CHAPITRE I
Parents et amis sont invités
Ă y assister dâHervĂ© Bouchard:
Ă©crire entre lâappelĂ©e et lâexcĂ©dĂ©
Il nâest pas question de mourir. Il est question de jouer Ă renaĂźtre, dâaller chercher dans le rĂ©cit dâun mort la vĂ©ritĂ© et la vie.
Le prĂȘtre alpiniste
Lâhistoire est simple, voire banale: nous aurions toutes et tous pu la vivre. Parents et amis sont invitĂ©s Ă y assister, drame en quatre tableaux avec six rĂ©cits au centre dâHervĂ© Bouchard est un livre qui raconte la mort, parle Ă partir de deux morts â celle du pĂšre Beaumont, chef de famille dĂ©cĂ©dĂ© soudainement dans sa berceuse, et celle de lâorphelin de pĂšre numĂ©ro six, suicidĂ© Ă vĂ©lo. Drame divisĂ©, comme lâindique son long titre, en quatre tableaux scindĂ©s de six courts rĂ©cits, ce texte aux multiples ruses langagiĂšres met en scĂšne une famille de JonquiĂšre complĂštement dĂ©stabilisĂ©e par ces morts quâelle charrie et autour desquelles elle devra sâorganiser. Le premier tableau de lâopus sâouvre dâailleurs sur la scĂšne dâexposition du corps du pĂšre Beaumont au salon funĂ©raire et prĂ©sente cinq orphelins de pĂšre prĂ©nommĂ©s, selon lâordre de leur naissance, numĂ©ro un, deux, trois, quatre et cinq, ainsi que leur mĂšre, la veuve ManchĂ©e, alors enceinte de lâorphelin de pĂšre numĂ©ro six. Ces personnages, stupĂ©faits par la disparition de lâautoritĂ© de la parole paternelle, seront amenĂ©s au fil du texte Ă se raconter Ă travers lâimpensable de cette expĂ©rience de la perte, se Âconfrontant Ă une Ă©preuve de la parole â chant funĂšbre polyphonique ou notice nĂ©crologique Ă la mĂ©moire problĂ©matique â, nĂ©cessaire Ă la continuation de leur histoire, et ce, pour la suite du monde.
Chez Bouchard, la mort de lâautre sâinscrit Ă mĂȘme les corps des personnages, qui se voient, dĂšs le commencement du livre, tronquĂ©s, altĂ©rĂ©s par cette absence irrĂ©mĂ©diable. Si les orphelins de pĂšre «peuvent ĂȘtre jouĂ©s par un seul et mĂȘme pourvu que sa tĂȘte de seul et mĂȘme sâajuste facilement et rapidement Ă des corps de diffĂ©rentes tailles» (PA, p. 12), leur mĂšre, la veuve ManchĂ©e, femme mal amanchĂ©e, nâest guĂšre moins Ă©prouvĂ©e physiquement que ses fils: sidĂ©rĂ©e par le dĂ©cĂšs subit de son mari, les bras lui en sont littĂ©ralement tombĂ©s, la faisant prisonniĂšre, Ă lâimage dâune PasiphaĂ© des temps modernes, dâune robe de bois que personne nâa encore rĂ©ussi Ă lui enlever et qui lui sert de tuteur comme Ă une plante. Ces corps entravĂ©s, voire grotesques, sont rĂ©unis dĂšs lâouverture du texte autour du cadavre du pĂšre: «Regarde ton pĂšre Beaumont, il est dans la mort, il a ses mains dans la mort, son corps vidĂ© est dans la mort [âŠ] Il est notre mort, sa mort, nous la vivons» (PA, p. 17), dĂ©clare lâorphelin de pĂšre numĂ©ro un, mettant ainsi lâaccent sur cette expĂ©rience de la disparition â de lâautre, mais de soi aussi, par projection partagĂ©e par les membres de la famille Beaumont. La mort, ici, agit dans la vie; «point trou» autour duquel gravite toute lâentreprise narrative de Parents et amis, non seulement elle altĂšre le corps de la veuve et de lâorphelin, mais module Ă©galement leur rapport Ă la parole, faisant apparaĂźtre les trois figures de lâassujettissement qui guideront ma lecture: celle de lâappelĂ©e, des appauvris et de lâexcĂ©dĂ©.
