains : pour eux, il n’est pas question de rejoindre les sphĂšres cĂ©lestes, du moins avec leur corps ou durant leur existence terrestre ; seuls les plus sages, les plus saints, les plus spirituels d’entre eux peuvent espĂ©rer y parvenir au terme d’une existence parfaite, ascĂ©tique, bref quasiment angĂ©lique. L’interdiction est tellement efficace qu’elle s’impose mĂȘme Ă  l’imaginaire occidental : les Ɠuvres littĂ©raires relatant le voyage (corporel) d’un ĂȘtre humain dans le ciel sont tellement rares qu’elles ont valeur d’exceptions qui confirment la rĂšgle.
Ailleurs, dans d’autres cultures, si l’influence d’Aristote est absente, les rĂȘves de rejoindre la Lune ne paraissent pas avoir souvent hantĂ© les nuits et les imaginaires. Il y est volontiers question d’ĂȘtres cĂ©lestes, divins qui peuplent le ciel et les astres ou visitent la terre, mais pas d’humains embarquĂ©s dans de cĂ©lestes expĂ©ditions. Le ciel n’est pas toujours interdit, mais il reste nĂ©anmoins inaccessible.
L’échelle cĂ©leste
AllĂ©gorie de l’ascension spirituelle, l’échelle cĂ©leste apparaĂźt dans l’art chrĂ©tien d’Occident dĂšs le IVe siĂšcle et se dĂ©veloppe, tout en se renouvelant, au cours du Moyen Âge. Si elle exprime un fervent dĂ©sir du ciel, elle transmet aussi des Ă©lĂ©ments fondamentaux de la pensĂ©e religieuse mĂ©diĂ©vale. Le monde est crĂ©Ă© par Dieu, selon un processus dualiste de sĂ©paration entre le ciel et la terre ; Ă  la chute morale des ĂȘtres humains (ce qui est appelĂ© le pĂ©chĂ©) correspond le salut offert par le Christ « descendu du ciel » pour que les croyants puissent y retourner ; ce retour est une progression spirituelle par degrĂ©s.
La leçon de l’échelle cĂ©leste est paradoxale : le chemin de l’élĂ©vation est aussi celui de l’abaissement ; la montĂ©e par la contemplation est aussi la descente par la compassion, la charitĂ©. S’ajoute l’idĂ©e que la saintetĂ© n’est pas un Ă©tat donnĂ© d’emblĂ©e Ă  la naissance, mais qu’elle est la consĂ©quence d’une vie de recherche personnelle, nous pourrions dire d’exploration !