Avec Parents et amis, paru en 2006 au Quartanier, HervĂ© Bouchard a tordu la notion de «genre» et fait entendre une voix novatrice en littĂ©rature quĂ©bĂ©coise dans la mesure oĂč il sâest revendiquĂ© dâune conception singuliĂšre de lâĂ©criture littĂ©raire, chez lui dĂ©finie comme «lâexpression de la parole vivante de lâhomme, laquelle est sans mesure». Je veux ici prĂ©ciser que cette acception ne cherche pas Ă faire de lâĂ©criture une activitĂ© de transcription de la parole orale, mais bien une manifestation esthĂ©tique de ce quâimpose la parole au sujet: ce qui Ă la fois lâassujettit et le fonde. Dans cette perspective, lâune des volontĂ©s fortes du texte de Parents et amis consiste Ă remettre en doute, Ă mĂȘme lâĂ©criture, le «naturel» du parler et Ă casser, inlassablement, lâidĂ©e de cette parole qui nous appartiendrait et que nous pourrions modeler Ă notre guise. Chez Bouchard, comme chez Novarina, parler ne va pas de soi; prendre parole fragilise et assujettit le corps, mais se taire nâest pas une option, exigence de la parole que cherche Ă faire entendre le texte de Parents et amis par une pratique singuliĂšre de lâoralitĂ©:
Câest une forme dâoralitĂ© qui est Ă©videmment trĂšs factice. Câest une oralitĂ© qui est trĂšs Ă©crite, mais qui se dit trĂšs bien. Je ne me rĂ©clame pas dâune oralitĂ© qui veut reproduire le parler, la conversation de la rue. En gĂ©nĂ©ral, je nâaime pas lire les textes en joual, par exemple. Parce que les textes en joual obligent Ă une mĂ©diatisation supplĂ©mentaire. On est obligĂ© de traduire les mots que lâon voit pour les entendre comme on les aurait entendus sâils nâavaient pas Ă©tĂ© Ă©crits. Ăa, je veux me dĂ©faire de ça. Câest pour ça que jâĂ©cris tous les mots la plupart du temps correctement. Ă moins de vouloir une sonoritĂ© particuliĂšre. Câest une oralitĂ© qui ne veut pas reproduire un parler, mais le flot spontanĂ© de la parole. Une parole qui est dâune franchise crue [âŠ]
Bouchard se rĂ©clame ici dâune oralitĂ© qui se situe hors de la dichotomie anthropologique du parler et de lâĂ©crit, une oralitĂ© rejoignant ce que le thĂ©oricien du langage Henri Meschonnic a dĂ©crit comme «un primat du rythme et de la prosodie dans la sĂ©mantique, dans certains modes de signifier, Ă©crits ou parlĂ©s. LâintĂ©gration du discours dans le corps et dans la voix, et du corps et de la voix dans le discours». La prĂ©sĂ©ance que donne au rythme lâoralitĂ© «trĂšs Ă©crite» de Bouchard nĂ©cessite de remettre en doute la dĂ©finition de «lâoral vu comme âsourceâ [et] lâĂ©crit comme [âŠ] figĂ©, [âŠ] qui nâa su quâĂ©tendre lâopposition du signifiant et du signifiĂ© Ă celle du parlĂ© et de lâĂ©crit». «PoĂ©tiquement, lâoral peut ĂȘtre du figĂ© aussi», affirme encore Meschonnic; «lâĂ©crit est confondu avec sa matĂ©rialitĂ© imprimĂ©e», ce qui laisse croire que «lâoral [est] le parlĂ©, que le passage Ă lâĂ©crit [est] la perte de la voix, du geste, de la mimique, de tout lâaccompagnement du corps Ă lâĂ©noncĂ© profĂ©ré». Pourtant, lâoralitĂ© quâinscrit Bouchard dans le texte cherche Ă dĂ©passer cette opposition en instituant le phĂ©nomĂšne de la parole comme plus complexe que le seul fait de parler Ă voix haute, et celui de lâĂ©criture comme trace et tĂ©moin du frayage de la parole dans le corps: «câest une oralitĂ© littĂ©raire, ou Ă©crite; câest une Ă©criture qui parle. Câest une Ă©criture qui produit de la salive, qui fait appel Ă la bouche». LâoralitĂ©, chez Bouchard, nâa donc pas cette vocation joualisante qui tenterait de mimer le parler populaire Ă lâaide dâun travail sur le signifiant â «jâĂ©cris tous les mots la plupart du temps correctement» â, mais dĂ©sire plutĂŽt approcher le statut et la source, le «flot spontané» de la parole au moyen de ruses rythmiques dont je reparlerai bientĂŽt mais que je peux dĂ©jĂ dĂ©cliner sous quatre formes principales: celle de la rĂ©plique, de la rĂ©pĂ©tition, de la translation et, la derniĂšre mais non la moindre, celle de la liste.
Une parole qui engendre les corps
Câest parle ou meurs, il nây a pas dâalternative.
Hervé Bouchard
PlacĂ©e face Ă lâĆuvre, je nâai dâautre choix que dâenvisager Parents et amis comme un texte qui pose dâentrĂ©e de jeu lâĂ©nigme de sa forme, en donnant Ă lire un drame constituĂ© de quatre tableaux entrecoupĂ©s en leur centre par six rĂ©cits racontĂ©s par diffĂ©rents personnages et supposant donc une rupture hautement narrative dans le registre dâĂ©nonciation dramatique. Comment concevoir cette dĂ©finition? LâĆuvre est-elle un texte thĂ©Ăątral, un drame Ă proprement parler? Si oui, que faire de ces six rĂ©cits, autonomes les uns des autres, qui viennent en interrompre lâexposition et rendre impossible, considĂ©rant leur caractĂšre plus narratif, une mise en scĂšne fidĂšle et intĂ©grale du texte? Bouchard confirme dâailleurs lâintentionnalitĂ© du brouillage alors quâil admet, dans une causerie Ă©crite accordĂ©e Ă lâessayiste et psychanalyste JosĂ© Morel Cinq-Mars, avoir eu lâexacte intention «de faire un drame en quatre tableaux avec six rĂ©cits au centre, de mĂȘler encore les genres narratif, poĂ©tique et dramatique, sachant bien [quâil] faisai[t] une piĂšce injouable, un roman thĂ©Ăątral plutĂŽt». Parents et amis nâest donc pas un texte thĂ©Ăątral demandant la venue dâacteurs et de metteurs en scĂšne pour dĂ©ployer toute son envergure, et le rĂ©duire Ă cette dĂ©finition afin de dĂ©chiffrer sa complexitĂ© serait rĂ©gler trop vite lâeffraction du genre commise par lâĆuvre, car celle-ci nâa pas Ă©tĂ© Ă©crite spĂ©cialement pour la scĂšne. Par ailleurs, accoler au texte la simple Ă©tiquette de rĂ©cit serait faire fi de lâabondante et signifiante prĂ©sence des codes thĂ©Ăątraux que sont personnages, acteurs, figurants, didascalies et tableaux, codes nâayant vraisemblablement pas Ă©tĂ© convoquĂ©s par hasard. ValĂšre Novarina affirmerait sans hĂ©siter quâil sâagit dâun thĂ©Ăątre des paroles â quâil appelle aussi thĂ©Ăątre utopique ou thĂ©Ăątre des oreilles â, procĂ©dĂ© dâĂ©criture au cĆur duquel les codes de la thĂ©ĂątralitĂ© occupent une place prĂ©dominante, mais mĂ©taphorique, leur permettant ainsi dâagir sur lâĂ©volution du texte tout en Ă©ludant les contraintes liĂ©es Ă une mise en scĂšne rĂ©elle.