L’espace des hommes

En 1543, meurt Nicolas Copernic. L’histoire raconte qu’il a reçu, sur son lit de mort, l’ouvrage dans lequel il dĂ©fend la thĂšse de l’hĂ©liocentrisme : le Soleil, et non la Terre, occuperait le centre du monde. En rĂ©alitĂ©, avant l’ecclĂ©siastique polonais, d’autres penseurs ont Ă©laborĂ© et enseignĂ© des cosmologies hĂ©liocentriques : Philolaos de Crotone, au Ve siĂšcle avant notre Ăšre, HĂ©raclide du Pont au milieu du IVe et Aristarque de Samos peu de temps aprĂšs lui ont dĂ©fendu, mais en vain, une vision hĂ©liocentrique du cosmos. Les astronomies indienne et musulmane vĂ©hiculent Ă©galement l’hĂ©liocentrisme. Dans l’Occident mĂ©diĂ©val, aprĂšs Jean Buridan et Nicole Oresme, le cardinal Nicolas de Cues met aussi en question le gĂ©ocentrisme dominant. « Pourquoi hĂ©siterions-nous plus longtemps, Ă©crit-il, Ă  lui attribuer [Ă  la Terre] une mobilitĂ© s’accordant par sa nature avec sa forme, plutĂŽt qu’à Ă©branler le monde entier dont on ignore et ne peut connaĂźtre les limites ? » Et dans son ouvrage De la docte ignorance, publiĂ© en 1440, il ose affirmer : « La vie, telle qu’elle existe ici-bas sur Terre sous forme d’hommes, d’animaux et de plantes, supposons qu’elle existe, sous une forme plus Ă©levĂ©e, dans les rĂ©gions solaires et stellaires2. » Soixante ans plus tard, LĂ©onard de Vinci Ă©met l’hypothĂšse que la Terre serait un astre de mĂȘme nature que la Lune. Et Giordano Bruno, avant de mourir sur le bĂ»cher Ă  Rome en 1600, parle de mondes et de terres en nombre infini. Pourtant, lorsqu’au dĂ©but de l’annĂ©e 1610 GalilĂ©e publie dans le Sidereus Nuncius, Le Messager cĂ©leste, les rĂ©sultats de ses observations menĂ©es durant le mĂȘme hiver Ă  Padoue Ă  l’aide d’une lunette de sa fabrication, il fait vĂ©ritablement Ɠuvre de rĂ©volutionnaire.
Ses observations (la Lune n’est pas lisse et polie, mais aussi accidentĂ©e et rugueuse que la Terre ; Jupiter est accompagnĂ©e de trois, puis de quatre satellites) lui font comprendre que le monde, qu’il soit terrestre ou cĂ©leste, est partout composĂ© de la mĂȘme matiĂšre, partout rĂ©gi par les mĂȘmes lois. Le monde n’est pas divisĂ© en une Terre et un cosmos ; le monde est unique, composĂ© de mĂȘmes matiĂšres, dirigĂ© par les mĂȘmes lois ; le monde est un univers. Plus rien ne justifie alors que la Terre, notre Terre, en occupe le centre : elle est une planĂšte parmi d’autres, elle tourne avec elles et comme elles autour du Soleil.
À Prague, oĂč il occupe le poste de mathĂ©maticien impĂ©rial Ă  la cour de Rodolphe II, Johannes Kepler confirme les observations et les conclusions de GalilĂ©e : les antiques sphĂšres de cristal sont brisĂ©es ; le monde est un univers dĂ©nuĂ© de toute frontiĂšre et de toute clĂŽture, de tout centre aussi, de toute circonfĂ©rence enfin car il apparaĂźt comme infini. Aucune position, aucun lieu n’accorde Ă  celui qui l’occupe prĂ©Ă©minence ou dĂ©chĂ©ance. L’humanitĂ© n’a plus qu’à digĂ©rer son humiliation ou Ă  se rĂ©jouir de sa rĂ©habilitation. Lorsqu’il rĂ©dige une lettre de soutien au Messager cĂ©leste et aux idĂ©es Ă©mises par GalilĂ©e, Kepler ne se contente pas dĂ©fendre les thĂšses de son collĂšgue italien : en rĂ©alitĂ©, il rĂ©dige « l’acte de conception » de l’astronautique, autrement dit des voyages dans l’espace. Car, il en est convaincu, « il ne manquera certainement pas de pionniers quand nous aurons maĂźtrisĂ© l’art de vol. » Le siĂšcle qui s’est achevĂ© dix ans plus tĂŽt a Ă©tĂ© celui de la dĂ©couverte, de l’exploration et du dĂ©but de la colonisation des AmĂ©riques ; le premier tour du monde a Ă©tĂ© accompli quatre-vingt dix ans plus tĂŽt. Alors, Kepler ne doute pas un instant que la perspective d’un autre Nouveau Monde, cĂ©leste cette fois, suscitera bientĂŽt un Ă©lan semblable parmi les plus audacieux des humains. Aussi la comparaison avec la maĂźtrise de la navigation et les exploits des marins europĂ©ens s’impose Ă  l’astronome : « Qui avait pu penser que la navigation Ă  travers le vaste ocĂ©an se rĂ©vĂ©lerait moins dangereuse et plus tranquille que celle dans les golfes, proches mais menaçants, de l’Adriatique, de la Baltique ou de l’Asie ? » Et Kepler poursuit : « CrĂ©ons des navires et des voiliers appropriĂ©s Ă  l’éther cĂ©leste et beaucoup de ne seront pas effrayĂ©s par ces immensitĂ©s vides.. » Il paraĂźt tout de mĂȘme avoir un doute sur le dĂ©lai nĂ©cessaire Ă  construire les premiers vaisseaux de l’espace ; alors, avec un rĂ©el bon sens, il prĂ©fĂšre ajouter : « Entretemps, nous prĂ©parerons, pour ces courageux voyageurs des cieux, les cartes des corps cĂ©lestes – moi celles de la Lune et vous, GalilĂ©e, celles de Jupiter3. » S’appuyant rĂ©solument sur les observations de son collĂšgue de Padoue et sur leurs communes conclusions, enthousiasmĂ© par la pensĂ©e que l’humanitĂ© pourrait un jour Ă©chapper Ă  sa prison terrestre, Kepler est donc convaincu que, dĂ©sormais, rien ne sera ni trop haut, ni trop loin, pour que l’humain ne dĂ©cide et n’entreprenne de le rejoindre. Confiant aux ingĂ©nieurs la tĂąche d’inventer la navigation vers les astres, l’astronome prĂ©fĂšre se consacrer Ă  l’élaboration des cartes dont pourront se munir les premiers explorateurs et navigateurs du ciel : ce travail de cartographie lui paraĂźt indispensable afin de deviner, de dĂ©couvrir, mĂȘme de loin, les mondes et les Ăźles, les Ă©cueils et les rĂ©cifs que les conquistadors de l’espace rencontreront au cours de leur navigation. Ces cartes doivent mĂȘme susciter l’envie, nourrir l’audace de partir explorer ces mondes encore inconnus. Kepler qui, pour gagner sa vie, pratique l’astrologie en paraĂźt convaincu : le temps oĂč les humains, punis par quelque puissance cĂ©leste de demeurer emprisonnĂ©s sur Terre, se contentent de lire leur destin dans le ciel sera bientĂŽt terminĂ© ; demain, s’enthousiasme-t-il, l’humanitĂ© ira elle-mĂȘme inscrire sa destinĂ©e au milieu des Ă©toiles ! Le ciel n’est plus le seul domaine des anges et des dieux ; le ciel peut devenir l’espace des hommes.