Le thĂ©Ăątre des paroles novarinien englobe donc lâensemble de ces piĂšces problĂ©matiques «dont les dimensions, le nombre de protagonistes, les indications scĂ©niques interminables et abstraites empĂȘchent normalement toute reprĂ©sentation, confinant de ce fait leur existence au seul livre, dont les pages deviennent alors la scĂšne virtuelle». Dans cette optique, lâappartenance de Parents et amis au thĂ©Ăątre des paroles me permettra de rĂ©flĂ©chir Ă la dĂ©finition de lâacteur hors de son seul mĂ©tier de comĂ©dien, celui qui demande de monter sur les planches du thĂ©Ăątre. Mais pour le moment, je chercherai Ă comprendre comment la fracture travaillĂ©e et volontaire du genre dont se rĂ©clame lâĆuvre de Bouchard permet de brouiller et de dĂ©placer les mĂ©canismes de reprĂ©sentation du corps des personnages en dĂ©finissant ceux-ci Ă lâextĂ©rieur de la stabilitĂ© de lâimage.
Dans son ouvrage PoĂ©tique du drame moderne, lâessayiste et homme de thĂ©Ăątre français Jean-Pierre Sarrazac souligne la nĂ©cessitĂ© encore vitale de penser le texte dramatique moderne dans le rapport Ă©troit et nĂ©cessaire quâil entretient avec son «devenir scĂ©nique: ce qui, en lui, en appelle au thĂ©Ăątre, Ă la scĂšne. Au point mĂȘme que ce qui fait lâenjeu du texte, Ă savoir le drame [âŠ], peut devenir second par rapport Ă son existence scĂ©nique». Que faire, dĂšs lors, de la piĂšce Parents et amis qui, si elle avait Ă inclure les soixante-dix-neuf pages des rĂ©cits du centre en son sein, perdrait assurĂ©ment de sa cohĂ©rence lors de sa reprĂ©sentation devant public? Câest la question de la reprĂ©sentation, dâabord dans son acception thĂ©Ăątrale, qui sâimpose ici: comment faire tenir sur scĂšne, comment reprĂ©senter ce texte de thĂ©Ăątre qui nâen est pas un? Mon dĂ©sir nâest pas de cerner la forme que pourrait revendiquer une mise en scĂšne idĂ©ale de Parents et amis, mais bien de mâinterroger sur la maniĂšre dont le statut hybride de lâĆuvre influence lâexercice de reprĂ©sentation dans le texte; lâimage mentale. Comment reprĂ©senter ce thĂ©Ăątre oĂč les corps des personnages ne sont dĂ©finis que par les Ă©nonciations qui les peignent et les Ă©clairent, celles des autres et les leurs propres? Ă cet Ă©gard, la toute premiĂšre didascalie nous informe dâemblĂ©e dâun dĂ©tournement dans la reprĂ©sentation classique, descriptive, des corps en prĂ©sence, dessinant ceux-ci de maniĂšre Ă mettre en doute tout processus dâimagerie stable et concret, positif, que pourrait sâen faire le lecteur:
Lâorphelin de pĂšre numĂ©ro six passe le premier tableau dans le ventre de la veuve ManchĂ©e. Lâacteur dĂ©guisĂ© en orphelin de pĂšre numĂ©ro six cachĂ© dans le ventre de la veuve ManchĂ©e, il ne doit pas dĂ©passer. Aussi la veuve porte-t-elle une robe de graisse jusquâaux genoux. Si la veuve ManchĂ©e sâappelle la veuve ManchĂ©e, câest quâelle est ManchĂ©e. Si elle est ManchĂ©e, câest quâon ne voit pas ses bras, câest quâelle manque de sous, câest quâelle est en morceaux, câes...