Du rĂȘve Ă  la rĂ©alitĂ©

La rĂ©volution dĂ©clenchĂ©e par GalilĂ©e et Kepler n’a seulement touchĂ© le monde des sciences ; elle n’a pas seulement annoncĂ© les techniques astronautiques qui verront le jour trois siĂšcles et demi plus tard ; elle a aussi libĂ©rĂ© les imaginations : le voyage vers la Lune, vers les Ă©toiles devient le thĂšme de nombreuses Ɠuvres de la littĂ©rature et la culture occidentale. Avant mĂȘme de rĂ©diger sa rĂ©ponse Ă  GalilĂ©e, sa Conversation avec le Messager cĂ©leste, Kepler lui-mĂȘme a Ă©crit une fiction, intitulĂ©e Somnium, seu opus posthumum de astronomia, autrement dit Le Songe ou l’Astronomie lunaire : il Ă©voque un voyage sur une Ăźle mystĂ©rieuse, Levania, autrement dit la Lune. Toutefois, il y est davantage question de sorcellerie, de pouvoir des esprits, d’influence dĂ©moniaque que d’astronomie et d’astronautique . . .
Francis Godwin est volontiers considĂ©rĂ© comme le premier des auteurs modernes Ă  avoir imaginĂ© un voyage sur la Lune : en 1638, il partage dans The Man in the Moon sa vision d’une nature lunaire enchanteresse et d’une humanitĂ© plus rĂ©ussie que la nĂŽtre. Vingt ans plus tard, Cyrano de Bergerac prĂ©sente Les États et Empires de la Lune (1657) puis Les États et Empires du Soleil (1662). En 1765, Marie-Anne de Roumier publie les sept volumes des Voyages de Milord CĂ©ton dans les sept planĂštes qui racontent une vĂ©ritable Ă©popĂ©e astronomique ; en 1835, c’est au tour d’Edgar Poe d’expĂ©dier Hans Pfaal dans la Lune Ă  l’aide d’une nacelle.
Le XIXe siĂšcle marque la fin de l’exploration systĂ©matique du globe terrestre menĂ©e par l’Occident depuis la fin du XVe siĂšcle ; il ne reste plus aux Terriens que le ciel pour assouvir leur curiositĂ©, leur soif d’explorer. D’un exercice littĂ©raire, le voyage spatial devient alors un projet scientifique ; la lunette astronomique, nĂ©e avec le XVIIe siĂšcle, est promue au rang de vĂ©hicule : grĂące Ă  elle et parfois avec une bonne dose d’imagination, les astronomes scrutent la Lune, les planĂštes et les Ă©toiles. Dans la veine de la Conversation de Kepler, ils se chargent de mettre au point une cartographie de la surface de Mars aussi prĂ©cise que celle des cartes terrestres . . . du moins le prĂ©tendent-ils. Angelo Secchi, Giovanni Schiaparelli et Percival Lowell dessinent mĂȘme d’extraordinaires rĂ©seaux de canaux Ă  la surface de la planĂšte rouge : l’imagination n’épargne pas la science, Ă  ses risques et pĂ©rils. Ce XIXe siĂšcle est fascinant : il accueille avec le mĂȘme enthousiasme les Voyages extraordinaires de Jules Verne et les publications de Camille Flammarion. Dans la PluralitĂ© des mondes habitĂ©s, l’astronome et vulgarisateur français affirme que « la Terre n’a aucune prĂ©Ă©minence marquĂ©e dans le systĂšme solaire de maniĂšre Ă  ĂȘtre le seul monde habitĂ©, et que, ...

Table des matiĂšres